Par José Arregi
Durant de paisibles jours de vacances dans un petit village de La Rioja, parmi les verts vignobles et chaumes dorés inondés de lumière et de paix, j’ai lu “Le Royaume” d’Emmanuel Carrère, que d’aucuns considèrent comme l’écrivain français le plus éminent aujourd’hui.
Dans l’ouvrage se mêlent l’autobiographie de l’auteur et l’histoire des origines du christianisme, tissée autour de Paul et de Luc. Même si beaucoup de ses pages peuvent s’avérer lourdes, c’est un ouvrage fascinant pour quelqu’un qui, comme moi, sent dans son esprit et ses entrailles les profondes transformations que la culture actuelle appelle de la part du langage et des institutions chrétiennes traditionnelles. On peut contester certaines de ses thèses sur Jésus et sur Paul, ou regretter un certain défaut de rigueur scientifique, mais je n’entrerai pas dans ce débat. Ce qui m’intéresse surtout c’est le récit de son cheminement vital, en raison du défi radical qu’il pose au chrétien du XXe siècle.
En 1990, l’auteur traversait une profonde crise personnelle, allant jusqu’à envisager le suicide. Et il chercha refuge dans le christianisme (comment le lui reprocher ?). Un jour, durant la messe, il entendit les paroles que le Jésus de l’Évangile de Jean adresse à Simon Pierre: “… quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller. » Elles le touchèrent dans l’âme comme une révélation. Un autre te conduira plus loin. Un autre parviendra à te mettre debout et à te faire poursuivre ta route, quand tu n’en pourras plus, quand tu te sentiras perdu. Et tu apprendras à tout accepter et à être libre de tout. Mais qui donc est cet “Autre” ?
Les traditions mystiques, y compris chrétienne, l’ont interprété comme Aboutissement et Source de notre être et de toute réalité, le Non-Autre du monde, ni identique au monde ni séparé de lui, au-delà de tout schéma de dualité et d’unité. Les religions “théistes”, y compris chrétienne, l’ont dénommée “Dieu” et l’ont conçu comme une entité suprême, comme une divinité masculine planant au-dessus du monde et de la vie et régissant de l’extérieur sa destinée. Il n’est que de lui obéir. C’est La Vérité: il n’est que de la croire fermement, y compris à l’encontre de sa raison.
C’est ainsi que le comprit Emmanuel Carrère en 1990. Il crut fermement que Dieu ressuscita Jésus, et lui seul. Que Jésus est l’unique Christ, Seigneur, Fils de Dieu, fait chair dans les entrailles d’une mère vierge, mort pour nos péchés. Qu’il est l’unique Sauveur et la Vérité unique. Croyez-le et laissez-vous conduire docilement. Et pour cela, croyez en l’Église que Christ fonda et laissez-vous conduire aveuglément par elle. L’auteur crut aveuglément.
Mais bientôt les doutes l’assaillirent, comme cela est inévitable chez toute personne intelligente et honnête, et Carrère l’est. Il résista péniblement à ses doutes durant un temps : le dogmatisme était le prix de la certitude et du réconfort. Mais au bout de trois ans il ne parvint plus à refréner sa raison avec toutes ses questions et ses doutes. À mesure qu’il se sentait plus sûr de lui il osa remettre en cause tout l’édifice dogmatique et ecclésiastique du christianisme. Il se sentit libre pour scruter le mystère de Jésus et le Royaume de Dieu qu’il annonça, par-delà toute institution. Le Royaume est en effet l’inversion des valeurs et des vérités établies. Le contraire de la vérité n’est pas le mensonge, mais la certitude.
C’est ainsi qu’il se déconvertit de son christianisme dogmatique. Aujourd’hui il se dit – à nouveau ? – “agnostique”, “pas même suffisamment croyant pour être athée”. Il fait du Yoga et du Taï-Chi, pratique la méditation. Il croit en la bonté, et “que rien ne vaut en dehors de la bonté”. Continue-t-il d’être encore chrétien ? Tout dépend de ce que l’on entend par chrétien. Pour lui, “le christianisme c’est se rapprocher le plus possible de ce qu’il y a de plus pauvre et de plus vulnérable dans le monde et en nous-mêmes”. Un point c’est tout. Jésus ne dirait-il pas aussi “un point c’est tout” ?
Être disciple de Jésus, le prophète innovateur, ne requiert-il pas aujourd’hui de nous déconvertir d’un christianisme religieux propre à d’autres temps ? Jésus ne nous appelle-t-il pas à nous sentir libres y compris de ses propres idées et pratiques religieuses, à être fidèles à son élan rénovateur, au Royaume ou à la Trame de sa vie, pour que l’Évangile continue encore aujourd’hui d’ouvrir le cœur à la bonté, l’esprit au Mystère, le monde à la nouveauté ?
Traduit de l’espagnol par Peio Ospital
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Présentation du livre par Par Nathalie Crom (Télérama)
Entre péplum et exégèse, cette histoire des premiers temps du christianisme ébranle autant qu’elle passionne.
« La conscience de l’écrivain doit être tranquille, dès qu’il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible », écrivait Ernest Renan dans son Histoire des origines du christianisme. Complétant la citation de l’oublié Renan, qui a constitué l’une de ses références majeures dans l’écriture de ce Royaume, Emmanuel Carrère précise dans le livre que son ouvrage à lui se déploie plutôt sur le territoire du « pas impossible ». Manière de rappeler que, si Le Royaume s’empare bel et bien de l’Histoire, de ces débuts de la chrétienté sur lesquels Renan s’était naguère penché en historien, Carrère, lui, s’y consacre en écrivain avant tout. Ayant certes engrangé sur son sujet, de façon studieuse, une somme impressionnante de connaissances, consulté les exégèses savantes, les interprétations érudites et contradictoires, mais s’octroyant toujours le droit, et même s’imposant le devoir, l’impératif de poser, afficher, déplier ses propres hypothèses — sinon, à quoi bon ? Cela ne fait pas pour autant du Royaume un roman historique, non plus qu’une somme purement spéculative, mais un de ces ouvrages singuliers et passionnants dont Emmanuel Carrère a le secret, depuis qu’il y a quinze ans il a abandonné la fiction. Un livre dont il vaut mieux renoncer d’emblée à tenter de préciser le genre. Un récit rocambolesque, mêlé d’aveu, d’enquête, de méditation, dans lequel l’auteur s’avère omniprésent, tout ensemble narrateur assumé, protagoniste impliqué, exégète à son tour et à sa façon subjective et roborative.
Même après l’avoir dévoré, en partie digéré, on demeure stupéfait par l’ampleur du projet — et sa réussite. Résumons-le ainsi : raconter la naissance de l’Église à travers l’histoire des premières communautés chrétiennes, au lendemain de la mort de Jésus, et spécialement les destins de l’apôtre Paul et de l’évangéliste Luc ; tenter de saisir de quelle nouveauté inouïe était porteur le message chrétien pour l’homme d’il y a deux mille ans, et de comprendre l’extraordinaire écho qu’a rencontré ce message. Tout cela enchâssé dans une réflexion personnelle, Carrère l’agnostique, aujourd’hui plutôt versé dans le yoga et la méditation, ayant traversé il y a vingt-cinq ans une crise mystique qui lui est aujourd’hui très énigmatique, voire contrariante — « que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fées », voilà qui le sidère d’autant plus qu’il fut, durant quelques années, un de ces crédules prêts à avaler cette sombre histoire d’un Dieu sacrifiant son fils pour mieux lui permettre de ressusciter…
Il est loin de cela, le Carrère qui, dans Le Royaume, s’efforce de comprendre cette parenthèse de son existence, cette crise mystique dont témoignent les dizaines de carnets qu’il avait noircis alors, lisant assidûment et commentant l’Évangile selon saint Jean : « Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement, qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse […]. J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. »
Pour nous rendre contemporains les premiers chrétiens, les lieux où ils vécurent, la culture juive ou grecque ou autre dont ils étaient issus, leurs convictions nouvelles, leurs chefs de file…, l’une des manières d’Emmanuel Carrère est d’user de comparaisons et d’anachronismes réfléchis. Le plus récurrent de ces rapprochements consistant à comparer l’Église balbutiante, ses querelles de chefs et de chapelles, aux dissensions tant personnelles qu’idéologiques au sein du Soviet suprême dans l’URSS post-Lénine — sans doute parce que le communisme fut bel et bien cette « religion séculière » que pointait Raymond Aron. Une autre arme de l’écrivain, dont il use en virtuose : incarner cette religion naissante dans quelques personnages auxquels il s’attache — et nous attache infiniment. Paul, donc, le juif persécuteur des tout premiers disciples de Jésus, mystérieusement converti sur la route de Damas et devenu un « fou furieux » de Dieu, de la foi. Et, dans ses pas, un médecin grec qui est son exact contraire, Luc, futur évangéliste et sans doute auteur des Actes des Apôtres. Luc, en qui Carrère se reconnaît, car voici « un homme qui pense que la vérité a toujours un pied dans le camp adverse […]. Un homme pour qui le drame, mais aussi l’intérêt de la vie, c’est que, comme le dit un personnage de La Règle du jeu, tout le monde a ses raisons et aucune n’est mauvaise ».
Au fil des quelque six cents pages du Royaume, le cheminement de la pensée de Carrère embrasse mille sujets, convoque maints personnages — Le Royaume est bel et bien un péplum, une reconstitution aux décors grandioses et aux figurants par milliers. Il s’y montre érudit, ironique, trivial, réfléchi, bouleversant. Lorsqu’il évoque la Source Q, par exemple, cette sorte d’Évangile d’avant les Évangiles, recueil de propos du Christ — « Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que, même sans y croire, […] s’il existe une boussole pour savoir si à chaque instant de la vie on fait ou non fausse route, elle est là. » Les moments les plus troublants de son enquête se situent quand, s’interrogeant sur la fortune ultérieure de cette religion chrétienne qu’il regarde naître, Carrère pointe, au cœur du christianisme, dans le message de Paul, « quelque chose d’essentiel et de tragique », qui ne séduit pas, mais qui sidère : « Stoïciens et bouddhistes croient au pouvoir de la raison et ignorent ou relativisent les abîmes du conflit intérieur. Ils pensent que le malheur des hommes est l’ignorance et que si on connaît la recette de la vie heureuse, eh bien il ne reste plus qu’à l’appliquer. Quand Paul, à l’opposé de toutes les sagesses, dicte cette phrase fulgurante : “Je ne fais pas le bien que j’aime, mais le mal que je hais”, quand il dresse ce constat, que Freud et Dostoïevski n’ont pas fini d’explorer et qui n’a pas fini de faire grincer des dents tous les nietzschéens d’opérette, il sort complètement du cadre de la pensée antique. »
Il ne faudrait pas croire qu’en ces instants l’agnosticisme de Carrère vacille jusqu’à en être renversé — non, il observe simplement ce « quelque chose d’essentiel et de tragique », et sur lui fonde un grand livre.
Source : http://www.telerama.fr/livres/le-royaume,116004.php
Habituellement, je n’aime pas entreprendre la lecture d’un livre de 600 pages, mais j’ai lu le Royaume de’Emmanuel Carrère, et je l’ai trouvé passionnant.
Ce qu’il analyse de lui -même, et qui peut rejoindre nos expériences personnelles de chrétiens de la fin du XX° siècle et du début du XXI° est plein de richesse.
D’autre part, il nous rend proche l’Eglise des débuts, et s’il y a certainement de l’interprétation dans sa façon de voir, n’y en a-t-il pas dans les évangiles acceptés comme canoniques par l’Eglise institution ?
En tant que membre de NSAE, je vous le recommande fortement comme lecture de vacances !
Annie Grazon