« Hier encore on a fermé une usine, alors qu’en face on construit une prison »
Par Les lucioles du doc
Sorti il y a presque quinze ans, en 2003, La raison du plus fort aurait pu avoir été réalisé aujourd’hui. On ne ressort pas indemne de ce film documentaire dont le propos pourrait être résumé par la première phrase du synopsis : « Au lieu de combattre la pauvreté, on combat les pauvres. » Posant sa caméra de Bruxelles à Marseille, en passant par Amiens et Lyon, le réalisateur Patric Jean nous emmène d’une fermeture d’usine à une prison en passant par un tribunal et des quartiers populaires. C’est le cheminement d’un cercle infernal qui est dépeint à travers ce film. (Accessible en entrée libre sur le site de Basta !)
Chronique par l’association Les Lucioles du Doc [1].
Visionner La raison du plus fort [2], c’est prendre conscience du système global qu’il met en lumière, mais c’est aussi se rendre compte à quel point ces films sont rares et précieux. Dans ce documentaire, Patric Jean n’entend pas seulement montrer les conditions de logements dans les quartiers ou celles d’incarcération dans les prisons, mais avant tout lier des situations entre elles et nous rappeler pourquoi et comment elles participent à la création d’un système : de quelles manières une politique néolibérale produisant délocalisation et chômage engendre misère sociale et accroissement des tensions au sein de la population ?
« Un étranger devient Français quand il marque deux buts pour ce pays. »
Accompagnés par la voix off du réalisateur, nous traversons plusieurs lieux et allons à la rencontre de nombreuses personnes, parfois à travers des situations vécues – comme ces jeunes hommes confrontés à des magistrats – ou bien dans des entretiens face caméra. La parole est donnée à des individus qui ont plutôt l’habitude d’être filmés à distance par les caméras de télévision. Le réalisateur montre à quel point ils ont conscience de leur situation et des rouages de ce système, chacun avec ses mots. Que ce soit ce jeune garçon pour qui « un étranger devient Français quand il marque deux buts pour ce pays » ou bien cet homme qui nous présente cette table d’orientation située dans un endroit touristique qui néglige bien évidemment de faire apparaître les HLM de la banlieue lyonnaise. Preuve parmi d’autres, selon lui, d’une évidente ségrégation.
C’est par une construction minutieuse, lieu par lieu, personnage par personnage, que Patric Jean tisse cette toile de l’enfermement et de l’exclusion. Malgré la multiplicité des situations de tournage, il arrive à donner à l’ensemble une grande cohérence, renforcée par l’attention qu’il porte à toutes ces rencontres. Dans cette continuité, chaque étape du film révèle ainsi un élément nouveau dans la compréhension de ce piège systémique.
Quinze ans, c’est donc la durée qui nous sépare du tournage de La raison du plus fort. Quinze années qui nous questionnent face à un constat qui ne semble pas être différent aujourd’hui et qui nous renvoient à notre capacité, individuelle et collective, à oublier ou peut-être plutôt à s’habituer à vivre avec. On ne peut s’empêcher de confronter la vision de ce film avec celles des reportages des médias dominants qui traitent des quartiers populaires, de justice ou du système carcéral, et de se rappeler la nécessité de faire vivre les regards singuliers du cinéma documentaire. « Avons-nous perdu la raison ? », nous demande Patric Jean. Son film nous encourage certainement à la recouvrer. Nous vous proposons de le découvrir en intégralité.
Notes :
[1] Le collectif des Lucioles du Doc est une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internet de l’association.
[2] Documentaire de 87 minutes – Réalisation : Patric Jean – Une coproduction : Centre vidéo de Bruxelles, Lapsus, WIP, Epeios productions, Lichtpunt, ARTE France, RTBFSource : https://www.bastamag.net/Hier-encore-on-a-ferme-une-usine-alors-qu-en-face-on-construit-une-prison