Jésus
Par Jacques Musset
Extrait du livre : L’aventure intérieure, les mots compagnons de mes chemins, Karthala 2013)
Jésus ne cesse de me passionner aujourd’hui comme hier. Pourtant, les titres glorieux qui lui ont été donnés par les premières communautés chrétiennes, que j’ai appris et ressassés au catéchisme et de longues années par la suite, ces titres célestes ne me parlent plus. Ce sont même plutôt des écrans qui m’empêchent de découvrir quelque chose du mystère de cet homme de Nazareth si éloigné de moi dans l’espace et le temps et dont pourtant je me sens si proche. Il m’a fallu beaucoup de temps, de sueur, de travail, pour pressentir ce qui l’animait en ses profondeurs au cours de sa vie si brève. En effet, les vieux récits évangéliques qui racontent son aventure en la magnifiant, en l’embellissant, en la divinisant me devinrent un moment presque entièrement illisibles. Si je ne les ai pas jetés aux orties, c’est que je devinais malgré tout que courait souterrainement dans ces textes une source cachée. J’ai déblayé, j’ai creusé, j’ai foré et j’ai eu l’immense bonheur de trouver la source que je cherchais. Jésus de Nazareth m’est apparu dans sa grandeur d’humanité et de croyant, à travers la vie singulière qu’il a menée il y a vingt siècles dans un obscur canton de l’Empire romain, la Palestine.
Juif galiléen du 1er siècle de notre ère, il a été un homme comme chacun d’entre nous, né d’un père et d’une mère et enraciné dans la religion juive de son temps dont les piliers étaient la Loi et le Temple. Qu’a-t-il donc dit et fait pour que son aventure spirituelle devienne et demeure source d’éveil et d’inspiration pour des milliards d’hommes et de femmes ? Pour ma part, ce qui me frappe et me touche chez Jésus, c’est la manière lucide et courageuse dont il a risqué sa vie sur des enjeux essentiels qui touche à la vie et à l’avenir de l’homme.
Dans la fièvre de son temps où la plupart des groupes religieux guettent l’avènement du Règne de Dieu qui anéantira les impies et fera triompher les justes, Jésus annonce lui aussi, en paroles et en actes, la venue de ce royaume, mais d’une manière tout à fait originale. En s’inspirant des sources les plus pures de sa tradition, il souhaite rénover et réformer la religion dont il est membre, pervertie par le légalisme et le ritualisme. Tandis que les uns (les pharisiens et les scribes) affirment que seuls ceux qui observent scrupuleusement la lettre de la Loi (et les fameux 618 commandements) seront sauvés, Jésus prend le contre-pied au nom même du Dieu dont il se réclame. La Loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la Loi. Ce qui compte, c’est ce qui sort du cœur. Quel que soit son passé, rien n’est fatal pour l’homme. Tout être a un avenir possible, y compris les prostituées, les publicains, les « impurs ».
Tandis que les autres (les Grands-Prêtres, la caste sacerdotale et les sadducéens) fondent leur sécurité sur le Temple (« Maître, regarde ces pierres ! », que s’exclament les disciples impressionnés par la grandiose construction), Jésus le laïc ose affirmer que les vrais adorateurs de Dieu adoreront en esprit et vérité et que le Temple n’a pas les promesses de la vie éternelle !
Tandis que d’autres encore (les esséniens) s’isolent sur les rives de la mer morte pour vivre dans un état de pureté rituelle grâce à des bains de purification et de ce fait se mettre à l’abri de toute contamination venant des « impurs », Jésus ne craint pas de frayer avec les gens de mauvaise réputation et de s’asseoir à leur table. À eux aussi, Dieu s’offre comme partenaire sans préalable et sans condition.
On sait où l’a conduit ce combat de chaque jour, combat qui a libéré, éveillé, remis debout tant d’hommes et de femmes. Suspecté, calomnié, en butte à mille tracas, il a fini par être arrêté, torturé et assassiné comme blasphémateur de Dieu. Pourtant la brèche qu’il a ouverte ne s’est jamais refermée depuis vingt siècles et son témoignage continue, aujourd’hui comme hier, à inspirer nombre d’êtres en quête de leur humanité.
Je suis de ceux-là. Ce qui me passionne chez Jésus, c’est :
– sa liberté intérieure,
– son attention aux gens et d’abord à ceux qui sont les plus méprisés et marginalisés,
– sa foi dans les possibilités spirituelles des êtres,
– son courage et sa lucidité,
– l’importance qu’il accordait aux temps de ressourcement intime, intensément présent, attentif et disponible au Souffle intérieur qui l’inspirait et qu’il appelait son Père,
– la vérité de ses paroles et de ses actes intimement liés,
– son rejet des façades et son goût pour l’authenticité,
– sa capacité à se remettre en cause et à découvrir sans cesse, grâce aux événements et aux rencontres, son propre chemin
– son intériorité où il puisait lumière et force pour inventer sa voie.
Je ne prie pas Jésus. Je ne lui demande rien, mais je recueille en moi avec émerveillement les traces de sa présence parmi nous. Je les médite, je fais descendre au plus profond de mon être ses paroles de lumière et ses actes de libération afin qu’ils m’éveillent, me réveillent, me bousculent, me stimulent et me confirment. Ainsi, Jésus m’est-il infiniment présent comme un ferment, comme un appel, comme un horizon. De cette manière, j’espère être moi-même davantage présent et disponible à l’Appel mystérieux à l’œuvre au plus intime de chacune de nos vies, notre source commune d’humanisation.
Sur les chemins d’humanité, Jésus nous précède, « l’un d’entre nous, avec une intensité d’exception » (Stanislas Breton). Il demeure le compagnon de toujours que je n’ai jamais fini de connaître et de reconnaître, qui me reste d’autant plus mystérieux qu’il me devient plus familier, que je ne découvre qu’à la faveur de mon propre approfondissement dont il est avec moi l’acteur silencieux. Il est de ma responsabilité – c’est aussi la charge de tous ceux qui vivent de son esprit- de le re-susciter à longueur de jours et de siècles. Sinon, comment demeurerait-il vivant parmi nous !