Les frontières repoussées à distance pour contenir les migrants : le cas des hotspots
Par Mouloud Idir
On connait de plus en plus ce que l’on appelle les politiques d’externalisation des frontières fondées notamment sur la volonté des États de repousser à distance ces mêmes frontières en vue d’essayer de mieux trier les personnes et de contrôler les mouvements migratoires. Voilà que ce phénomène prend d’autres contours. Dernière initiative du genre tirée de l’actualité récente. Le président français Emmanuel Macron a annoncé au cours de l’été la création de hotspots (ou centres avancés) de traitement des demandes d’asile au sud de la Libye, au nord du Tchad et au nord du Niger. Bien loin des frontières françaises, où sont d’ordinaire examinées les requêtes de ce type.
Rappelons ici que la question migratoire est posée par de nombreux chefs d’État en Europe comme une sorte de « défi commun ». Un mini-sommet a été organisé à l’Élysée à cet effet fin août. À cette rencontre convoquée par Emmanuel Macron ont pris part Angela Merkel, Mariano Rajoy, Paolo Gentiloni, président du conseil italien, et Federica Mogherini, ministre des Affaires étrangères italiennes et chef de la diplomatie de l’Union européenne. La rencontre des dirigeants de ces pays réputés démocrates et phares avancés de la démocratie libérale dans le monde a été consacrée « aux grands sujets de rentrée » au sein de l’Union européenne (UE), dont les migrations. La France a fait en sorte d’élargir cette rencontre aux présidents tchadien, Idriss Déby, nigérien, Mahamadou Issoufou, ainsi qu’au premier ministre libyen, Fayez Al-Sarraj.
Tout cela a débouché sur une déclaration de neuf pages qui disait œuvrer en vue « d’une approche globale de la migration et de l’asile », ainsi qu’à « renforcer le soutien aux pays de transit » en Afrique et à muscler « la lutte contre les trafics de migrants ». On l’aura compris, l’idée est ici de réguler les principales voies de migration irrégulière à travers le Sahara. Le président Macron dit que l’idée d’ouvrir de tels centres de traitement des demandes d’asile (hotspots) permettra « d’éviter aux gens de prendre des risques fous alors qu’ils ne sont pas tous admissibles à l’asile ». Le prétexte est donc de leur venir en aide et de ne pas engorger les filières de l’asile. Ce qui concrètement signifie que l’on ne veut pas de ce genre de personnes migrantes.
La gestion des indésirables
En dépit de toutes les limites qui lui sont inhérentes, rappelons que les principes de base du droit d’asile consistent notamment, et à tout le moins, en l’accueil sur le territoire avec la mise en place de procédés de garantie de droits dont un hébergement décent pour retrouver une stabilité minimale, la possibilité de recourir à un avocat et celle d’accéder à la demande de protection par les procédures étatiques. Alors que toute personne a le droit de demander l’asile, il y a lieu de s’interroger si le fonctionnement des hotspots dans des pays comme la Libye, le Tchad et le Niger, permettra un réel et effectif examen des dossiers des personnes. Ne soyons pas dupes ici. Comment peut-on garantir cela dans des États inféodés et appelés à jouer un rôle de sous-traitant? Quelles règles de droit y prévaudront?
Par ailleurs, les spécialistes notaient déjà – s’agissant des hotspots existant en Europe (comme en Grèce ou en Italie) – qu’en l’absence d’un cadre juridique européen mutuellement fixé, les garanties nécessaires en vue d’un traitement respectueux des personnes ne seront pas du tout assurées. Alors, imaginez dans des pays en conflit! Plus fondamentalement, ce qu’il ne faut pas perdre de vue sur le plan de l’analyse politique tient au fait que ces centres recèlent les caractéristiques des logiques et formes prévalant dans le phénomène des camps. On remarque que la justification de la mise sur pied de tels centres donne lieu à des discours mêlant la logique du sécuritaire et de l’humanitaire.
Voici l’esprit qui préside au recours à ces hotspots : l’expulsion des uns est présentée comme une condition nécessaire à l’accueil des autres et, réciproquement, les dispositifs de contrôle se trouvent légitimés par la mise en place de mesures d’assistance envers de « vrais migrants » ayant besoin de protection et qui autrement seraient captifs de routes dangereuses [1] entre les mains de trafiquants.
Ces centres de contrôle sont censés faire le tri entre réfugiés et migrants économiques et repérer « d’éventuels terroristes ». Ceux qui sont jugés en besoin de protection pourront éventuellement être « relocalisés », c’est-à-dire accueillis dans d’autres pays de l’UE sur la base d’une répartition par quotas; les autres, considérés comme migrants irréguliers, devront être renvoyés dans leur pays d’origine ou de provenance.
Désengorger l’asile par l’ouverture
En vérité, la France et les autres pays européens veulent tout simplement délocaliser en Afrique les campements de migrants et d’autres réfugiés qu’ils ont implantés sur leur territoire, comme à Calais.
Une décision politique panafricaniste pourrait notamment « consister en l’exemption de visa entre les ressortissants africains circulant à l’intérieur du continent. Cette mesure reste un grand défi politique. En effet, plusieurs raisons économiques et géostratégiques ont conduit l’Europe à déléguer aux pays nord-africains la gestion de ses frontières extérieures. Dans ce schéma, le Sahara s’avère une première frontière naturelle, les pays d’Afrique du Nord sont une seconde barrière souvent raciale, la Méditerranée représente une troisième épreuve, et les côtes du sud de l’Europe constituent le dernier verrou. À chaque étape, des dispositifs militaires et une technologie de pointe sont déployés pour appréhender les migrants. En plus d’alimenter des comportements racistes et négrophobes, cette politique de sous-traitance de l’immigration européenne par les pays nord-africains est à bout de souffle [2].
On peut aussi relancer le débat d’une diversification des voies en vue d’élargir l’ouverture des frontières à plus de catégories de migrants, afin d’éviter que tous ne s’engorgent dans la filière de l’asile. Ce qui nécessite une plus grande ouverture de l’UE à son marché du travail. Selon Catherine Withol de Wenden, si « l’immigration économique était plus ouverte qu’à présent, certains flux dits “mixtes” choisiraient cette voie plutôt que la demande d’asile. Rappelons que beaucoup de pays européens sont à la fois confrontés à des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs, qualifiés et non qualifiés, et les flux dits “mixtes”, couplant recherche d’emploi et fuite de pays où l’insécurité règne, pourraient y trouver un débouché sans demander l’asile » [3].
Un droit à la mobilité embryonnaire
En prenant l’exemple européen, nous avons voulu illustrer la limite des logiques qui animent les États sur ces questions et les conséquences des réponses apportées. Plus encore, de leur inadéquation devant la mobilité migratoire. Ce qui rend d’autant plus impérieuse une réflexion démocratique sur l’institution frontalière, ainsi que sur l’importance de penser à l’échelle plus globale les termes d’un droit à la mobilité ou à la circulation. Ce n’est pas que d’une exigence éthique dont il s’agit ici : c’est de la prise en compte de la réalité politique, et d’une urgence de la pensée pour faire face à des défis de l’heure que l’on peut infléchir vers des voies plus prometteuses : pour nos sociétés, comme pour les personnes qui désirent être protégées, ou celles voulant tout simplement changer de pays en émigrant. Ce qui appelle une plus grande démocratisation de ce bien immatériel qu’est la circulation. Un bien qui demeure pour le moment inégalement distribué.
L’auteur est le coordonnateur du secteur Vivre ensemble au Centre justice et foi.
Notes :
[1] Pourtant, nous savons globalement – et l’histoire de la migration le démontre – que la fermeture d’une route migratoire entraîne l’ouverture d’une autre. Car on ne peut pas empêcher les gens de vouloir améliorer leur sort. On élude ainsi les causes sociopolitiques qui président à ces déplacements.
[2] Voir : http://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/anticiper-articuler-et-agencer-des-solutions-aux-crises-migratoires-en-afrique/ [3] Catherine Wihtol de Wenden, « L’Europe et la crise des réfugiés », Études, 2016/3 (Mars).