Fête de la Toussaint : En marche, les humbles de la terre !
Quand Jésus vit toute la foule qui le suivait, il gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent. Alors, ouvrant la bouche, il se mit à les instruire. Il disait :
« Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux !
Heureux les doux : ils obtiendront la terre promise !
Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés !
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés !
Heureux les miséricordieux : ils obtiendront miséricorde !
Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu !
Heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu !
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux !
Heureux serez-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ! »
Mt 5, 1-12
Honneur aux prophètes !
Voilà un texte universellement connu, mais qui a donné lieu à des interprétations étranges. Certains y voient la trace d’un manque de réalisme : le discours d’un « doux rêveur ». D’autres s’en sont servi pour prôner une morale de la résignation : beau prétexte pour justifier le système économique dont les pauvres font les frais. Qu’importe la misère des laissés pour compte : l’essentiel est ailleurs, « dans les cieux ».
En réalité, Jésus se situe dans la lignée des prophètes, les « devanciers » auxquels il se réfère au terme de ce fragment de discours prononcé sur la montagne.
Chouraqi, un Juif traducteur bien connu de l’Ancien Testament et des évangiles, propose une traduction éclairante. Ce linguiste fait remarquer que le mot grec qu’on traduit par « heureux » est lui-même la traduction d’un mot hébreu qui évoque « la rectitude de l’homme en marche sur une route ». La formule « Heureux les pauvres en esprit » qu’on trouve dans la plupart des traductions devient alors « En marche les humiliés du souffle ». « En marche », on sait que la formule est efficace pour mettre en mouvement les membres d’un parti !
Entendre ces termes c’est être renvoyé à l’expérience du prophète Élie. Sa prédication avait déclenché la colère du roi et de la reine ; il se vit obligé de fuir jusqu’au désert, humilié par ceux dont il dénonçait la corruption. Accablé de fatigue, « à bout de souffle » après avoir marché pendant un jour entier, il s’étendit à terre : quelle humiliation ! Il s’était endormi, fourbu de fatigue, lorsqu’une voix le réveilla : « Lève-toi et mange. » Il se mit alors « en marche » jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu. C’est alors qu’il reprit « souffle » : Dieu, en effet, se manifesta à lui dans une « brise légère » et le remit en route. Chemin faisant, il rencontra un homme en train de labourer, Élisée. Il l’appela. Celui-ci, laissant ses bœufs se mit en marche, lui aussi : « Il se leva et suivit Élie en tant que son serviteur. » « En marche » : ces deux simples mots sont indispensables pour retraduire le comportement de Jésus, le plus grand des prophètes, qui se déplace d’un bourg à l’autre sur les chemins de Galilée et prend la route qui débouche sur la croix à Jérusalem.
« En marche ! » Telle pourrait être la devise des prophètes et de Jésus. « En marche ! » C’est le mot qu’il prononce lorsqu’il se tourne pour la première fois vers ses disciples. « En marche ! » C’est l’appel qu’il lance aux baptisés et, par eux, à l’humanité entière.
Un appel à se mettre en marche
Il s’adresse à ceux qui pleurent, mais ne s’enferment pas dans leur deuil. Qu’ils aillent vers ceux qui les écouteront : « En marche, ceux qui pleurent », en marche vers ceux qui sauront étancher leurs larmes : « ils seront consolés. » Jésus s’adressa un jour à un homme qu’il appelait à se mettre en marche à sa suite : « Laisse-moi enterrer mon père. » Jésus lui demanda de sortir de son chagrin : « Laisse les morts enterrer les morts. »
« En marche les affamés et les assoiffés de justice » : l’histoire du20e siècle aura illustré cette affirmation. Il est bon de se rappeler les chrétiens d’Amérique latine qui ont protesté contre un système qui refoulait, dans des favelas, des familles contraintes de quitter la terre qui les faisait vivre et dont elles étaient expropriées. Les réformes économiques avaient accru les richesses d’un petit nombre, laissant pour compte des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Des intellectuels ont repensé les affirmations de l’Église : elles ne peuvent se réclamer du message de Jésus si elles se résignent à l’esclavage. Les évêques de ce temps se sont unanimement prononcés en faveur de cet appel à sortir hors d’un système injuste qui enferme dans la misère.
« L’immense cortège de tous les saints »
La fête de la Toussaint rend hommage à ces hommes et femmes, à ces prêtres et ces évêques assoiffés de justice dont la vie a répondu à l’appel de l’Évangile et se sont mis debout pour aller vers un monde nouveau. Certains sont connus : Dom Helder Camara, Monseigneur Romero, Christian de Chergé et ses frères ; mais tous les anonymes qui, en Amérique, au Maghreb, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Occident ont marché en direction d’un monde de justice font partie de la foule de ceux que nous honorons en ce jour.
Il faut compter, sans doute, parmi les saints, ceux de notre famille humaine qui ont marché dans la non-violence sans appartenir à l’Église catholique : Gandhi aux Indes, Martin-Luther King aux États-Unis, Nelson Mandela ou Monseigneur Tutu en Afrique du Sud et tant d’autres ; ils se sont laissé prendre par le souffle qui fait les prophètes, en quête d’un monde nouveau : « En marche les doux, ils posséderont la terre. »
Élargissons encore le champ de la sainteté : elle s’étend à l’humanité entière. À la naissance du monde, le souffle de Dieu qui fait les prophètes planait sur les eaux : il n’a cessé de pénétrer l’univers et il se rend perceptible dans la vie de certains. Mais c’est lui, cet Esprit, qui agit par eux et qui est donné à tous. La sainteté de Dieu nous traverse tous. Nous attendons l’heure où elle éclatera au grand jour et fera de nous tous des enfants de lumière. Lecteurs de l’Évangile, ouvrons nos cœurs. Mettons-nous en marche sans tarder !
Michel Jondot
Belle méditation pour la fête de tous les saints…
Annie Grazon