Braguino, une plongée dans l’Humain au plus profond de la Sibérie
Par Les lucioles du doc (Partenaire de Basta !)
Après son premier long-métrage, Ni le ciel ni la terre, sorti en 2015, Clément Cogitore a repris la caméra pour s’isoler dans la taïga sibérienne où se joue un drame intime aux allures de conte noir et universel. Braguino est l’histoire d’une microsociété confrontée à une problématique universelle : le défi de la cohabitation sur un territoire, constamment remis en question.
Sacha Braguine est un père de famille à la barbe hirsute et au regard clair, membre de la communauté des Vieux croyants, branche orthodoxe désirant vivre au plus près des commandements de la Bible, forcés de s’exiler toujours plus loin en Sibérie pour échapper aux persécutions. Un jour, Sacha Braguine décide de partir avec sa famille aux confins de la Taïga, à plus de 700 km de toute civilisation, pour vivre selon ses principes et explorer un endroit vierge.
Mais le répit est de courte durée : une famille cousine demande à s’installer au même endroit. Les Braguine acceptent, sans se douter que cette cohabitation signe la fin de leur utopie. Les querelles de voisinages laissent place à une colère sourde. La communication se rompt, les regards se font durs, et l’on s’épie derrière les palissades. Au milieu de ce conflit latent, il y a les enfants. Leur innocence apparente n’échappe pas aux schémas que les adultes leur imposent : si les nombreux bambins des deux familles jouent ensemble sur un territoire a priori neutre, une île au milieu de la rivière, ils ne s’adressent pas la parole, et se redoutent.
Au long du film on prend conscience de la résonance amère de la situation. Braguino, c’est l’histoire d’une microsociété confrontée à une problématique universelle : le défi de la cohabitation sur un territoire, constamment remis en question.
« Caïn et Abel à la sauce sibérienne »
Si Clément Cogitore donne à Braguino la dimension d’une aventure multiforme (qu’il traduit aussi sous forme d’installation et de livre), il propose avant tout un conte documentaire d’une puissance rare, sublimée par le montage de Pauline Gaillard. L’histoire s’élabore autour d’une tension toujours resserrée, et le film dessine, petit à petit, l’effondrement d’une communauté, quand se profile l’impasse : il est impossible de fuir et impossible de rester. Le réalisateur se saisit de ce ressort dramatique, lieu commun de la littérature, pour raconter une histoire à la fois isolée et universelle, aux couleurs de mythe.
Le décor sublime de la forêt sibérienne est d’emblée installé en corrélat de l’histoire humaine qui se joue en son cœur : l’atmosphère baigne dans une lumière pure et veloutée, une beauté muette filtre de tous les coins de ce paradis dont la perte arrive trop vite. La lumière joue un rôle important : abondante dans la forêt, elle disparaît aux abords du village. Les enfants évoluent dans une semi-pénombre, qui traduit l’incompréhension et le silence dans lesquels ils évoluent. Presque livrés à eux-mêmes, ils deviennent des pantomimes, dont l’innocence a disparu trop vite.
« La fin d’un paradis »
La bande-son, ciselée, tend dès le début la narration et plonge le spectateur dans une ambiance sourde. Les dialogues sont rares et l’histoire se dévoile lentement. L’impossibilité de communiquer est accentuée par l’utilisation d’une technologie désuète, une paire de téléphones satellites et une radio, qui symbolisent le refus des deux familles de se parler. La métaphore grondante, qui conclut presque le film, rejoint le cauchemar du prologue, et achève de transformer la relation des deux familles en quelque chose qui semble les dépasser tout comme le spectateur, qui ressort abasourdi et amer d’avoir assisté à la fin de ce monde, mais touché par ce paradis terrestre qui a presque existé.
Source : https://www.bastamag.net/Braguino-une-plongee-dans-l-Humain-au-plus-profond-de-la-Siberie