Palestine : « Si vous croyez que nous sommes un peuple détruit, vous vous trompez »
Par Les Lucioles du Doc [1]
Dans un film dense et engagé, la réalisatrice Alexandra Dols interroge les conséquences psychologiques individuelles et collectives de l’occupation israélienne sur le territoire palestinien. À travers le témoignage d’une psychiatre et écrivaine vivant à Jérusalem, « Derrière les fronts » explore la souffrance sociale et la dépression collective liées au conflit et au système d’occupation et d’oppression mis en place par l’État d’Israël, faisant émerger des formes de résistance.
De nombreuses choses ont été dites, depuis plusieurs dizaines d’années, sur le conflit israélo-palestinien et ses conséquences géopolitiques, territoriales, humaines. Le documentaire Derrière les fronts nous rappelle qu’un élément a (souvent) été laissé de côté : l’impact psychologique lié au système d’oppression et d’occupation. Samah Jabr est psychiatre à Jérusalem et travaille en Cisjordanie, où ils ne sont que vingt à exercer cette profession. En 2007, alors que la réalisatrice Alexandra Dols tourne un film sur la place des femmes dans la guerre d’indépendance algérienne, elle découvre les chroniques de la psychiatre palestinienne. La particularité de Samah Jabr est, à la manière de Frantz Fanon, de politiser le psychologique, pour décoloniser les esprits.
Alexandra Dols décide donc de la suivre au gré de ses conférences, de ses séances de psychanalyse et de ses voyages en voiture, affrontant à deux l’angoisse perpétuelle des 96 checkpoints du territoire. Derrière les fronts donne à voir les images de ces quelques mois passés aux côtés de Samah Jabr. Minute après minute s’y dessine un véritable carnet de bord des pensées de la psychiatre, devenant au fur et à mesure le journal intime d’une Palestine et de la souffrance de ses habitantes.
« Psychopathologie de la vie ordinaire »
Le parti pris de la psychiatre palestinienne, et donc du film, est clair dès le départ : conflit, occupation et processus de colonisation ont des conséquences durables impalpables sur la psyché des Palestiniens. Ce qu’elle nomme « social suffering » ou encore « psychopathologie de la vie ordinaire » hante l’esprit des habitants de son pays et s’exprime de différentes manières : dépressions chroniques, angoisse d’être en permanence regardé ou filmé, réactions inquiétantes à des événements difficiles, difficultés à s’exprimer… Toutes ces réactions, extrêmement concrètes, viennent donner un visage psychanalytique à l’occupation israélienne en Palestine, mais aussi à l’absence de « protection » offerte par les responsables palestiniens. Car si Alexandra Dols a choisi de se concentrer sur la souffrance palestinienne (l’impact sur les Israéliens est laissé de côté rapidement, lors d’une rencontre entre psychiatres des deux côtés), les politiques palestiniens en prennent eux aussi pour leur grade.
Une fois ce constat établi, le film tente de comprendre comment se construisent ces processus dépressifs, et donne à voir les causes d’une dépression collective. C’est là le talent de la première partie du film, tout entière centrée sur la question de la « résilience ». Les interminables attentes aux checkpoints, les humiliations quotidiennes de l’armée israélienne, la propre clinique de Samah Jabr qui ferme à 11h du matin, faute de moyens… La vie quotidienne regorge de multiples agressions qui font dire à la psychiatre palestinienne que la « Nakba », terme employé pour désigner l’exode palestinien consécutif à la création de l’État d’Israël, en 1948, et qui signifie « la catastrophe », n’est pas un événement, mais bien un processus en cours. Que celui-ci est toujours présent aujourd’hui, bien ancré dans les mentalités palestiniennes.
De la résilience à la résistance
En passant de l’individuel au collectif, les deux femmes dessinent les contours d’un traumatisme transgénérationnel qui atteint la dignité des êtres, et que l’on pourrait rapprocher de processus coloniaux passés, comme en Algérie, notamment. D’où l’importance du film, en ce qu’il représente une véritable prise de parole. Samah Jabr fait ainsi remarquer que les Palestiniens parlent peu, mais qu’on parle souvent à leur place. Or, le processus de guérison passera forcément par une libération de la parole, et du langage.
La deuxième partie du film s’attelle justement à montrer les fils de résistance. Parfois décousue, et s’éloignant du journal de la psychiatre palestinienne, la seconde moitié de Derrière les fronts illustre qu’après la résilience, vient la résistance, et que les deux sont liées. La réalisatrice nous emmène donc à la rencontre de différentes personnalités de la société civile palestiniennes : toutes voient leur identité qui continue à être niée par l’occupation, et toutes résistent à leur façon.
Le Sumud : portraits de la résistance
Oscillant entre les interviews et les images d’interventions militaires israéliennes (notamment dans la bande de Gaza), passant de la mort d’un enfant palestinien à la destruction d’un lieu mémoriel, nous analysons tous ces événements sous le prisme psychanalytique. La résistance est, elle, bien là : prisonniers, torturés, homosexuels, chrétiens, grévistes de la faim. Tous subissent de l’oppression et inventent des réponses à l’occupation dont nous n’entendons qu’une seule fois la voix.
Tous dessinent le « Sumud », concept difficilement traduisible, que l’on pourrait décrire comme un état d’esprit de résistance, comme un système d’actes pour sauvegarder l’identité palestinienne. On comprend alors que l’objectif du film est bien de faire sortir les voix du « Sumud » et que Samah Jabr, par sa capacité de mouvement, sa maîtrise de plusieurs langues, est un véritable maillon entre toutes ces formes de résistance, tissant des liens entre elles. « Si vous croyez que nous sommes un peuple détruit, vous vous trompez », conclut ainsi la psychiatre. Une façon de dire que si l’occupation abîme durablement les esprits, être encore debout est une forme de résistance.
Note :
[1] Ces chroniques mensuelles publiées par Basta ! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site de l’association.