Accords commerciaux et droits de l’Homme : un duo gagnant ?
Par Géraldine Duquenne
Depuis quelques années, l’Union européenne enchaîne les négociations d’accords commerciaux avec d’autres pays. Première puissance commerciale mondiale, l’UE place le commerce au centre de ses priorités et le conçoit comme un levier efficace en faveur du développement durable et des droits de l’Homme. Voyons de plus près le cas concret du Pérou et les résultats en matière de développement durable après bientôt 4 années d’application de l’Accord avec l’UE.
L’Union européenne et les accords commerciaux
Le blocage répété des négociations multilatérales au sein de l’OMC sur le programme de Doha pour le développement a poussé l’UE à développer progressivement une autre stratégie en matière de commerce. Rappelons-le, en 2001 avait été lancé le cycle de développement de Doha dont le but était d’intensifier le commerce mondial par la libéralisation maximale des échanges, notamment en matière d’agriculture. Depuis son lancement, les tensions entre pays industrialisés et pays en développement autour de la question agricole principalement ont fait que le processus n’a toujours pas abouti. Seize ans plus tard et suite aux négociations stériles de Nairobi en 2016, le processus est enterré pour beaucoup de pays.
C’est pourquoi l’UE a changé de stratégie et mis en place depuis quelques années une nouvelle génération d’Accords complets de Libre- Échange (ALE). Le premier de ces accords a été conclu avec la Corée du Sud et est en application depuis juillet 2011. Ont suivi le Pérou et la Colombie (rejoints par l’Équateur en 2017), le Canada, Singapour, le Vietnam et le Japon. Même si le commerce international est une compétence exclusive de l’Union européenne, ces accords doivent être ratifiés par les Parlements des États Membres également.
La caractéristique de ces accords de nouvelle génération est qu’ils vont plus loin que la réduction des barrières tarifaires, traditionnellement visée dans les accords commerciaux. Ces nouveaux accords tentent d’amoindrir toutes les entraves au commerce et concernent donc également les services, les marchés publics et les droits de propriété intellectuelle. Ils tendent aussi vers une harmonisation des normes sanitaires, sociales, techniques, environnementales, etc. La mise en place de tribunaux d’arbitrage privés constitue également une nouveauté. Tout comme un chapitre dédié au développement durable qui accorde un rôle d’observateur à la société civile organisée.
Place au développement durable
Dans sa note « Commerce pour tous » publiée en 2015, l’UE souligne à juste titre la nécessité de maintenir les principes essentiels de l’Union et d’utiliser les accords commerciaux comme « leviers pour la promotion des valeurs européennes dans le monde, comme le développement durable, les droits de l’homme, le commerce équitable et éthique et la lutte contre la corruption ». Cette note tente de faire le lien avec les Objectifs du Développement Durable des Nations-Unies et d’assurer la cohérence des politiques de l’Union européenne. Elle naît aussi dans le contexte des négociations houleuses sur le TTIP et apparaît comme une volonté de la part de la Commission de montrer sa prise en compte des citoyens. Elle part du principe que le commerce peut favoriser une croissance durable et équitable.
C’est en lien avec cette vision qu’il faut appréhender les chapitres « Commerce et Développement durable ». Depuis l’Accord UE-Corée en 2011, l’on compte 7 accords commerciaux disposant de ce chapitre. Ceux-ci varient quelque peu d’un accord à l’autre. Ils comprennent des dispositions dans les domaines du travail et de l’environnement. En matière de travail, les parties s’engagent à respecter les Conventions principales de l’OIT : liberté d’association et reconnaissance effective du droit à la négociation collective, élimination du travail forcé, abolition du travail infantile, élimination de la discrimination à l’emploi. En matière d’environnement, les Parties s’engagent à appliquer une série d’accords multilatéraux. Sur ces deux matières, les Parties s’engagent à mettre en place des niveaux de protection élevés. Elles s’engagent également à ne pas diminuer les niveaux de protection existants. Précisons qu’en cas de non-respect des dispositions, les Parties n’encourent aucune sanction. Un mécanisme de résolution des différends peut être enclenché et mener à la constitution d’un groupe d’experts, mais contrairement aux autres chapitres de l’accord, le chapitre « développement durable » ne peut conduire à des sanctions, voire à une suspension de l’accord.
Finalement, ce chapitre donne une place à la société civile. Il comprend la mise en place de Groupes consultatifs composés de membres de la société civile (entreprise, syndicat, ONG). Une fois par an s’organise la réunion du sous-comité « Commerce et Développement durable » qui prévoit un moment de dialogue avec la société civile au cours duquel elle peut exprimer ses observations et recommandations.
En mai 2017, lors de son dialogue avec la société civile, la Commissaire au commerce Cecilia Malmström a promis la tenue d’un large débat sur les dispositions autour du développement durable dans les accords. En juillet 2017, la DG Commerce de la Commission a ainsi publié une note qui dresse un premier bilan de l’impact réel de ce chapitre sur le terrain et propose des pistes d’améliorations à mettre en discussion avec le Conseil et le Parlement.
L’Accord de Libre Commerce avec le Pérou : violations et absence d’impacts positifs
L’Accord entre l’Union européenne et le Pérou a été signé en 2012 et est entré en vigueur provisoirement en 2013. L’Union européenne est le 3e partenaire commercial du Pérou. Avec ses partenaires péruviens, Justice et Paix effectue un suivi de l’application des engagements pris dans cet Accord par le Pérou. Et nous constatons à plusieurs niveaux que le Pérou bafoue très clairement ses engagements en matière de travail et d’environnement.
De façon générale d’abord, sur les 16 millions de personnes économiquement actives au Pérou, 70% se trouvent en situation de travail informel. Le taux de syndicalisation dans le secteur privé est 6 fois moins élevé qu’il y a 30 ans. L’administration manque cruellement d’inspecteurs du travail (105 au lieu de 2000 qui couvrent 7% des unités économiques) laissant la porte ouverte à de multiples transgressions. On relève encore des pratiques d’esclavage moderne au Pérou. Il se situe à la 18e place sur 181 dans ce domaine.
Par ailleurs, au niveau de sa législation du travail, le Pérou dispose d’une Loi générale, mais aussi de nombreux régimes spéciaux parallèles qui mettent en danger les travailleurs. Cette Loi générale conditionne les contrats temporaires à une cause qui les justifie (travail de saison par exemple), mais elle prévoit aussi une série de modalités qui autorisent ce type de contrats sans aucun lien avec une justification temporaire. Des emplois normalement permanents deviennent ainsi des emplois temporaires et permettent à l’employeur d’éviter tous les coûts liés à la protection des travailleurs. Ainsi, en 2014, seuls 56,8% des travailleurs disposaient d’un contrat de travail dont 61,1% d’un contrat de courte durée.
En plus de la Loi générale du travail, des régimes spéciaux facilitent encore plus les emplois temporaires. C’est le cas de la Loi d’exportation non traditionnelle qui permet le renouvellement infini de contrats temporaires liés à des activités d’exportation. Cette dernière rend la situation des travailleurs très instable et met en difficulté l’exercice de leurs droits, notamment celui de la liberté syndicale. Il a été prouvé que de nombreux contrats n’étaient plus renouvelés en raison de l’affiliation syndicale des travailleurs.
La Loi de promotion du secteur agricole est un autre régime parallèle à la Loi générale qui réduit les droits des travailleurs pour favoriser l’expansion du secteur agricole. Cette loi octroie des indemnisations de licenciement réduites et des congés annuels de 15 jours au lieu de 30. Les travailleurs sous ce régime reçoivent également un salaire moins élevé.
Enfin, le Pérou a une attitude particulièrement passive face aux transgressions de ses lois par les entreprises, notamment en matière de liberté syndicale. De nombreux cas de licenciements abusifs pour cause d’affiliation syndicale ont été recensés. Les amendes imposées dans certains cas n’ont pas permis l’arrêt de ces pratiques démontrant la faiblesse des autorités du travail au Pérou.
Comme on le voit, le Pérou ne parvient pas à tenir les engagements conclus dans l’ALE. Sa législation en matière de travail est faible et dispersée. Il ne respecte pas non plus la convention de l’OIT qui concerne la négociation collective et la liberté syndicale.
Au niveau environnemental, l’on constate principalement une diminution du niveau de protection depuis 2013 dans le but affiché de faciliter les investissements, de façon tout à fait contraire à l’Accord. À travers l’adoption d’une série de nouvelles normes, le Pérou montre un véritable recul en la matière. La création, par exemple, de l’Instrument Technique Substantiel (ITS) permet à des entreprises de modifier des composantes non significatives d’un projet déjà approuvé sans consulter la population ni réévaluer l’impact environnemental, et cela en 15 jours seulement. C’est ce changement qui a été à la base du conflit de Las Bambas dans la province d’Apurimac en 2015. Lorsque l’entreprise chinoise MMG a racheté le plus gros projet d’extraction de cuivre du Pérou à l’entreprise Xstrata, elle a opéré 5 changements supposés non significatifs sans en avertir la population. Parmi ces changements, le transport des concentrés de minerais via le passage de 300 camions par jour dans les deux sens sur une route bordée par de nombreuses communautés. Mais une fois connus publiquement, les communautés ont souhaité recevoir plus d’informations sur ces changements. Ignorées trop longtemps par l’entreprise et l’État, le conflit s’est envenimé et a atteint son pic lors d’un affrontement entre communautés et forces de police. Bilan : 3 morts, des dizaines de blessés et de personnes poursuivies judiciairement. Aujourd’hui, le conflit n’est pas terminé. Les communautés bloquent régulièrement les routes pour protester. Le gouvernement a récemment prononcé l’État d’urgence dans plusieurs districts.
Cette mesure est loin d’être isolée. Le ministère de l’Environnement a perdu nombre de ses compétences. Le contrôle des infractions environnementales des entreprises est allégé. Le délai d’approbation des études d’impact environnemental à rendre avant un projet a été réduit et la pression sur les travailleurs chargés de l’approuver a augmenté, etc.
La société civile prend sa place
Face à ces écueils, Justice et Paix et ses partenaires réagissent. Depuis plusieurs années, nous allons auprès des décideurs politiques belges et européens pour dénoncer les violations des droits de l’Homme au Pérou, notamment dans le cadre de l’Accord. En l’absence de réelle prise d’initiative pour condamner ouvertement le gouvernement péruvien, nous avons décidé de mener une action concrète : porter plainte comme société civile auprès de l’Union européenne contre les violations de l’Accord par le Pérou. Le chapitre « Commerce et Développement durable » de l’ALE permet à la société civile d’activer le mécanisme de résolution de différends. Via cette action, nous espérons de l’Union européenne qu’elle appuie nos revendications pour confirmer que les droits de l’Homme sont au centre de ses préoccupations et tenter d’avoir un véritable impact sur le terrain, sur la vie des populations dans le respect de leur environnement.
Notes :
[1] Géraldine Duquenne est membre de Justice et Paix (Belgique).Source : http://alterinfos.org/spip.php?article8103