Brésil : jours d’angoisse et de terreur au Pará
Par Felipe Milanez (Carta Capital)
Les mouvements sociaux font face à l’expulsion des sans-terre, à la violence policière et à la mort des défenseurs des droits humains.
Le Pará vit des jours de tristesse et d’angoisse, de panique et de terreur d’une mégaopération de la police militaire et du décès de personnages historiques dans la défense des droits de l’homme.
Lundi 27 novembre, le commandement des missions spéciales de la police militaire a commencé la reprise de possession des terres dans les plantations de la région, en se concentrant sur les zones occupées par le Mouvement des sans-terre (MST) dans les terres latifundiaires de la Compagnie Agricole Santa Barbara Xinguara S / A, du groupe Opportunity, appartenant au banquier Daniel Dantas.
Initiée à 7 heures du matin, la réintégration a connu des moments de tension, mais les leaders du mouvement négocient constamment une solution politique. L’opération contre le MST a eu lieu le lendemain de la mort du frère Henri Burin des Roziers, le dimanche 26, à Paris. À 87 ans, l’avocat dominicain et son histoire de vie ont été une étape importante dans la lutte pour la réforme agraire, contre le travail esclave et l’impunité des assassinats de dirigeants syndicaux dans le sud du Pará.
Roziers était une force morale et intellectuelle fondamentale pour les mouvements sociaux. Diplômé en droit à l’Université de Cambridge avec un doctorat de la Sorbonne, il eut dans les années 1980 et 1990 une présence cruciale pour condamner des hommes de main et des criminels agriculteurs. «J’ai passé une grande partie de mon temps au Brésil en essayant d’agir pour que la Justice juge et condamne les assassins », avait confié Frei Henri dans une interview avec Carta Capital en 2015.
Frei Henri était essentiel dans la lutte pour les droits de l’homme au Pará. Un malheur n’arrivant jamais seul, son décès est survenu exactement un mois après la mort subite, par crise cardiaque, de Paulo Fonteles fils, membre de la Commission de la Vérité de l’État de Pará et l’un des principaux chercheurs des décombres du massacre de la guérilla de l’Araguaia. Il a également été un immense défenseur des droits de l’homme au Pará, un militant dont le père, déjà, l’avocat Paulo Fonteles, qui a courageusement fait face aux propriétaires latifundiaires, avait été assassiné par des hommes de main en 1987.
À peine ces décès survenus, voilà que se déroule la méga opération de réintégration des terres dans le sud du Pará, dans la région de Marabá. Des terres qui avaient déjà été concédées à la réforme agraire, des acquis consolidés par les mouvements sociaux.
Au moins 14 mandats d’expulsions ont été décidés par le juge de la Cour agraire de Marabá, devant être exécutés d’ici la fin de l’année. La semaine dernière, les mouvements sociaux ont entamé une campagne de mobilisation, avec des blocages de route, puis des marches contre les expulsions des familles.
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Ces actions de réintégration vont de pair avec la politique du gouvernement fédéral d’arrêt de la réforme agraire. Depuis le coup d’État, Temer a commencé à nommer à l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA) des défenseurs des latifundistes et, l’année dernière, il a émis un décret provisoire pour «moderniser la réforme agraire». L’intention était de favoriser la reconcentration des terres dans les mains des riches propriétaires et de l’agrobusiness.
La fin de la réforme agraire
Ces mesures anti-réforme agraire du gouvernement fédéral, comme l’explique l’avocat de la Commission Pastorale de la Terre dans la région, José Batista Afonso, ont augmenté les tensions. « Elles donnent un signal : le gouvernement ne soutiendra pas les préemptions/réquisitions ni les indemnisations. Et incite ainsi les grands propriétaires terriens à mettre tous les moyens en œuvre pour expulser les familles », affirme-t-il.
Dans une lettre ouverte où ils dénoncent l’escalade de la violence, Mauricio de Areu Monteiro, le recteur de l’Université Fédérale du Sud-Est du Pará; Raimunda Nonata Monteiro, recteur de l’Université Fédérale de l’Ouest du Para; et Claudio AlexJorgeda Rocha, recteur de l’Institut Fédéral du Pará, ont manifesté leur « solidarité en faveur des luttes des peuples ruraux pour le droit de vivre dans la dignité ».
Violence et mémoire
Tandis que la Police militaire est utilisée contre les travailleurs ruraux pour défendre la grande propriété foncière, 20 assassinats de travailleurs ruraux ont déjà eu lieu cette année dans le Pará. Le 24 mai dernier, dix d’entre eux ont été exécutés par la police (de l’État du Pará), au cours d’un événement connu sous le nom du Massacre de Pau D’Arco. Grâce à une forte mobilisation d’organisations de défense des droits de l’homme, et d’une enquête de la police fédérale, il a été possible d’identifier les responsabilités individuelles des policiers assassins et onze d’entre eux sont aujourd’hui sous les verrous. La police fédérale a depuis été dessaisie du dossier, ce qui est préoccupant pour la suite de la procédure.
Si le Massacre de Pau D’Arco, perpétré par la police de l’État, rappelle à la mémoire collective de la région, l’époque des assassinats en masse des années 1980, l’imminence des actions de récupération des terres pour le compte des grands propriétaires effectuées par la police ravive les terribles souvenirs du Massacre d’Eldorado de Carajas, du 17 avril 1996, lorsque la police militaire du Pará tua 19 travailleurs ruraux.
Ces actions en défense de la grande propriété foncière, menées par le gouvernement et la justice, engendrent un véritable climat d’« insécurité juridique » pour les travailleurs ruraux. Une situation qui tranche radicalement avec l’argument en faveur d’une nécessaire « sécurité juridique », dont se targue habituellement les grands propriétaires, pour disqualifier les demandes de terres des paysans, des indigènes et des communautés de descendants d’esclaves-marrons.
L’absence du Frère Henri
Dans ce climat de tensions et de violence structurelle, Frère Henri Burin des Roziers était une figure clé de la défense de la démocratie et de la justice. C’est aussi pour cela que sa perte a provoqué un fort sentiment de déprime parmi les militants.
En mai de l’année dernière, il avait envoyé une lettre à un campement qui porte son nom, à Curionopolis (Pará). Attaquée par des milices armées, la propriété Fazendinha fait l’objet d’un mandat de réintégration en faveur de l’INCRA (Institut National de Colonisation et Réforme Agraire) expédié par le Tribunal Régional Fédéral. Ici, bizarrement, la police n’agit pas, lorsque les milices armées sont actives et terrorisent la population des campements. « La loi est de votre côté » écrivait Frère Henri : « Mais il y a beaucoup de coups bas de la part des grands propriétaires dans le but de falsifier certaines choses et faciliter la récupération des terres par usurpation ». Il ajoutait « Restez fermes, unis, confiants, déterminés, et ne laissez pas ces grands propriétaires s’approprier la terre qui est la vôtre. »
Frère Henri est décédé en France. Au mois de mai 2014, j’ai réalisé une entrevue avec lui au couvent Saint-Jacques où il résidait à Paris, qui portait sur la violence dans cette région du Brésil. Il décrivait les massacres comme des « crimes contre l’humanité, comme une dictature, un génocide. Peu importe combien de temps cela prendra, il est impératif que cela soit jugé, et que cela soit qualifié de crime contre l’humanité. Au regard de l’histoire, ce sera considéré comme un crime très grave ».
Il défendait la Justice, pas seulement dans son aspect punitif, mais en tant que construction de la mémoire collective, de l’histoire d’un peuple. « Un crime grave qui ne tombera pas dans l’oubli. »
Source originale : Carta Capital et MST, http://www.mst.org.br/2017/11/30/dias-de-angustia-e-terror-no-para.html
Traduction: Mônica Passos et Guillaume Van Wijk : https://mouvementsansterre.wordpress.com/2017/12/10/bresil-jours-dangoisse-et-de-terreur-au-para/