Lors du voyage qu’il a effectué en Amérique latine du 5 au 12 juillet derniers, le pape François a adressé des messages forts au monde et à l’Église. Ce fut en particulier le cas dans son long discours de La Paz, en Bolivie, lors de sa nouvelle rencontre [1] avec les Mouvements Populaires, que certains ont même qualifié d’historique.
Nous en donnons ici quelques extraits, suivis de l’accès au texte complet qui mérite, malgré sa longueur, d’être lu dans sa globalité.
Retour sur « les trois T » : la terre, le toit et le travail
La Bible nous dit que Dieu entend le cri de son peuple, et je tiens à joindre ma voix à la vôtre pour réclamer les « trois T » pour tous nos frères et sœurs : la terre, le toit et le travail. Je l’ai dit et je le répète : ce sont des droits sacrés. Ils sont importants, cela vaut la peine de se battre pour eux. Que le cri des exclus soit entendu en Amérique latine et dans le monde entier.
Le changement, le vrai changement, est nécessaire
Dans vos lettres et dans nos réunions, vous avez mentionné les nombreuses formes d’exclusion et d’injustice que vous rencontrez dans les lieux de travail, dans les quartiers et dans tout le pays. Ils sont nombreux et divers, tout comme sont nombreuses et variées les façons dont vous les affrontez. Pourtant, il y a un fil invisible qui relie chacune des formes d’exclusion. Ce ne sont pas des questions isolées. Pouvons-nous reconnaître ce fil invisible qui les relie ? Je me demande si nous pouvons voir que ces réalités destructrices font partie d’un système qui est devenu mondial. Nous rendons-nous compte que ce système a imposé la mentalité du profit à tout prix, sans se préoccuper de l’exclusion sociale ou de la destruction de la nature ?
Si tel est le cas, je voudrais insister, n’ayons pas peur de le dire : nous voulons le changement, le vrai changement, le changement structurel. Ce système est désormais intolérable : les paysans le trouvent intolérable, les ouvriers le trouvent intolérable, les collectivités le trouvent intolérable, les peuples le trouvent intolérable… La terre elle-même – notre sœur, la Terre-Mère, comme disait Saint François – le trouve également intolérable.
Aujourd’hui, la communauté scientifique réalise ce que les pauvres nous disent depuis longtemps : un dommage, un préjudice peut-être irréversible, est fait à l’écosystème. La Terre, des peuples entiers et des personnes individuelles sont brutalement punis. Et derrière toute cette douleur, la mort et la destruction, il y a l’odeur de ce que Basile de Césarée – l’un des premiers théologiens de l’Église – a appelé « le fumier du diable ». Une poursuite sans entrave des règles d’argent. Ceci est le « fumier du diable ». Le service du bien commun est abandonné. Quand le capital devient une idole et guide les décisions des gens, quand l’avidité pour l’argent pilote l’ensemble du système socio-économique, ils ruinent la société, ils condamnent et asservissent les hommes et les femmes, ils détruisent la fraternité humaine, ils poussent les gens les uns contre les autres et, comme nous le voyons clairement, ils mettent même en péril notre maison commune, la sœur et la mère Terre.
Vous êtes semeurs de changement
L’option est d’agir sur les processus et pas d’occuper des postes. Chacun de nous est juste une partie d’un ensemble complexe et différencié, en interaction dans le temps : des peuples qui luttent pour trouver un sens, un destin, et pour vivre dans la dignité, pour « bien vivre », et dans ce sens, dignement. (…) En tant que membres de mouvements populaires, vous effectuez votre travail, inspirés par l’amour fraternel dont vous faites preuve en vous opposant à l’injustice sociale.
Cet enracinement dans le quartier, la terre, le bureau, le syndicat, cette capacité à vous voir vous-mêmes dans le visage des autres, cette proximité quotidienne au partage des problèmes – parce qu’ils existent et nous en avons tous – et à leurs petits actes d’héroïsme : voilà ce qui vous permet de pratiquer le commandement de l’amour, non pas sur la base des idées ou des concepts, mais plutôt sur la base d’une véritable rencontre interpersonnelle. Nous devons construire cette culture de la rencontre. Nous n’aimons pas des concepts ou des idées ; personne n’aime un concept ou une idée. Nous aimons les gens… L’engagement, le véritable engagement, est né de l’amour des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées, des peuples et des communautés… des noms et des visages qui remplissent nos cœurs. De ces graines d’espoir patiemment semées dans les franges oubliées de notre planète, de ces semis d’une tendresse qui peine à se développer dans les ténèbres de l’exclusion, naîtront de grands arbres, de grands jardins d’espoir pour donner de l’oxygène à notre monde.
Une première tâche importante
Mettre l’économie au service des peuples. Les êtres humains et la nature ne doivent pas être au service de l’argent. Disons NON à une économie de l’exclusion et des inégalités, où domine l’argent, plutôt que le service. Cette économie tue. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Terre-Mère.
Il ne s’agit pas seulement d’assurer l’approvisionnement de nourriture ou de « subsistance décente ». Ni, bien que ce soit déjà un grand pas en avant, de garantir les trois « T » de la terre, du toit et du travail pour lesquels vous œuvrez. Une économie véritablement communautaire, pourrait-on dire, une économie d’inspiration chrétienne, doit veiller à la dignité des peuples et de « leur bien-être général, temporel, et leur prospérité ». [2] (le pape Jean XXIII a prononcé cette dernière phrase il y a cinquante ans, et Jésus dit dans l’Évangile que de celui qui offre gratuitement un verre d’eau à celui qui a soif, on se souviendra dans le Royaume des Cieux.) Tout cela inclut les trois « T », mais aussi l’accès à l’éducation, aux soins de santé, aux nouvelles technologies, aux manifestations artistiques, culturelles, aux communications, aux sports et aux loisirs. Une économie juste doit créer les conditions pour que chacun puisse être en mesure de profiter d’une enfance sans manques, de développer ses talents quand il est jeune, de travailler avec les pleins droits au cours de ses années d’activité et de profiter d’une retraite digne quand il vieillit. C’est une économie dans laquelle les êtres humains, en harmonie avec la nature, structurent l’ensemble du système de production et de distribution de telle sorte que les capacités et les besoins de chaque individu trouvent leur forme appropriée dans la vie sociale. Vous, avec d’autres, résumez ce désir dans une expression simple et belle : « bien vivre », ce qui n’est pas la même chose qu’« avoir du bon temps ».
Une telle économie est non seulement souhaitable et nécessaire, mais aussi possible. Ce n’est pas une utopie ni une chimère. C’est une perspective extrêmement réaliste. Nous pouvons y parvenir. Les ressources disponibles dans notre monde, le fruit du travail intergénérationnel des peuples et les dons de la création sont plus que suffisants pour le développement intégral de « chaque homme et tout l’homme ». [3] Le problème est d’une autre nature. Le système actuel a des objectifs différents. Ce système, outre qu’il accélère de manière irresponsable le rythme de production et utilise des méthodes industrielles et agricoles qui endommagent la Terre-Mère, au nom de la « productivité », continue de nier à des millions de nos frères et sœurs leurs droits économiques, sociaux et culturels les plus élémentaires. Ce système va à l’encontre du plan de Jésus, contre la Bonne Nouvelle que Jésus a apportée.
Une deuxième tâche est d’unir nos peuples sur le chemin de la paix et de la justice
Aucune puissance réelle ou établie n’a le droit de priver les peuples du plein exercice de leur souveraineté. Chaque fois qu’ils le font, nous voyons la montée de nouvelles formes de colonialisme qui causent un préjudice sérieux à la possibilité de paix et de justice. Car « la paix est fondée non seulement sur le respect des droits de l’homme, mais aussi sur le respect des droits des peuples, en particulier le droit à l’indépendance ». [4]
Le nouveau colonialisme prend différents visages. Il apparaît par moments comme l’influence anonyme de Mammon : entreprises, organismes de prêt, certains traités de « libre échange » et imposition de mesures d’« austérité » qui serrent toujours la ceinture des travailleurs et des pauvres. Nous, les évêques d’Amérique latine, avons dénoncé cela avec une clarté absolue dans le Document d’Aparecida, affirmant que « les institutions financières et les sociétés transnationales sont de plus en plus fortes, au point que les économies locales sont subordonnées, en particulier elles affaiblissent les États locaux, qui semblent de plus en plus impuissants à réaliser des projets de développement au service de leurs populations. » [5] D’autres fois, sous le prétexte noble de combattre la corruption, le trafic de stupéfiants et le terrorisme – graves maux de notre temps qui appellent une action internationale coordonnée – nous voyons les États accablés par des mesures qui ont peu à voir avec la résolution de ces problèmes et qui aggravent souvent les problèmes.
De même, l’accaparement des médias de communication, ce qui conduirait à imposer l’aliénation à des modèles de consommation et une certaine uniformité culturelle, est une autre des formes prises par le nouveau colonialisme. C’est le colonialisme idéologique. Comme les évêques africains l’ont observé, les pays pauvres sont souvent traités comme des « pièces d’une machine, des dents sur une roue gigantesque ». [6]
Ici, je tiens à soulever une question importante.
Certains peuvent dire à juste titre, « Quand le Pape parle de colonialisme, il ferme les yeux sur certaines actions de l’Église ». Je vous dis cela avec regret : beaucoup de péchés graves ont été commis contre les peuples indigènes de l’Amérique au nom de Dieu. Mes prédécesseurs ont reconnu cela, le CELAM, Conseil de l’épiscopat latino-américain, l’a dit, et je tiens aussi à le dire. Comme Saint Jean-Paul II, je demande que l’Église – je répète ce qu’il a dit – « s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés passés et présents de ses fils et filles. » [7] Je dirais aussi, et ici je veux être tout à fait clair, comme le fut saint Jean-Paul II: Je demande humblement pardon, non seulement pour les infractions de l’Église elle-même, mais aussi pour des crimes commis contre les peuples indigènes au cours de la soi-disant conquête de l’Amérique. Parallèlement à cette demande de pardon et pour être juste, je souhaite également que nous nous rappelions les milliers de prêtres et d’évêques qui se sont fortement opposés à la logique de l’épée avec la puissance de la Croix. Il y a eu péché, pour une grande partie duquel nous n’avons pas demandé pardon. Donc, pour cela, nous demandons pardon, je demande pardon. Mais là aussi, là où il y a péché, grand péché, la grâce a surabondé à travers les hommes et les femmes qui ont défendu les droits des peuples autochtones.
La tâche la plus importante à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est de défendre la Terre-Mère
Notre maison commune est pillée, dévastée et blessée en toute impunité. La lâcheté à la défendre est un péché grave. Nous voyons avec déception comment, un sommet international après l’autre se fait sans aucun résultat significatif. Il existe un impératif éthique clair, précis et urgent à mettre en œuvre ce qui n’a pas encore été fait. Nous ne pouvons pas permettre à certains intérêts – intérêts qui sont globaux, mais pas universels – de dominer les États et les organisations internationales, et de continuer à détruire la création. Les peuples et leurs mouvements sont appelés à crier, à se mobiliser et à demander – pacifiquement, mais fermement – que des mesures appropriées et nécessaires soient prises de toute urgence.
L’avenir de l’humanité
Il ne réside pas uniquement dans les mains de grands leaders, des grandes puissances et des élites. Il est fondamentalement dans les mains des peuples et dans leur capacité à organiser. Il est dans leurs mains, qui peuvent guider avec humilité et conviction ce processus de changement. Je suis avec vous. Chacun de nous, répétons du fond du cœur : pas de famille sans toit, aucun travailleur rural sans terre, aucun travailleur sans droits, pas de peuple sans souveraineté, aucun individu sans dignité.
Notes :
[1] http://nsae.fr/2014/10/28/rencontre-mondiale-des-mouvements-populaires-avec-le-pape-francois/ lire aussi : http://nsae.fr/2015/04/20/rencontre-mondiale-des-mouvements-populaires/
[2] Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra (15 mai 1961), 3: AAS 53 (1961), 402.
[3] Paul VI, Encyclique Populorum Progressio (26 mars 1967), 14: AAS 59 (1967), 264.
[4] Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église,157.
[5] Cinquième conférence générale des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes, Document Aparecida (29 juin 2007), 66.
[6] Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), 52: AAS 88 (1996), 32-22; ID., Lettre Encyclique Sollicitudo Rei Socialis (30 décembre 1987), 22: AAS 80 (1988), 539.
[7] Bulle d’Indiction du Grand Jubilee 2000 Incarnationis Mysterium (29 novembre 1998),11: AAS 91 (1999), 139-141.