Par Mario Giro [1]
Face à aux attaques terroristes de Paris, la première réaction appropriée est celle de la douleur et du deuil en mémoire des victimes, ainsi que celle de la solidarité et de la compassion pour un pays ami et une ville symbole du vivre-ensemble et des valeurs européennes.
Ensuite, il convient de condamner fermement ces attentats barbares que rien ne peut justifier, même indirectement.
Il est indispensable d’être unis dans le rejet absolu du djihadisme et du terrorisme islamique contemporains, demandant à tous, musulmans compris, d’exprimer personnellement leur réprobation inconditionnelle et radicale.
Enfin, il faut déployer toute l’intelligence, la lucidité et le calme possibles afin de comprendre les événements et de prendre les mesures adéquates. Il est irresponsable de se mettre à vociférer ou à s’agiter sans analyse : il convient en premier lieu de penser et comprendre correctement la situation. Si les barbares sont parmi nous, il y a bien une cause à cette situation, une évolution et – nous l’espérons rapidement – un remède.
Sommes-nous en guerre ? Certes, il y a une guerre, mais ce n’est pas réellement la nôtre. Il s’agit de celle que les musulmans se livrent entre eux, depuis bien longtemps. Nous nous trouvons face à un duel sanglant qui remonte aux années quatre-vingt, opposant des conceptions radicalement opposées de l’Islam. Un duel mêlé à des intérêts hégémoniques incarnés par les différentes puissances du monde musulman (Arabie Saoudite, Turquie, Égypte, Iran, pays du Golfe…) dans le cadre géopolitique de la globalisation, qui a remis l’histoire en mouvement.
Il s’agit d’une guerre intramusulmane, sans quartiers, qui se déroule sur différents terrains, et dans laquelle apparaissent chaque jour de nouveaux monstres, toujours plus terribles : du GIA algérien des années quatre-vingt-dix au Djihad islamique égyptien, jusqu’à Al-Qaida et Daesh (Etat islamique, EI).
Dans cette guerre, nous européens et occidentaux ne sommes pas les principaux protagonistes. Par narcissisme, nous nous croyons toujours au centre de tout. Mais les véritables protagonistes sont autres.
L’objectif des attentats de Paris est de semer la terreur parmi nous pour nous expulser du Moyen-Orient, qui représente le véritable enjeu. Il s’agit d’une sorte de « guerre de Trente Ans islamique », dans laquelle nous sommes impliqués en raison de notre (ancienne) présence dans cette région et de nos intérêts. L’idéologie de Daesh a toujours été claire sur ce point : créer un État, là où les étrangers avaient créé les États actuels, « impurs » pour cette raison.
L’EI livre un combat pour le pouvoir, revendiquant sa légitimité par l’arme de la « vraie religion ». Auprès de l’Oumma musulmane (la « maison de l’islam », qui inclut les communautés musulmanes de la diaspora), Daesh cherche à s’affirmer comme unique représentant légitime de l’Islam contemporain. Dans la terminologie islamique, on parle de fitna : une scission, un schisme au sein du monde musulman. Pour bien nous comprendre: il s’agit d’une guerre politique dans la religion, qui manipule les symboles de la religion, tout comme les nazis utilisaient des signes païens mêlés à des symboles chrétiens. En effet, l’EI comme Al-Qaida tue surtout des musulmans et attaque quiconque s’ingère dans leur conflit.
Pour ceux qui auraient la mémoire courte : Al-Qaida réclamait l’expulsion des bases américaines implantées en Arabie Saoudite et cherchait à prendre cet Etat (ou encore le Soudan, puis l’Afghanistan en s’alliant aux talibans). Daesh prétend aller au-delà : conquérir les « cœurs et les esprits » de la Oumma ; exiger la fin de toute intervention occidentale et russe en Syrie et en Irak ; créer un nouvel État à l’emplacement de l’ancien califat : en Mésopotamie.
Sur le plan géopolitique, il y a une nouveauté : Al-Qaida évoluait dans une situation où les États étaient encore relativement forts ; l’EI profite de leur fragilité, dans un monde liquide qui voit les frontières sauter. En synthèse : il n’y a pas de choc des civilisations, mais un choc au sein d’une civilisation, qui est à l’œuvre depuis longtemps. En d’autres termes, aujourd’hui, au sein de la Oumma, le pouvoir est peut-être disputé.
À partir de ces données incontestables, deux questions s’imposent à l’Occident et à la Russie.
La première est externe et concerne la présence (politique, économique et militaire) au Moyen-Orient : faut-il y rester et comment ? La seconde est interne : comment défendre nos démocraties, basées sur le vivre ensemble entre gens différents, alors même que les musulmans qui résident chez nous sont impliqués dans ce conflit brutal ? Comment préserver notre civilisation des troubles violents qui agitent la civilisation voisine ? Si nous nous limitons à perdre la tête, invoquant la vengeance sans comprendre le contexte, en nous engageant toujours davantage, sans réflexion, dans le bourbier moyen-oriental, utilisant le langage belliqueux des terroristes, nous ne ferons rien de bon. Au contraire, face à l’État islamique, nous pourrons signer la capitulation de « notre » modèle de société pour entrer dans « leur » climat de guerre.
Il convient avant tout protéger notre vivre-ensemble intérieur et la qualité de notre démocratie. Pour cela, il faut davantage de moyens de renseignement et d’intervention coordonnés par les services de police, surtout dans le milieu des communautés étrangères d’origine arabo-islamiques, qui représentent un enjeu important du terrorisme islamique. Il faut souligner que ces attentats se multiplient au moment même où l’État islamique perd du terrain en Syrie. En même temps, il convient de conserver un climat social le plus serein possible. Maintenir le calme, c’est-à-dire ne pas céder aux appels à la haine qui crient vengeance, et qui seraient susceptibles de transformer nos villes en ghettos isolés, répandant une culture du mépris et de l’hostilité.
Créer un climat social tendu, provoquer ces rancœurs reviendrait à jouer aux apprentis sorciers inconscients. Nous offririons sur un plateau le contrôle des communautés musulmanes occidentales aux terroristes, cédant chez nous à leur logique de la haine. Se montrer plus fort que leur haine ne signifie pas faire preuve de bienveillance complice. C’est une partie du défi. « Jouer les méchants » devient en revanche objectivement complice, précisément parce que c’est faire le jeu de l’État islamique.
En deuxième lieu, nous devons nous donner une politique commune sur la guerre en Syrie, véritable creuset où se forment les terroristes. Imposer une trêve et une négociation, voilà la priorité stratégique. Seule la fin de ce conflit pourra nous aider. Ajouter guerre sur guerre ne produit que des effets désastreux, comme l’affirme le pape François au sujet de la Syrie. Nous avons commis beaucoup d’erreurs jusqu’à présent : l’Occident s’est divisé, certains gouvernements se sont rangés, d’autres ont fourni des armes en silence, d’autres encore ont eu des attitudes changeantes ; on ne s’est pas adressé d’une voix unanime aux États voisins de la région.
L’Italie soutient depuis plus de deux ans que l’Iran (vous vous rappelez les propos d’Emma Bonino avant Genève II ?) et la Russie (vous vous rappelez que Federica Mogherini fut accusée d’être russophile ?) devaient être impliqués dans la solution. Matteo Renzi l’a répété plusieurs fois, en faisant une doctrine. Cette position était restée isolée. Finalement, avec les réunions de Vienne, tout a changé. Mieux vaut tard que jamais. Dans notre pays, il y a eu des efforts parallèles de paix et de dialogue : les réunions de Sant’Egidio avec l’opposition syrienne non violente ; l’appel pour Alep lancé par Andrea Riccardi ; l’écoute des chefs religieux chrétiens de la région. La fin de la guerre en Syrie (ou dans l’immédiat, son endiguement) est la meilleure façon pour entraver les terroristes. S’il n’a plus de territoire pour prospérer, le djihadisme de Daesh perdrait son masque.
En troisième lieu, nous devons nous occuper avec urgence du reste du cadre géopolitique méditerranéen : la Libye, qui représente pour l’Italie une priorité (là-bas, le conflit armé a été freiné grâce à l’embargo sur les armes) ; le Yémen ; la stabilisation de l’Irak ; les fragilités du Liban, de l’Égypte et de la Tunisie…
Même si ces crises sont en partie liées, il faut absolument les distinguer. L’EI voudrait au contraire les souder dans un unique mégaconflit (sa propagande est claire sur ce point), dans le but de se montrer plus puissante qu’il ne l’est. Pour cet engagement, il a besoin d’alliances fortes avec des États islamiques dits modérés : une façon pour prévenir leur chute (ou leur entrainement) dans le piège du djihadisme qui veut les porter sur leur terrain. Chaque conflit moyen-oriental et méditerranéen a sa propre histoire ; il faut faire l’effort d’un travail distingué et simultané. En d’autres termes : rester au Moyen-Orient implique un engagement politique continu et de grande ampleur.
Il est aussi prioritaire d’entrer dans le monde obscur des processus de radicalisation qui frappe nos banlieues et au-delà. Il faut assécher les sources des foreign fighters, ceux qui vont combattre en Syrie, et retournent. Il existe d’anciennes filières des années quatre-vingt-dix, jamais complètement démantelées (le pionnier du djihadisme comme le dit Le Monde), qui se réactivent en soutien aux forces dominantes du moment. D’autres peuvent être des combattants étrangers de retour : la question est de comprendre la genèse du phénomène. Olivier Roy parle de nihilisme ; il s’agit certainement d’une idéologie totalitaire dangereuse. Hannah Arendt disait que le but du totalitarisme n’est pas de changer le monde, de faire la révolution, mais de « changer la nature humaine ». Il faut que nous comprenions cela pour y répondre. Comment se fait-il que des jeunes, grandis parmi nous, se donnent aux « maîtres du mal » et mûrissent une telle haine ? C’est une question véritable pour nos sociétés.
Toutes ces actions doivent être menées de front et simultanément. Ne pas comprendre de quelle guerre il s’agit nous ferait tomber dans l’embuscade des djihadistes. C’est précisément là que l’État islamique veut nous conduire, pour mettre ses mains sur l’islam européen, mais surtout sur l’islam moyen-oriental. Il veut diviser le terrain en deux blocs opposés, en jouant sur le fait que les musulmans seront automatiquement attirés de son côté. Il mise sur la zone grise. Pour cette raison, la propagande de l’EI (comme celle d’Al-Qaida auparavant) parle continuellement de l’Occident : elle s’adresse en réalité à l’Oumma islamique pour la faire réagir.
Entreprendre tout cela n’est pas facile, mais nécessaire. Endiguer et éteindre la guerre en Syrie est l’action prioritaire pour assécher le vivier terroriste. Cette opération sera longue et complexe, il y aura d’autres attentats, mais c’est la voie gagnante à long terme. Certes, il s’agit de faire dialoguer des ennemis, de faire une place à table à des personnes qui ne nous plaisent pas (Assad et les siens) ou à des formations rebelles ambiguës, mais c’est la seule façon.
Partir en Syrie en ordre dispersé est au contraire la voie qui plaira à Daesh et à ses stratèges : un Occident et une Russie divisés sur tous les sujets favorisent ceux qui veulent créer un État alternatif. C’est là une ancienne leçon de l’histoire. Et après l’affaire du Sukhoi, une crise Russo-Turque c’est tout ce Daesh souhaite. Ce dont nous avons urgemment besoin, c’est que les rebelles syriens et les milices d’Assad – avec leurs alliés respectifs – comprennent que leur ennemi commun existe, qu’ils s’asseyent ensemble et parlent. Avec ruse, l’État islamique se présente à la Oumma comme « différent » : allié à personne, patriotique, dur, mais national (au sens que prennent les termes nation et patrie pour l’islam politique). De la sorte, il met en péril la survie et les intérêts de tous : de l’Occident, de la Russie, de la Turquie, de l’Iran, etc. Les seuls qui semblent l’avoir compris sont les Kurdes : il n’y a qu’un ennemi commun, qui émerge du vide du pouvoir. L’objectif minimal est une trêve immédiate ; l’objectif maximal serait un pacte pour l’avenir de la Syrie. Ce n’est qu’à ces conditions qu’on pourrait mettre en place une opération terrestre internationale, qui vise à stabiliser le pays et à mettre l’EI au pied du mur. Ainsi seulement, on pourra montrer ce qu’est véritablement l’EI : une bande d’anciens militaires irakiens et de djihadistes fanatiques issus du passé, des anciens ennemis qui sont devenus amis en profitant de nos divisions. Le vide de la politique, on le sait bien, génère des monstres.
 moins de tout abandonner – osons répondre à l’autre solution – et se retirer. Quitter totalement le Moyen-Orient, renoncer à tout intérêt et toute présence, abandonner les moyen-orientaux à leur drame : dans nos opinions publiques européennes certains le pensent, certains le disent, même des responsables. Quelqu’un dit que si nous quittions le Moyen-Orient, les attentats cesseraient immédiatement. Mais en même temps, les victimes seraient encore plus nombreuses au Moyen-Orient. Au lieu de l’assécher, nous laisserions le « lac djihadiste » se transformer en océan. Et cela n’est pas une option acceptable.
Source originale : http://www.limesonline.com/non-chiamiamola-guerra-come-battere-lo-stato-islamico-sul-fronte-interno/88299?prv=true
traduction par la Communauté de Sant’Egidio France
Note :
[1] Mario Giro est Sous-secrétaire aux Affaires étrangères du gouvernement Renzi