Par Jean-Bernard Jolly
L’université d’été d’Attac à Toulouse s’est annoncée d’emblée comme européenne, avec les moyens que cela suppose : interventions de mouvements sociaux de toute l’Europe, moyens de traduction et effort pour ne pas s’enfermer dans des problématiques nationales, gros effort de bénévoles pour organiser un événement rassemblant 1500 personnes. Le leadership était largement franco-allemand : la fondation Rosa Luxemburg est allemande, et elle était présente par son bureau de Bruxelles, donc auprès des organismes européens, ce qui a souvent conduit ses intervenants à choisir l’anglais de préférence à l’allemand ; Attac France a été particulièrement impliquée puisque l’événement se tenait en France, dans le cadre d’une université publique française. Une organisation performante a permis d’assurer la traduction simultanée en plusieurs langues, jusqu’à quatre dans les activités générales (anglais, allemand, français, espagnol), avec un équipement technique satisfaisant, mais grâce à l’apport de nombreux traducteurs bénévoles.
– C’est l’un des aspects les plus passionnants de cette manifestation que d’avoir su articuler des aspects locaux, allant jusqu’au niveau de la commune, avec des enjeux régionaux, nationaux, européens et mondiaux. Un exemple particulièrement parlant a été un atelier sur les projets pharaoniques de gazoducs sur les continents européen et africain. Les luttes locales de villages catalans ou sud-italiens s’appuient sur des analyses macro-économiques mettant en évidence le caractère inutile et donc nuisible de ces projets. L’analyse ne peut se faire qu’aux niveaux de l’Europe et du monde, car le gaz qui doit transiter par ces réseaux peut venir aussi bien d’Azerbaidjan que du gaz de schiste états-unien. Ils mobilisent d’importants fonds européens au seul bénéfice de… ceux qui les commanditent. Aux niveaux européen et mondial renvoie aussi l’évaluation des politiques de certains états en la matière, comme la Turquie et le Maroc, dont les régimes autoritaires sont confortés par leur participation à un gigantesque projet financier européen, sans oublier les composantes mafieuses, quand la Cosa Nostra italienne s’allie sur ce terrain avec les intérêts d’oligarques russes. L’information est d’une grande précision et n’a guère d’équivalent que certains articles du Monde diplomatique et d’Alternatives Économiques, les deux périodiques étant d’ailleurs partenaires de l’Université d’été..
– Une autre constatation extrêmement stimulante est le ton à la fois compétent et modeste de la plupart des interventions. Une jeune militante de Corporate Europe Observatory a des dossiers précis, d’une grande solidité, sur les pratiques des grandes entreprises en Europe. Elle sait qu’elle fait le poids face aux importants personnages du monde économique, et elle dit : il faut aller leur parler, les mettre en face des conséquences de leurs actes. Sans espérer que cela les fasse beaucoup changer, mais au moins cela peut leur donner un certain sentiment d’insécurité… De même l’un des intervenants de la Rosa Luxemburg Stiftung a fait signer des feuilles de présence en affirmant d’un ton pince sans rire : il faut donner des chiffres sur ce nous faisons pour justifier nos subventions et ainsi saper davantage le pouvoir de ceux qui nous les donnent… Ce sérieux de grande qualité universitaire n’a pas interdit des débats ouverts, nécessaires sur des questions aussi sensibles ; par exemple, un intervenant, après une affirmation péremptoire qu’il avait faite à propos de la nocivité du recours au gaz comme alternative au nucléaire et aux énergies fossiles, qui polluent davantage, est revenu sur ce qu’il avait dit pour admettre qu’effectivement une étude complète des modalités d’une transition énergétique était encore à faire. Je n’ai pas assisté à ce que l’on peut toujours redouter dans les assemblées militantes, la crispation sur des points de vue particuliers dans le seul but de provoquer l’affrontement. J’ai été très favorablement surpris par ce nouveau visage de la militance, qui s’appuie sur d’impressionnantes connaissances, des méthodes de travail rigoureuses, un engagement personnel qui passe par le terrain, mais qui se poursuit dans des travaux de recherche et d’écriture. Elle ne néglige pas l’aspect passionnel face à l’insupportable, mais compte d’abord sur la force de conviction de la démarche scientifique pour faire avancer les choses.
– La participation était vraiment européenne, avec l’implication des associations Attac des différents pays d’Europe (et du Togo). Des intervenants originaires d’Asie (Inde et Philippines), d’Afrique (Mali), d’Amérique latine (Brésil) ont fait des apports déterminants. Elle comportait une participation syndicale significative (CGT, FSU, Sud), mais à part Die Linke pour l’Allemagne, il n’y avait pas de participation affichée de partis politiques, que ce soit de France ou d’ailleurs. La présence des organismes humanitaires était réduite, avec une mention du CCFD-Terre solidaire, mais je n’ai pas vu ce sur quoi il était intervenu. La sensibilité était grande aux problèmes d’environnement, en particulier quant à ce qui touche à l’eau, aux problématiques de l’alimentation et de l’agriculture, de la santé et des services sociaux, du mode de vie et du vivre ensemble civique, des questions du genre et des discriminations qui s’y rattachent. La question démocratique était omniprésente sans qu’elle soit vraiment thématisée pour elle-même.
– Du point de vue de l’âge, il est apparu clair que la relève militante dans les domaines qui intéressent Attac est assurée. Les 25-30 ans étaient, sinon la majorité, du moins particulièrement visibles et prenant une part active à des discussions dans lesquelles il fallait être armé pour s’impliquer, au risque de ne pas être pris au sérieux si ce que l’on disait n’avait visiblement pas d’intérêt par rapport au thème. J’ai été frappé de l’absence de ces interminables interventions que l’on ne connaît que trop, de la part de gens qui croient que tout tourne autour de ce qu’ils font ou ont fait. Il y a eu des questions longues et des explicitations détaillées, parfois contradictoires avec les interventions faites, mais sans que cela n’apparaisse aucunement comme des digressions intempestives. Cette relève des générations était sensible au Forum Social Mondial de Montréal de 2016, un peu moins à l’université d’été de Besançon la même année. A Toulouse, il est apparu clair que les générations les plus jeunes, qui expérimentent les conséquences de la crise, ont des membres qui n’entendent pas subir passivement ce que les « marchés » prévoient pour elles.
– Une large place était faite à l’expression artistique. Pour ceux qui en avaient l’âge et la force, il y avait danse, théâtre et musique tous les soirs, avec une fête finale le samedi. Cet aspect allait bien avec l’ambiance décontractée et, pourrait-on dire, de sympathie mutuelle qui témoignait d’un véritable plaisir à vivre ensemble. En cela, le sérieux des débats et de l’enjeu des engagements a été rendu plus léger par cette ambiance de coopération, qui fait que l’on se trouve plus apaisé au bout de trois jours pendant lesquels on a été quand même affronté à des problèmes pratiquement insolubles, à des pouvoirs sur lesquels on n’a à peu près aucune prise.
– Je suis allé un peu par hasard à un atelier sur la dépendance que nous entretenons par rapport aux monstres du big data, les cinq organismes qui représentent en fait la capitalisation financière la plus importante de toutes les entreprises américaines (et donc mondiales). On les nomme communément GAMAF, acronyme de Google, Amazone, Microsft, Apple, Facebook. La petite entreprise, largement animée par le bénévolat, appelée Framasoft, qui animait l’atelier, a donné d’une part un aperçu des solutions alternatives qu’elle avait mis au point (Skype est particulièrement pernicieux du fait du type de codage qu’il prévoit pour les documents son), et d’autre part a appelé à une réflexion sur la dimension proprement politique d’un « soft power » qui modèle les mentalités et les comportements en fonction des intérêts des méga-entreprises du big data. La surveillance universelle informatique consomme une quantité d’énergie toujours passée sous silence, mais qui est nécessaire au fonctionnement des énormes « data centers ». Pour collecter tout ce que nous disons et écrivons, au téléphone et sur internet, .la centralisation démentielle des réseaux développe les gaspillages à l’infini du fait de la chaleur que dégagent les batteries de méga-ordinateurs. Loin de mettre des limites à la consommation d’énergie, la stratégie des Cinq grands les rend dépendants d’une production d’énergie toujours croissante. La moitié de l’humanité, à travers les téléphones cellulaires et les ordinateurs, se trouve transformée en source inconsciente des données qui faciliteront son asservissement. Il y a une rare tromperie dans la prétention de ces entreprises à prendre en compte les intérêts véritables des exploités, que ce soit pour la santé, domaine éminemment sensible, pour l’alimentation ou pour toutes les modalités de la vie quotidienne. Elles modèlent leurs offres sur ce qu’elles collectent de leurs usagers, mais en retour elles modèlent leurs pratiques et leurs mentalités pour imposer leurs normes en douceur. L’objectif est d’arriver à ce que nul ne puisse penser en dehors des cadres prédéterminés par l’industrie du big data, ordonnés à leur exigence de pouvoir. Les cercles extrêmement restreints qui exercent ce pouvoir n’ont de comptes à rendre qu’à ceux qui les financent. Ainsi, j’avais déjà décidé de m’affranchir de Google, ayant vu l’annonce de Qwant sur internet et l’ayant essayé avec succès. L’un des responsables du site internet d’Attac m’a confirmé dans mon choix au cours de l’atelier. Je fais donc la promotion de Qwant comme substitut libre de Google, avec l’avantage supplémentaire que si Google, champion de l’hypocrisie par sa « politique de confidentialité » qui lui permet de traquer tout ce que l’on fait sur internet avec l’assentiment dûment signé que l’on doit donner, Qwant au contraire garantit l’impossibilité de garder la trace des recherches que l’on fait sur son site. Une autre goutte d’eau dans un océan ? Peut-être. Mais tout ce que nous promouvons n’est-il pas de cet ordre ?
– Alors que les médias bruissent de l’importance du fait religieux et des inconvénients qui résultent de sa non prise en compte, l’université d’été a été d’un laconisme qui confine au silence à son égard. Si le racisme, l’héritage du fait colonial et l’oppression culturelle ont bien été évoqués, parfois longuement, ce n’est pas par leur aspect religieux qu’ils ont été traités. Une seule allusion appuyée, qui ira dans le sens d’un christianisme non religieux auquel beaucoup sont attachés sur les Parvis. Elle est le fait d’Edwy Plenel, maintenant directeur de Médiapart, qui, dans l’introduction à laquelle il a contribué au début de l’université d’été, après avoir rendu hommage à Jean Jaurès, le militant de la paix dont le nom a été donné à l’université qui nous accueillait, a évoqué Pierre Saliège, cardinal archevêque de la ville où nous étions, proclamant face à la dictature nazie et au régime de Vichy que la négation du caractère humain de l’étranger était par elle-même une négation de l’humanité. Une déclaration héroïque dans le contexte où elle a été faite, mais qui a l’immense intérêt de se référer, non pas à un particularisme religieux, mais à ce que nous avons de commun en humanité. L’exposé inaugural d’Edwy Plenel a sans doute contribué, avec celui des autres intervenants de la séance d’ouverture, à situer l’université d’été au niveau où elle s’est ensuite déroulée.
– Dernière remarque, Attac a d’origine une approche économique et sociale, les forces vives de la société étant de plus en plus pompées par des organismes économiques et financiers qui refusent de contribuer par l’impôt au maintien du cadre de vie de la population. Attac est née de l’idée de la taxation des mouvements de capitaux, auquel le nom de l’américain Tobin reste attaché. Attac dénonce en permanence cette injustice qui fait que les contributions de tous sont confisquées au bénéfice de quelques-uns, ceux qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler les « marchés ». Or la mondialisation néolibérale qui a mis en place ses mécanismes au cours des années 1970 semble en fin de course aujourd’hui, avec le développement de courants d’opinion « identitaires » dont l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble être la consécration. Maxime Combes, d’Attac-France, a mis les choses au point dans un Forum consacré à cette question. Le moment Trump semble mettre en opposition deux options : le renfermement des États-Unis sur leur espace national.ou la poursuite de la politique d’ouverture actuelle, promouvant le libre échange et ordonnée aux intérêts des grandes entreprises transnationales. Or dans les faits il n’y a pas de différence entre les deux options. Trump, si l’on fait abstraction de ses déclarations intempestives ou contradictoires, ne met pas en cause l’internationalisme. Il ne fait que mieux l’adapter aux buts de multinationales centrées sur les États-Unis. L’arrivée au pouvoir de dirigeants identitaires de plus en plus nombreux est par contre un véritable danger, en ce sens qu’ils se renforcent de l’oppression même qu’ils génèrent. Loin de rompre avec la logique de pouvoir des multinationales, ils la favorisent tout en trompant les populations par leur prétention à les représenter et à les conforter dans leur identité. Les Etats se trouvent réduits au rôle de gardiens de la sécurité des grandes entreprises, d’abord au sens militaire et policier, mais aussi en ce qu’ils favorisent la maximisation des profits transnationaux, au détriment des besoins des populations. La gestion des dettes d’Etat en est l’un des leviers, le cas de la Grèce a été longuement évoqué. Le discours politique s’y est révélé perverti, le néolibéralisme venant l’infiltrer du discours de l’entreprise. La politique consiste aujourd’hui à aller affronter les dirigeants d’entreprises, qui ont le pouvoir réel d’influence sur les conditions de vie et l’utilisation des ressources du travail de tous (investissements), en maîtrisant leur propre langage. Le poids de la représentativité parlementaire s’en trouve réduite, presque jusqu’à l’annihilation.
– Attac France fait partie des mouvements qui font apparaître au grand jour la logique néolibérale du nouveau président Macron. Censée déplacer les clivages pour ne se situer ni à droite ni à gauche, elle n’est une surprise pour personne, sauf ceux qui ont bien voulu se laisser surprendre. Un « Petit guide contre les bobards de la loi travail XXL » (a été rédigé en collaboration avec les « Économistes atterrés ». Il parle un langage clair, sans langue de bois technocratique, mais sans transiger sur la rigueur de l’analyse. Les enjeux une fois posés, reste le domaine de l’appréciation politique… tous les syndicats n’en ont pas la même lecture. La comparaison avec l’Allemagne sature le discours officiel, façonné par le gouvernement sur le modèle du discours patronal. Un article du « Monde diplomatique » de septembre 2017 montre l’envers du modèle allemand, en détaillant les mesures prises par le chancelier social-démocrate Schröder dans les années 2000 pour assurer les entreprises d’un travail à bas coût. Le taux de chômage y est admirablement bas, mais des millions de personnes qui ont un emploi vivent dans la misère, de mini-jobs à 450 euro par mois. Et les chômeurs qui le restent sont soumis à des conditions draconiennes qui les mènent à la radiation à la moindre incartade. On peut s’attendre à ce que la baisse annoncée du chômage en France relève du même modèle, celui que décrit le film « Moi, Daniel Blake » au Royaume-Uni. Le numéro de septembre 2017 d’Alternatives économiques a un dossier consacré à la même question de la comparaison entre la France et l’Allemagne. Sans nier l’impression d’ensemble que « l’Allemagne se porte bien », il pointe sur les mini-jobs, mais aussi sur la grande difficulté pour les femmes d’accéder à un emploi, sur l’effet d’entraînement d’une transition énergétique volontariste et sur la juste appréciation d’une démographie en baisse, qui justifie depuis des années le recours au travail d’étrangers.
Illustrations : Attac