Le Document d’Aparecida, des chemins d’avenir pour l’Eglise
Par Bernard Lestienne, s.j., samedi 1er septembre 2007, mis en ligne par DIAL (Diffusion d’Informations sur l’Amérique Latine).
Nous publions ici avec l’aimable autorisation de DIAL une analyse du Document issu des travaux de la Ve Conférence générale des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes qui s’est tenue à Aparecida au Brésil du 13 au 31 mai 2007. Bernard Lestienne sj, de l’IBRADES (Institut Brésilien de Développement), organe annexe de la Conférence nationale des évêques brésiliens (CNBB), a accepté de continuer la réflexion entamée dans un premier article (DIAL 2941), publié dans le numéro de juin 2007, et de présenter une analyse du Document et des perspectives qu’il ouvre.*
À la fin de ce mois d’août, le Document d’Aparecida [1] a été publié en espagnol et devrait l’être prochainement en portugais. Bien que préparé par les évêques d’Amérique latine pour les Églises de la région, le Document ouvre des perspectives pastorales intéressantes pour toute l’Église. Il peut être une source d’inspiration et de renouvellement de l’Église dans de nombreux pays. [2].
Dans la continuité de Medellin et Puebla
À l’encontre des craintes inspirées par les textes préparatoires, le Document est une Bonne nouvelle, une source de joie et d’espérance. S’il est pris au sérieux, si ses principales orientations sont mises en oeuvre, on peut attendre de vrais renouvellements dans nos Églises. Aparecida se situe dans le sillage de Medellin (1968) et Puebla (1979). On retrouve dans de nombreux paragraphes l’esprit prophétique, missionnaire et communautaire des 2eme et 3eme Conférences, qui avait été en grande partie étouffé lors de la 4eme à Saint-Domingue (1992).
Aparecida rejoint le riche filon prophétique de l’Église en Amérique latine : l’option pour les pauvres, la méthode voir-juger-agir, les Communautés ecclésiales de base (CEB), les pastorales sociales, la lecture vivante de la Bible, les grandes inspirations de la théologie de la libération, la participation dans les luttes pour la justice et les changements structurels comme partie intégrante de la mission évangélisatrice, le témoignage et la sainteté des martyrs qui ont donné leur vie pour la vie des autres.
Aparecida rattrape le temps perdu, pourrait-on dire. La parole a circulé beaucoup plus libre et créatrice que lors de la précédente Conférence. L’ombre de Rome s’était faite plus discrète – même si encore bien présente – et la vie de nos peuples fut davantage considérée. Le thème même de la Conférence « Disciples et missionnaires de Jésus-Christ, pour qu’en Lui nos peuples aient la vie en plénitude », l’environnement global où elle eut lieu et le discours inaugural de Benoît XVI permettaient d’espérer qu’un nouveau souffle pourrait inspirer la rédaction du texte. Dans l’ensemble celui-ci est bon, même si en bien des points il est resté en deça des aspirations des participants. Le Document est long, beaucoup trop long [3] ; il parle de tout, au risque de n’être lu dans sa totalité que par bien peu de destinataires. Mais l’on y trouve aussi de nombreux apports positifs – des perles parfois – sur les points qui nous intéressent davantage relatifs au disciple, à la mission et à l’option pour la vie en plénitude pour tous.
Un texte modifié
Au dire des participants, l’ambiance, bien distincte de celle de Saint Domingue, fut de fraternité et communion. La controverse quant aux modifications dans le texte peut ternir cette avancée vers une plus grande intégration entre les Églises de la région. On sait que le cardinal de Santiago du Chili – don Francisco Javier Errazuriz – et l’évêque de Reconquista (Argentine) – don Andrés Stanovnik – alors respectivement président et secrétaire général du Celam, sans informer personne, modifièrent le document, adopté à la quasi unanimité par l’Assemblée d’Aparecida, avant de l’envoyer au pape pour approvation officielle. Le pape approuva le Document le 29 juin, en la fête de Saint Pierre et Saint Paul, sans aucune modification, sans savoir que celui-ci avait été changé.
Il semble maintenant difficile de revenir en arrière puisque le pape a officialisé la version modifiée, et que celle-ci est déjà largement diffusée dans les pays hispanophones. La faute est grave pour le principe et pour la forme plus que pour le fond. Les évêques qui ont beaucoup travaillé pendant presque trois semaines pour préparer le texte et construire un consensus n’acceptent pas la manière de faire. Celle-ci est d’autant plus surprenante que le cardinal Errazuriz avait eu un rôle modérateur positif pendant les travaux, faisant le lien entre l’Assemblée plus progressiste et la Commission de rédaction plus conservatrice. Le cardinal avait même, avant la Conférence, reçu deux fois le groupe Ameríndia de théologiens de la libération, et avait facilité les contacts entre ce groupe et les évêques de l’Assemblée. Sur le fond, les changements sont minimes sauf sur le point important des Communautés ecclésiales de base (CEB) – point sensible plus que d’autres pour ceux qui veulent une Église communauté de communautés, une Église des pauvres, une Église engagée au service de la foi et de la promotion de la justice – où le prophétique texte original a été sensiblement modifié (mutilé, disent certains). Le président de la Conférence des Évêques du Brésil dit que le texte d’Aparecida reste valable. Pour tenter de calmer les esprits, le Conseil épiscopal latinoaméricain (CELAM [4]) a décidé d’organiser en 2008 un grand séminaire sur le thème des CEBs.
Le contexte de la rédaction du Document
Rappelons brièvement quelques éléments du contexte de préparation du Document qui en expliquent les avancées et limites. L’annonce d’une cinquième Conférence des évêques fut bien reçue dans l’ensemble de la région. Saint-Domingue, en 1992, avait laissé un goût amer, et de nombreux évêques souhaitaient une nouvelle Conférence pour surmonter les blocages et paralysies post-Saint-Domingue. La déception fut grande quand fut publié le Document de Préparation publié par le CELAM, à Bogota et la CAL (Commission pour l’Amérique latine) à Rome. Dans tous les pays il y eut de nombreuses contributions en provenance des pastorales, des communautés, des théologiens (en particulier le groupe Ameríndia) et des conférences épiscopales elles-mêmes, pour répondre au document. Le second texte (Synthèse des contributions reçues) ne rendait compte ni de l’esprit ni de la lettre des contributions. Ainsi, celles de la CNBB furent presque toutes absentes du texte de synthèse. Le processus de consultation et la participation depuis la base ont créé une dynamique et les évêques délégués ont apporté à Aparecida les attentes de leurs communautés.
Le choix du sanctuaire d’Aparecida a aussi marqué l’ambiance et l’esprit de la rencontre. Des évêques ont dit combien le contact quotidien avec les pèlerins les avait aidés à maintenir vivante l’option pour les pauvres. La section sur la religiosité populaire est d’ailleurs une des meilleures du Document. Ont été déterminants aussi les liens permanents entre évêques et théologiens, pastoraux et autres conseillers. La présidence du CELAM ne s’est pas opposé à ces contacts ; au contraire. Signalons encore les trois principales initiatives organisées par des laïcs qui ont aussi conquis l’attention des évêques qui voulaient être attentifs et comprendre : le séminaire de théologie de la libération et sa déclaration finale ; la marche des pastorales sociales de nuit pendant 10 heures environ, jusqu’à Aparecida ; et la tente des martyrs qui fut pendant toute la Conférence un lieu symbolique et animé de rencontres, de réflexion, de prière et célébration.
Un des principaux apports du Document fut de reprendre la méthode pastorale prédominante en AL : Voir-Juger-Agir. Les trois grandes parties du Document [5] correspondent à ces trois dynamiques, qui ne peuvent être séparées. Il s’agit de partir d’une analyse et réflexion sur la situation du monde et de l’Église pour discerner les directrices et réponses pastorales adaptées. La reprise de la méthode inductive fut une source de tensions. Ni le Document de Préparation, ni la Synthèse des Contributions utilisaient la méthode ; leur approche était toute déductive. Mais, le pape ayant choisi cette méthode dans son discours d’introduction, elle fut retenue dans le Document aussi. Choisir cette méthode c’était reconnaître l’autonomie du temporel et des sciences profanes, et l’importance de les connaître pour évangéliser la société.
Trois thèmes centraux
Reprenant l’intitulé de la Conférence, trois thèmes principaux traversent le Document et lui donnent sa cohésion : la vie en plénitude, le disciple et la mission [6].
La vie en abondance que Jésus apporte est au coeur du Document. On la trouve dans l’intitulé de chacune des trois parties. La vie en plénitude c’est la vie dans la communion avec Dieu, avec les autres et avec la nature. La défense de la vie humaine va de pair avec celle de la biodiversité, où s’exprime l’amour de Dieu dans sa création. Notre foi et notre amour du créateur nous appellent à travailler pour un monde où les exclus soient inclus et la nature respectée.
« Disciples et missionnaires du Christ pour qu’en Lui nos peuples aient la vie en plénitude », disait le thème de la Conférence. Le Document élimine la conjonction “et”. Le disciple est envoyé pour défendre la vie pour tous. Être disciple c’est être compagnon de Jésus, pour continuer sa mission. Le disciple est un intime et un passionné du Christ qui connaît et découvre chaque jour davantage la manière de vivre et servir la mission qu’il reçoit de Lui.
La vocation à être disciple est con-vocation à la mission. Il n’y a pas de disciple sans mission. Le disciple est missionnaire. Aparecida renouvelle et élargit le sens de la mission : c’est travailler pour que tous aient la vie en abondance. Les disciples sont missionnaires dans l’Église. « La vocation à être disciple-missionnaire du Christ est “con-vocation” à la communion dans son Église » [7], dit Aparecida. Le coeur du message est une Église en permanente attitude de mission, composée de disciples défenseurs et promoteurs de la vie en abondance.
Autres thèmes annexes
Pour suivre le Christ de plus près et vivre la mission, les disciples aspirent à une Église, de communautés de taille humaine. La rénovation des structures de la paroisse est urgente à travers une division en unités plus petites. La nouvelle forme de la paroisse est d’être communauté de communautés de famille, dont la base sont les Communautés ecclésiales de base (CEB) « cellule initiale de structure écclésiale » [8].
La mission mène au « coeur du monde ». Ni fuite dans l’intimisme ou l’individualisme religieux, ni abandon des graves problèmes urgents, et moins encore une fuite de la réalité pour un monde seulement spirituel [9], les nécessités urgentes pour surmonter les multiples formes d’injustices et d’exclusion appellent à travailler avec d’autres organisations ou institutions. L’Église n’a pas le monopole de la charité, de la justice et de la paix. Ces horizons ne peuvent se rapprocher qu’avec la participation de toutes les personnes de bonne volonté.
En Amérique latine, plus de 80% de la population est urbaine. La pastorale doit s’adapter à la réalité urbaine : « Les grandes villes sont des laboratoires de la culture contemporaine » [10]. « L’annonce de l’Évangile ne peut faire fi de la culture actuelle, qui doit être connue et, en un certain sens, assumée par l’Église » [11].
Dans la continuité de Puebla, Aparecida présente les visages de ceux qui souffrent aujourd’hui en Amérique latine et dont la souffrance atteint les coeurs des vrais disciples du Christ, comme lui-même s’est montré solidaire et sensible à la douleur des petits : les communautés indigènes et afro-américaines, les femmes exclues, les jeunes, les chômeurs, les migrants, les enfants prostitués, les millions de familles qui ont faim, les toxicomanes, les victimes de la violence, les personnes agées et les prisonniers. Les pauvres ne sont pas seulement pauvres, mais traités comme déchet, comme surplus, jetables [12]. L’inclusion des exclus suppose un changement structurel de la société. Faiblesse du Document : il omet d’appeler par son nom la racine de la misère et de l’exclusion et l’obstacle principal pour les surmonter. Le système économique néolibéral n’est point nommé et moins encore indiqué comme la cause de tant de maux.
De façon nouvelle, Aparecida considère les motivations de ceux qui quittent l’Église pour d’autres groupes religieux. Ils ne veulent pas sortir de l’Église et cherchent Dieu sincèrement [13]. Ils espèrent trouver des réponses à leurs inquiétudes. Les raisons ne sont pas d’ordre dogmatique ou théologique, mais d’ordre pastoral et communautaire. Les paroisses ne leur offrent pas souvent l’appui et la compréhension qu’ils cherchent.
Tandis que la Conférence de Saint-Domingue (1992) proclamait le rôle des laïcs en général, Aparecida met en avant celui des femmes. Parmi les réformes prioritaires, il convient de « développer une organisation pastorale qui promeuve le protagonisme des femmes (qui garantisse) une véritable présence de la femme dans les ministères que l’Église confie aux laïcs, au niveau de la planification comme de la décision [14] ».
Conclusion
Aparecida insiste sur la nécessité d’un renouvellement des structures en vue de la mission, en particulier au niveau de l’organisation des paroisses. Mais l’ecclésiologie sous-jacente au document reste indéfinie. Tout tourne autour des évêques, comme s’ils étaient eux l’Église. L’appel à la participation des laïcs, des femmes en particulier, dans les instances de planification et de décision de l’Église reste théorique. Nous sommes encore loin de l’Église « Peuple de Dieu » de Lumen Gentium reprise par Medellin et Puebla.
Un des axes les plus féconds du Document est l’expérience spirituelle du disciple. On trouve souvent dans le texte l’importance de la suite du Christ pour servir sa mission. Cette expérience est essentielle pour le renouvellement de l´Église et sa fidélité à sa mission de service de la vie à partir des pauvres.
La fécondité du Document d’Aparecida n’est pas tant dans la continuité qu’il rétablit avec Medellin et Puebla, ni dans le renouveau qu’il représente après Saint-Domingue ; elle réside davantage dans la conversion pastorale à laquelle elle appelle. L’important n’est pas le texte en soi, mais les pratiques nouvelles qu’il engendre à tous les niveaux. Les Conférences épiscopales et le CELAM, dont le nouveau président est l’archevêque d’Aparecida, ont une responsabilité spéciale dans cette mise en oeuvre.
P. Bernard Lestienne SJ, IBRADES (Institut Brésilien de Développement), Brasilia, 26 août 2007.
Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2955.
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Notes
[1] Nossa Senhora Aparecida (Notre Dame Apparue) est le principal sanctuaire marial du Brésil, situé à la frontière entre l’Etat de Saint Paul et celui de Rio. C’est là qu’eut lieu entre le 13 et le 31 mai 2007, la 5eme Conférence des évêques d’Amérique Latine. La Conférence fut inaugurée par le pape Benoît XVI. Elle a rédigé un Document pastoral qui fut approuvé par le pape le 29 juin, en la fête de Saint Pierre et Saint Paul. [2] On peut penser qu’il sera traduit en français pour qu’il soit plus facilement accessible dans les pays francophones. En attendant une traduction publique, les citations dans cet article sont faites à partir du portugais. Les numéros sont ceux de la version officielle. [3] 136 pages A4 bien pleines dans la version dont nous disposons actuellement. [4] Ne pas confondre le CELAM (Conseil épiscopal latinoaméricain) qui est une structure permanente, et la CELAM (Conférence des évêques latinoaméricains) qui est seulement un événement, la rencontre des évêques d’Amérique latine. Aparecida fut la 5ème CELAM. [5] Plan GénéralIntroduction
Première partie : la vie de nos peuples aujourd’hui
Chapitre 1 Les disciples missionnaires
Chapitre 2 Regard des disciples missionnaires sur la réalité
Deuxième partie : la vie de Jésus-Christ dans les disciples missionnaires
Chapitre 3 La joie d’être disciples missionnaires pour annoncer l’évangile de Jésus-Christ
Chapitre 4 La vocation des disciples missionnaires à la sainteté
Chapitre 5 La communion des disciples missionnaires dans l’Église
Chapitre 6 Le chemin de formation des disciples missionnaires
Troisième partie : la vie de Jésus-Christ pour nos peuples
Chapitre 7 La mission des disciples au service de la vie en plénitude
Chapitre 8 Royaume de Dieu et promotion de la dignité humaine
Chapitre 9 Familles, personnes et vie
Chapitre 10 Nos peuples et la culture
Conclusion [6] Nous nous inspirons de l’article du théologie brésilien Agenor Breghenti qui participa directement aux travaux comme théologien de la CNBB. [7] DA 156. [8] DA 178. [9] DI 3. [10] DA 509. [11] DA 480. [12] DA 65. [13] DA 225. [14] DA 453.
Pour une vue d’ensemble de la Conférence, nous renvoyons à notre article publié par DIAL le 1er juin 2007 : « AMÉRIQUE LATINE – Point de vue sur la Cinquième conférence des évêques d’Amérique latine à Aparecida, au Brésil » (DIAL 2941).