“Vive l’économie réelle !”, par Saskia Sassen
Le vrai défi auquel nous sommes confrontés ne consiste pas à sauver les banques. Il s’agit de sortir de ce fonctionnement hyperfinanciarisé qui n’a cessé de s’intensifier depuis dix ans et de trouver un moyen d’agir efficacement.
Les solutions financières apportées à la crise financière actuelle ne vont pas porter leurs fruits, en tout cas certainement pas aux Etats-Unis, qui affichent aujourd’hui un niveau d’endettement supérieur à ce qu’il était pendant la crise des années 1930. La dette américaine s’élevait à 150 % du produit intérieur brut (PIB) en 1929, et à 260 % en 1932.
En septembre 2008, l’encours sur les swaps sur défaillance de crédit (un produit typiquement made in America) s’élevait à 62 000 milliards de dollars, soit plus que les PIB cumulés de tous les pays du monde, qui s’élèvent à 54 000 milliards de dollars. Comme si cela ne suffisait pas, l’encours des produits dérivés dépassait les 600 000 milliards de dollars, soit 14 fois le PIB de la planète. Voilà qui suffit à plonger dans la panique toute personne sensée.
Pourtant, pendant ce temps, l’économie de tous les pays développés continue pour l’essentiel de tourner. Des millions de personnes sont toujours employées. Usines et magasins, trains et bus, hôpitaux et hôtels restent en activité. Plus qu’économique, la crise est avant tout financière. Ménages, entreprises, organisations non gouvernementales ou Etats, nous avons tous besoin de crédit.
Mais avons-nous besoin d’un système financier qui, en quelques années seulement, entre 2001 et 2008, a fait passer le volume des swaps sur défaillance de crédit (autrement dit, l’endettement) de moins de 1 000 milliards à quelque 62 000 milliards ? Nous avons besoin d’un système de crédit efficace, au-delà des activités bancaires traditionnelles. Mais notre système du tout-financier s’est dévoré lui-même et s’attaque aujourd’hui à tout ce qui lui échappe encore, notamment les impôts des contribuables.
Aux Etats-Unis, ce sont jusqu’aux hypothèques de particuliers aux revenus le plus souvent modestes qui se sont trouvées violemment aspirées dans les circuits de la haute finance. Tronçonnés et mélangés à d’autres crédits, ces crédits ont été vendus sous la forme de titres à des investisseurs, court-circuitant le marché plus réglementé du crédit immobilier traditionnel. Il s’agit d’une exploitation abusive des ménages à revenus modestes qui, dans la plupart des cas, n’ont pas même été informés de ce qu’on allait faire de leur crédit.
Pour preuve, ces subprimes, ou prêts hypothécaires à haut risque, représentaient 47 % de l’ensemble des crédits hypothécaires accordés en 2007 à des Afro-Américains à New York, contre seulement 1 % de ceux accordés à des Blancs. En 2008 aux Etats-Unis, ce sont en moyenne 10.000 propriétaires qui, chaque jour, ont vu leur logement saisi. On estime que 10 à 12 millions de foyers américains ne pourront pas rembourser leur crédit immobilier au cours des quatre années à venir.
Ce que nous appelons une crise fait en réalité partie intégrante du fonctionnement normal du capitalisme financier. La période actuelle a cela de particulier que le capitalisme financier atteint les limites de sa propre logique. Et ce largement parce qu’il s’est insinué dans une part si grande de toutes les économies nationales, en particulier dans les pays les plus développés, que les secteurs économiques où il pourrait espérer trouver des capitaux non financiers pour son propre sauvetage, désormais trop réduits, ne peuvent fournir suffisamment de fonds pour renflouer le système financier.
Les plans de renflouement financés par les contribuables ne pourront sauver le système financier actuel et ne doivent pas être utilisés pour ce faire. De nombreuses banques devront couler pour qu’on puisse espérer voir émerger un système financier plus réglementé et moins spéculatif.
Dès qu’on pense en termes économiques et en milliards, plutôt qu’en termes financiers et en billions (milliers de milliards), on peut voir les choses sous un meilleur jour. Car avec des milliards, aussi impuissants que nous soyons face à la crise financière, nous pouvons relancer une économie comme celle des Etats-Unis.
Que se passerait-il si les plans financés par les contribuables destinés à résoudre la crise financière étaient alloués à la croissance de l’économie réelle, pour faire en sorte qu’un éventail large et divers de petites et moyennes entreprises retrouvent rapidement un haut niveau d’activité ? Cela augmenterait la demande sur le marché du travail, car ces entreprises exigent une main-d’oeuvre abondante. Ce qui, à son tour, ferait progresser la demande des ménages, alimentant tous les secteurs économiques.
Quels sont les mécanismes, les vecteurs envisageables pour injecter l’argent du contribuable dans les petites et moyennes entreprises de sorte que cela apporte de la croissance économique et non de simples transferts de capitaux ? Ils diffèrent selon chaque pays. Mais, à mon avis, dans la plupart des économies, lancer de grands travaux d’infrastructures serait un bon début. L’exception serait peut-être la France, qui, de l’extérieur, semble déjà satisfaire tous les besoins d’infrastructures possibles et imaginables.
Mais revenons aux autres pays. Je ne pense pas à la construction d’immenses barrages ou de grands ponts, ouvrages d’art qu’on ne peut confier qu’à une poignée de grands cabinets d’ingénierie au monde. En revanche, ce ne sont pas les besoins en chantiers à forte intensité de main-d’oeuvre qui manquent : construction et/ou réparation des infrastructures de base des villes moyennes et grandes, décontamination de champs pollués, extension des réseaux de transports publics, expansion des espaces verts dans nos villes, et bien d’autres.
Dès qu’un gouvernement a pris la décision d’injecter en urgence des milliards dans son économie, il peut s’atteler à la satisfaction de ces besoins que ne peuvent contenter les mécanismes du marché. Mais lorsqu’ils sont lancés, ces projets ont un effet direct de stimulation du marché : augmentation de la demande de production de la part d’autres entreprises, augmentation de la demande de main-d’oeuvre et, par voie de conséquence, de la demande des consommateurs, qui alimente la demande en facteurs de production et en main-d’oeuvre des entreprises.
Les Etats-Unis fournissent un bon exemple. Voilà un gouvernement qui se refuse à injecter de l’argent dans son économie, alors qu’un besoin urgent s’en fait sentir – notamment pour consolider les 800 ponts dont on sait qu’ils présentent des défauts de conception et qui risquent tôt ou tard de s’effondrer et de faire un grand nombre de victimes.
Quelques chiffres à l’appui. Les Etats-Unis sont évidemment un cas extrême, dotés d’infrastructures bien moins modernes que la plupart des pays d’Europe – une situation que n’ont pas arrangée les années Bush. L’investissement net en infrastructures matérielles n’a cessé de reculer, passant en moyenne de presque 2,5 % du PIB dans les années 1970 et 1980, à environ 1 % au cours des dix dernières années. Tous les ouvrages d’infrastructure des Etats-Unis sont de mauvaise ou de médiocre qualité, et tous les secteurs à l’exception de l’aéronautique sont en déclin depuis 2001. En 2007, 26 % des 599 893 ponts existants aux Etats-Unis ont été jugés structurellement défaillants ou fonctionnellement obsolètes.
Pourtant, aussi désastreuse que soit la situation, les besoins dans ce type d’infrastructures se chiffrent en milliards, et non en milliers de milliards. Nous sommes là dans l’économie réelle, pas dans le monde de l’hyperfinance. Le budget total de l’Environmental Protection Agency (agence américaine de protection de l’environnement) était, en 2008, de 7,5 milliards de dollars. Les dépenses non obligatoires de l’Etat fédéral américain s’élevaient, en 2008, au total, à 481 milliards de dollars (on exclut des dépenses non obligatoires, le financement de la protection sociale, les intérêts sur la dette publique et les dépenses exceptionnelles, en l’occurrence les guerres d’Irak et d’Afghanistan). Même le total du budget fédéral 2008 s’élevait à 2 800 milliards de dollars, soit moins que les 3 000 milliards d’actifs invendables des banques !
Or les dépenses d’infrastructures sont créatrices d’emplois. Ainsi, une étude du gouvernement des Etats-Unis a conclu que chaque milliard de dollars investi par l’Etat fédéral dans la construction routière dans le pays permettait la création de 47 500 emplois par an. Cinq millions d’emplois pourraient donc être créés si nous investissons 1 600 milliards de dollars sur cinq ans dans nos infrastructures.
Le vrai défi consiste donc aujourd’hui à ramener nos économies à un niveau de financiarisation raisonnable. La croissance de l’économie réelle nous permettra de redonner l’importance qu’ils méritent aux milliards, pour en finir avec le mirage des billions.
Auteur : Saskia Sassen, professeure de sociologie à l’université Colombia. A été codirectrice du département économie du Global Chicago Project, projet de développement urbain. Auteure de nombreux ouvrages sur la ville globale, elle publiera en mars La Globalisation centrifuge, aux éditions Démopolis, et La Globalisation. Une sociologie, aux éditions Gallimard, une cartographie critique de la globalisation du monde.
Traduction de l’anglais : Julie Marcot
Source : Le Monde; édition du 21.02.09