De la France, à ses yeux “princesse des contes, madone aux fresques des murs… vouée à une destinée éminente et exceptionnelle“, de Gaulle attendait d’abord qu’elle tînt son “rang”. C’est cette préoccupation qui le conduisit, malgré l’hostilité des uns et les réserves de la plupart des autres, à doter le pays d’un arsenal nucléaire dont il est difficile d’imaginer aujourd’hui dans quelles circonstances il pourrait bien être employé.
Est-il interdit de penser que ce pourrait être également l’ambition de voir son “rang” reconnu qui pousse l’Iran à refuser obstinément, malgré le traité de non-prolifération dont il est signataire, de soumettre ses installations au contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique ? Le président iranien ayant préconisé la destruction de leur Etat, on comprend que les Israéliens soient tentés d’aller tuer dans l’oeuf cette machine infernale. Mais comment croire que M. Ahmadinejad, qui pousse à l’occasion le réalisme jusqu’au cynisme, pourrait n’être pas conscient de l’énormité des représailles auxquelles il s’exposerait s’il prenait l’initiative d’hostilités contre l’Etat juif ?
Au nom de quoi exclure l’hypothèse qu’il cherche plutôt, prenant exemple non seulement sur de Gaulle, mais aussi sur Israël, l’Inde et le Pakistan, à faire reconnaître à son pays, en se dotant de la bombe, le rang auquel il a rarement cessé de prétendre depuis que Cyrus s’est proclamé, au VIe siècle avant J.-C., roi des “quatre coins du monde” et qu’il a repris Jérusalem à Nabuchodonosor pour la rendre aux Hébreux ?
Son empire s’est certes effondré deux cents ans plus tard sous les coups d’Alexandre de Macédoine. La conquête arabe, en 637, n’a pas seulement entraîné la substitution de Mahomet à Zoroastre, le Zarathoustra de Nietzsche, comme guide spirituel du pays. Très vite s’est imposée une version “chiite” de l’islam, basée sur l’attente d’un imam caché, sans aucune allégeance au “sunnisme” aujourd’hui prédominant dans cette partie du monde.
Mais la Perse, bien que souvent envahie, notamment par les Mongols, a échappé aux ambitions impérialistes de la Turquie, de la Russie et de la Grande-Bretagne, pour ne pas parler des Etats-Unis qui ont ramené sur son trône un chah dont ils voulaient faire pour leur compte le “gardien du Golfe“. Traversée pendant des siècles par la très fréquentée route de la soie, elle a dû à ses poètes, à ses miniaturistes, à ses bijoutiers, aux bâtisseurs de ses mosquées et de ses écoles aux dômes de turquoise, la réputation de l’enviable savoir-vivre célébré par Montesquieu. Elle n’a envahi aucun de ses voisins.
On doit entre autres à Cyrus la grandiose Persépolis sur les ruines de laquelle le chah Reza Pahlavi avait convié rois et chefs d’Etat de la terre entière à banqueter, en 1971, pour célébrer le troisième millénaire de son lointain devancier. Le refus de Georges Pompidou de s’y joindre avait été, c’est le moins qu’on puisse dire, peu apprécié à Téhéran et Valéry Giscard d’Estaing, à peine élu à sa succession, s’empressa d’inviter le souverain, ce qui valut au signataire de ces lignes d’aller interviewer ce dernier dans son palais.
Quelques années plus tard c’était au tour de son ennemi juré, l’ayatollah Khomeiny, de me recevoir dans le pavillon à quatre sous où il avait élu provisoirement domicile à Neauphle-le-Château. Le luxe, le raffinement, un français parfait d’un côté, la haine sénile de l’autre et un interprète qui ne se doutait pas qu’il allait bientôt devenir ministre des affaires étrangères, en attendant d’être exécuté. Mais en commun un immense orgueil, une totale allergie à la contradiction, un évident mépris pour un monde occidental dominé par son immoralité et sa lâcheté.
L’actuel président, dont on ne sait pas encore s’il sera réélu en juin, méprise trop, lui aussi, ses adversaires pour prendre leurs menaces au sérieux. Si les Israéliens attaquaient ses installations nucléaires, n’aurait-il pas entre autres les moyens de déclencher un nouveau choc pétrolier que l’Occident, dans le contexte actuel, ne pourrait supporter ? Il sait que nombre de ses sujets condamnent une politique économique désastreuse et la corruption d’une partie du clergé chiite, mais voient dans ses ambitions atomiques un motif de confiance et de fierté. Il n’oublie pas que le chah insistait déjà sur la nécessité pour son pays de se doter des moyens, qui ne pouvaient être que nucléaires, de faire face à l’épuisement, à terme inévitable, de ses énormes réserves d’hydrocarbures. C’est dans cette perspective qu’il avait participé au financement du programme nucléaire français.
L’Iran est de beaucoup le pays le plus vaste (trois fois la France) de la région et le plus peuplé (73 millions d’habitants, contre 62 pour la France, et 30 seulement pour l’Irak, qui n’existe, lui, que depuis 1922). A bien des égards, il est aussi l’un des plus riches, avec d’énormes ressources pétrolières, et un PIB par tête de 5 310 dollars. La grande majorité de ses habitants aspirent à tenir leur place et à disposer des moyens d’une relance économique de nature à réduire un chômage préoccupant. L’exemple de l’Europe est là pour montrer qu’une dimension régionale est indispensable pour y faire face. Barack Obama donne des signes de vouloir chercher une nouvelle voie. Pourquoi ne pas explorer celle-là ?
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Auteur : André Fontaine (Ancien directeur du “Monde”)
Source ; Le Monde, édition du 19.03.09