Entretien avec Hans Küng, théologien suisse catholique
Cet entretien, donné au magazine Le Point en 2007, n’a malheureusement rien perdu de son actualité. Interdit d’enseignement par Jean-Paul II, Hans Küng demeure un des grands théologiens catholiques contestataires. Sa rencontre avec son ancien camarade Ratzinger, devenu Benoît XVI, ne lui a pas fait perdre de sa pugnacité.
Né en Suisse en 1928, le septuagénaire vit dans la Souabe allemande, où il est venu enseigner voilà quarante ans. « Où aurais-je pu m’installer en Suisse ? Fribourg, la catholique, c’est bien trop petit pour moi » , sourit-il, cabotin. Dans sa maison, à la lisière de la célèbre ville universitaire de Tübingen, une grande bibliothèque, décorée de quelques icônes. Dans l’escalier, un portrait de Luther, justement, en couleurs et souriant. C’est ici que Kofi Annan lui téléphone ou que Tony Blair lui rend visite. C’est ici, à Tübingen, qu’il fut nommé, en 1960, professeur de théologie dogmatique. Six ans plus tard, il fut rejoint par un autre théologien doué et prometteur, le Bavarois Joseph Ratzinger. Les deux hommes se vouvoient et s’apprécient d’emblée. « Nous étions de bons amis, tous les deux issus de familles catholiques conservatrices, même si historiquement tout nous sépare. J’ai grandi en Suisse, lui dans l’Allemagne nazie. Nous nous estimions. Et nous différions beaucoup, mais nul n’a besoin d’avoir son double pour ami, non ? » Le Vatican les remarque et c’est ensemble, à la demande de Jean XXIII, qu’ils participeront trois ans durant à Rome aux bouillonnants travaux du concile Vatican II.
De retour à la faculté de Tübingen, les événements de 1968, comme on appelle en Allemagne ce mois de mai agité, vont les séparer à jamais. Dans la faculté effervescente, les étudiants en théologie appellent de leurs chahuts le retour de Marx et la libération sexuelle. Leur professeur discute, sourit, tend la main. Ratzinger se crispe. Et part. Il accepte le poste qu’on lui propose à la Curie romaine, le gouvernement de l’Eglise catholique. Küng refuse une proposition semblable et part en guerre contre l’appareil ecclésial, qui englue, selon lui, la pureté ardente du message christique. Il compare le Vatican à un « Kremlin romain » et son occupant à un « dictateur » se prenant pour un « demi-dieu » . En 1979, Jean-Paul II l’interdit d’enseignement, sa Missio canonica lui est retirée : Küng ne peut plus se prévaloir d’enseigner la théologie catholique.
Le théologien suisse a commis l’impardonnable en réclamant l’abrogation du dogme de l’infaillibilité pontificale. « Comment l’Eglise, qui s’est si souvent trompée depuis deux mille ans, peut-elle continuer d’affirmer que le pape est infaillible ? » feint-il, incorrigible, de se demander. Joseph Ratzinger, qui dirige alors la Congrégation pour la doctrine de la foi, est pour beaucoup dans cette radicale sanction imposée à son ancien camarade. Pendant un quart de siècle, le théologien Küng, qui continue d’enseigner la théologie « oecuménique », tentera de venir plaider sa cause à Rome. Jean-Paul II refuse. Obstinément.
Hans Küng va alors endosser tous les combats du peuple catholique progressiste et prôner de radicales réformes au sein de l’Eglise catholique, dont il n’aura de cesse de fustiger la politique « dictatoriale » . Oui à l’ordination des femmes, oui au mariage des prêtres, oui à une morale sexuelle qui serait affaire de conscience individuelle et non diktat imposé par Rome. Il va même, en 1995, publier un texte en faveur de l’euthanasie. Le Vatican feint de l’ignorer. Lorsque son « meilleur ennemi » Joseph Ratzinger devient Benoît XVI, Küng fait publiquement part de son « immense déception » . Mais ajoute que la charge de saint Pierre peut changer l’homme. Et, quelques jours après l’élection pontificale, il écrit à son ancien camarade de salle des profs, lui demandant la visite que son prédécesseur lui aura refusée toute sa vie. Surprise, Benoît XVI lui répond. « Une lettre signée de sa main » , qui offre de le recevoir. « J’avais estimé à 50/50 mes chances de réussite » , dit-il.
Après vingt-cinq ans de silence, le 24 septembre, les deux hommes s’accordent quatre heures de retrouvailles. La plus longue audience privée jamais accordée par le nouveau pape. « La chute du mur catholique » , titrent les journaux allemands. Les deux compères que tout sépare, alors que tout les a unis, discutent de morale et d’astrophysique, des non-croyants et des mauvaises connexions ferroviaires entre Tübingen et Stuttgart. Benoît XVI prolonge la soirée, fait visiter à son hôte la salle des gardes suisses, celle où le jeune Küng avait été reçu en 1952. Bien joué, Benoît XVI ? En recevant Hans Küng après la journaliste islamophobe Oriana Fallaci et l’intégriste schismatique Fellay, il donne à ses gestes d’apaisement une inflexion vers la gauche. Et donne à penser que son pontificat modeste, dont on attend encore les lignes politiques majeures, sera peut-être celui des petits pas après celui des grandes messes. Et des petites surprises après celui des grandes encycliques.
Hans Küng a été touché par cette main tendue. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à dire ce qu’il pense. Aussi fort.
Le Point : Pendant quatre heures, vous avez eu le temps de vous dire beaucoup de choses, non ?
Hans Küng : Certainement, et ce fut d’emblée amical. Je n’ai pas prononcé le nom de son prédécesseur, et lui non plus. Je ne suis d’ailleurs pas venu à Rome pour demander qu’on me rende ma Missio canonica. J’ai été et suis toujours, sans cette Missio canonica, un théologien catholique. Le pape et moi avons mis entre parenthèses tous les sujets de discorde qui nous opposent. Il les connaît, tout est clair entre nous et c’est lui désormais qui doit se saisir de ces sujets que je brandis depuis des décennies. Ce sont ses chantiers. Que va-t-il faire de son pontificat ? Soyons patients. S’il pense aussi vite que moi, je ne crois pas qu’il agisse aussi vite. Il mûrit plus longuement ses actes. Nous verrons.
Vous célébrez aujourd’hui vos 51 ans de sacerdoce. Cinquante et une années d’une prêtrise mouvementée. Quel diagnostic faites-vous de l’Eglise catholique ?
Le quart de siècle que nous avons traversé sous Wojtyla fut une impasse. Il a caché la gravité de la situation de l’Eglise par de grands rassemblements festifs, de grandes manifestations. Ce pape a mis en place un système de gouvernement rigide et centralisé, avec une profusion d’obligations et d’interdits qui a tué toute vie dans l’Eglise. La vérité, c’est que le clergé se meurt, les églises se vident, les chrétiens désertent. Une situation que la France, comme ses voisins, connaît bien. Cette érosion dangereuse a été cachée sous le pontificat de Wojtyla.
Que doit faire l’Eglise pour sortir de cette impasse ?
Il faut d’urgence se demander quelle est la meilleure stratégie à adopter. Veut-on se voiler la face, enterrer le problème, proclamer que nous détenons la vérité et que nous la conserverons et la répandrons par des campagnes d’évangélisation, affirmer que nous allons rendre l’Europe à nouveau chrétienne ? Osons enfin admettre que cette stratégie a jusqu’ici peu donné. La stratégie juste, c’est de conserver la substance de la chrétienté. Une Eglise qui vend sa substance n’est plus qu’une organisation séculaire et ne saurait se maintenir en vie. L’Eglise doit être ouverte, discuter sans se renier. Il ne suffit pas d’évangéliser, il faut connaître les faits, maîtriser les dernières découvertes de l’astrophysique, de la biologie moléculaire, de l’anthropologie, afin de déterminer les recoupements. J’ai participé cet été à Potsdam au colloque de l’Accademia europea, le plus grand rassemblement de physiciens, biologistes et philosophes d’Europe. On ne peut se contenter de dire aux scientifiques « Vous devez croire à cela ». Face à ces défis des sciences, la confrontation stérile est vaine, car, comme l’a déjà dit Emmanuel Kant, on ne peut répondre par la raison pure. Ou appeler de ses voeux une harmonisation artificielle. La théologie ne peut plus croire qu’elle peut sous son aile ordonner la science, et la science ne peut plus croire qu’elle peut s’ordonner toute seule. Il faut oser un modèle complémentaire qui prenne au sérieux les aspects de la réalité. La foi doit parler avec la politique, la morale, l’art, l’économie, la science. Quand j’ai raconté cela à Benoît XVI, il était très intéressé. Et ce fut là notre principal sujet de conversation.
Vous réclamez l’oecuménisme, des retrouvailles entre les Eglises protestante, orthodoxe et catholique romaine. Est-ce nécessaire ?
Je remarque que le peuple des chrétiens est bien plus en avance que les prêtres, les prêtres plus en avance que les évêques et les évêques que le pape. Pourquoi nous excommunier les uns les autres alors que nous pourrions nous entendre ? Je n’appelle pas de mes voeux une Eglise unitaire, mais une Eglise unie. Je ne demande pas que la liturgie soit commune entre luthériens et catholiques romains, mais qu’on puisse ensemble, avec nos frères protestants, partager l’eucharistie. Soyons ouverts à nos différences. « L’unité lorsque nécessaire, pour le reste la liberté, mais dans le tout, l’amour » , a dit saint Augustin.
Vous êtes pour l’ordination des femmes, contre le célibat des prêtres, vous souhaitez que la morale sexuelle soit laissée à la conscience individuelle de chacun et vous avez même publié un texte défendant le droit à choisir sa mort. On a du mal à comprendre qu’avec tout cela vous vous disiez encore catholique ?
Tout cela est vrai. Et je suis catholique. Car voilà, rien dans les Evangiles ne m’interdit de penser cela, rien ne contredit cela. On peut même au contraire penser que si le Christ Sauveur revenait, comme dans Dostoïevski, il donnerait raison à ceux qui sont pour la liberté. On ne peut forcer les gens à penser tous pareillement. Pourquoi n’est-il pas possible de défendre ces points de vue-là au sein de l’Eglise ? La majorité des gens pense comme moi.
Mais le contenu de la foi peut-il être démocratiquement défini ?
En tout cas, il ne peut être dictatorial. L’Eglise n’est pas une dictature, comme nous venons de la vivre dans le dernier pontificat, où une personne seule pouvait tout décider, même contre l’avis du collège des évêques. Je dis que l’Eglise est plus proche certainement de la démocratie que d’une dictature. Je ne pense pas que l’on doive soumettre ces questions du célibat des prêtres ou de l’ordination des femmes au suffrage des électeurs, mais je pense qu’on doit tolérer parmi le peuple des chrétiens des avis divergents sur les points à propos desquels les Evangiles n’ont pas donné de ligne claire.
Justement, sur l’ordination des femmes, les Evangiles ne sont-ils pas clairement contre ?
Bien au contraire. Les femmes jouaient dans la communauté des apôtres un rôle exceptionnellement important. Les femmes furent les dernières sous la Croix et les premières devant le tombeau vide. Le Christ n’avait pas peur des femmes. Dans la communauté paulienne, à la fin de l’Epître aux Romains, on parle même d’une femme « éminente parmi les disciples » . C’était Junia, que les traducteurs ont transformée en Junias pour masculiniser son nom. Où Dieu aurait-il décidé que seuls les hommes peuvent accéder à la prêtrise ? Où l’a-t-il dit ? Où est-ce écrit ? Qui sait cela ?
A l’origine de votre querelle avec le Vatican, il y eut votre remise en cause de l’infaillibilité pontificale. Avez-vous évolué sur ce point ?
Non, j’ai même écrit un livre qui s’appelle « Infaillible ? », et je recommencerai. J’ajouterai juste qu’il n’a pas été répondu à cette question.
Vous êtes opposé à la béatification de Jean-Paul II ?
Résolument, oui. Comme je fus opposé à la béatification de Pie X et de Pie IX. C’est de la propagande plutôt que de la sanctification.
Le soir de l’élection de Joseph Ratzinger comme pape, vous avez fait état de votre immense déception. Aujourd’hui, que diriez-vous ?
C’était une immense déception, mais j’ai ajouté ce soir-là que la charge de Pierre pouvait changer l’homme. Et que cela ne saurait se faire en une nuit. Je crois qu’il n’est pas aussi certain qu’on pouvait le craindre que Benoît XVI soit un pape conservateur. Il regarde vers l’avenir. Quand le contrôleur de gestion devient patron de la boîte, il ne peut plus se borner à contrôler les comptes. Donc, Joseph Ratzinger ne peut pas continuer à faire du « contrôle de la foi » en regardant qui est dans le bon chemin et qui s’en écarte. Il a désormais une vision du monde, il doit répondre, communiquer, insuffler, porter son message. C’est une situation autre que la sienne désormais.
Vous avez fondé et vous dirigez la Fondation éthique planétaire. Un forum de réflexion mondiale dans lequel siègent des personnalités illustres de tous horizons. La Fondation éthique planétaire affirme que la paix entre les nations ne pourra advenir que s’il y a une paix entre les religions. Sur quel fondement commun un catholique, un bouddhiste et un musulman peuvent-ils fonder cette paix ? Qu’ont-ils en commun ?
Ni le dogme, ni la foi, ni la doctrine. Mais ils partagent une attente éthique, une même conviction. Résumons : l’homme ne peut tuer un homme, il ne peut mentir, ni voler, ni tromper. Ce sont là des valeurs fondamentales, des normes incontournables et des attitudes essentielles à la dignité de la personne. On ne peut avoir des droits de l’homme sans les devoirs de l’homme. Et ce sont ceux-là que nous souhaitons promouvoir pour que du dialogue naisse la paix. Notre fondation recherche, fait de la formation, organise des rencontres interculturelles et interreligieuses. Les Français feraient bien de s’y intéresser un peu…
Un de vos livres les plus célèbres se nomme « Etre chrétien ». Comment définissez-vous le fait d’être chrétien en Europe occidentale en 2005 ?
Dans la lumière et à la mesure du Christ, vivre, souffrir, agir et mourir dans le monde d’aujourd’hui parce que porté par Dieu et aidant son prochain
Repères
1928 : Né à Lucerne, en Suisse.
1954 : Ordonné prêtre.
1974 : Publication de « Etre chrétien » (Seuil, 1978).
1979 : Retrait de sa Missio canonica (autorisation d’enseigner la théologie catholique).
1995 : Création de la fondation éthique planétaire.
2004 : Reçu le 24 septembre par le pape Benoît XVI.
Source : Le Point (17/01/2007)