Crises de dette, crises sociales
Par Christian Chavagneux
Les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne. De la même façon, les dettes qui sont remboursées rubis sur l’ongle ne font jamais la une. Mais lorsque des débiteurs sont en difficulté, tous les regards se tournent vers eux. Et, de ce point de vue, l’actualité a été plutôt chargée depuis 2007 !
On a d’abord appris que des courtiers sans scrupule, relayés par des banquiers de la même étoffe, s’étaient enrichis en plaçant des prêts immobiliers auprès d’Américains pauvres dont ils savaient pertinemment qu’ils n’auraient pas les moyens de les rembourser. Quand le marché immobilier s’est retourné, ces pauvres Américains se sont retrouvés à la tête d’appartements et de maisons qui valaient moins que les dettes qu’ils devaient honorer.
Les malheurs de la dette
Une telle situation aurait dû créer une petite crise localisée du marché des prêts hypothécaires. Au contraire, elle a été à l’origine du quasi-effondrement du système bancaire mondial. Comment l’expliquer ? Toujours par des problèmes de remboursement de dettes, mais, cette fois, de la part des acteurs financiers. Les produits toxiques fondés sur les prêts subprime rapportaient tellement qu’il valait la peine d’emprunter pour en acheter davantage. Entre décembre 2002 et décembre 2008, l’endettement du secteur financier américain est passé de 93 % à 119 % du produit intérieur brut (PIB), de 82 % à 115 % dans la zone euro et de 71 % à 124 % au Royaume-Uni ! Résultat : les banques se sont retrouvées avec des placements qui ne valaient plus rien, en même temps qu’il leur devenait impossible de dénicher des prêteurs pour renouveler leurs emprunts : il a fallu une vaste intervention publique pour les sauver du gouffre.
Ensuite, la crise a connu une mutation, mettant les dettes publiques sur la sellette, particulièrement en Europe. Certes, il y avait des raisons objectives à cette évolution. L’accroissement des déficits budgétaires et des niveaux de dette, résultat des politiques de baisse d’impôts et des efforts de soutien à l’activité après 2007, nécessitait de prendre des mesures correctrices, afin de s’assurer que l’endettement resterait maîtrisable. De ce point de vue, si l’on se plaint beaucoup de l’absence de coordination des politiques budgétaires en Europe, la crise a fini par la faire advenir, mais dans les pires conditions : les pays de la zone se sont engagés comme un seul homme dans un effort d’austérité qui réduit l’activité interne de chacun et rend plus difficile la sortie de crise !
Mais chacun a pris ses responsabilités et, hormis la Grèce, les Etats ont fait ce qu’il fallait pour maîtriser leur endettement. Les marchés financiers ne l’ont cependant pas entendu de cette oreille. Enferrés dans l’un de ces mouvements de panique qui les caractérisent, ils se sont mis à croire que le Portugal, l’Espagne puis l’Italie et finalement la France, l’Autriche et même l’Allemagne pourraient ne pas rembourser leurs dettes. A cet égard, l’économiste américain Paul Krugman expliquait fin novembre 2011 [1] combien l’Autriche est un cas exemplaire : le pays, qui a réussi à marier une politique budgétaire austère avec un taux de chômage maîtrisé, un excédent extérieur et une dette moins élevée et diminuant plus vite qu’en Allemagne, s’est pourtant vu attaqué par les marchés financiers, et ses taux d’intérêt ont augmenté et se sont éloignés des taux allemands. Preuve que les marchés financiers marchent sur la tête quant à leur évaluation de la qualité des dettes publiques.
Les pistes de sortie
Comment sortir du piège dans lequel les marchés nous enfoncent ? Les pays européens, sous l’impulsion de l’Allemagne, semblent vouloir prendre pour mot d’ordre ” mort à la dette “. Ou plus précisément, mort à toute forme de déficit public, forcément synonyme de mauvaise gestion. Pour éviter les maux de dette, coupons-nous la dette ! L’austérité de long terme serait ainsi le garant d’un sérieux budgétaire permettant aux pays européens de mutualiser leurs emprunts par la création des fameux eurobonds, ou euro-obligations, rebaptisés ” obligations de stabilité ” dans la proposition faite par la Commission européenne en novembre 2011 !
Le projet politique européen peut-il se limiter à préconiser une austérité durable pour tous comme prix de son sauvetage ? Si c’était le cas, on ne donnerait pas cher de son avenir. L’Europe doit proposer d’autres horizons que la rigueur. Et elle le peut. Alors même que les ménages et les entreprises ne consomment plus beaucoup et investissent peu, une action du côté des dépenses publiques aurait aujourd’hui un impact positif fort sur l’activité. Comme disent les économistes, ” l’effet multiplicateur ” de la dépense publique est plus élevé quand la dépense privée est en panne. Or, les nécessités de la transition écologique, par exemple, donnent un objectif clair à une politique d’action publique qui pourrait être mise en oeuvre tout en maîtrisant les déficits. Il faudrait pour cela remplacer des dépenses publiques improductives – à aller piocher dans les niches fiscales – par des dépenses écologiques productives. Une réforme fiscale demandant plus aux plus riches (individus et entreprises) devrait également contribuer à alimenter les ressources nécessaires permettant aux Etats de fournir ce qui manque le plus aujourd’hui à l’économie européenne et mondiale : de la demande.
Comme l’explique l’économiste Michel Aglietta, nous devons nous appuyer en la matière sur les leçons de l’histoire, en suivant la voie utilisée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale. ” En 1945, n’oubliez pas que les Etats-Unis avaient des dettes qui s’élevaient à 130 % de leur PIB, et le Royaume-Uni à 260 % ! Il s’agit de maintenir des taux d’intérêt réels très bas, à un niveau inférieur au taux de croissance de l’économie. C’est cet écart qui réduit mécaniquement et régulièrement le poids de la dette, même avec un déficit public primaire [le déficit hors paiement des intérêts de la dette]. C’est une stratégie qui repose sur deux piliers, comme l’ont fait les Américains : ils ont d’abord suspendu l’indépendance de la Fed, entre 1945 et 1951, pour qu’elle s’efforce de maintenir les taux longs le plus bas possible. Ils ont ensuite fait un plan de dépenses publiques massives pour aider l’investissement privé : le plan Marshall. C’est la seule sortie vers le haut “ [2].
Il est certain que la manière la plus efficace de réduire le poids des dettes publiques est de faire croître l’activité plus rapidement que la charge d’intérêt. Cela passe par une politique publique temporaire de soutien à la demande, par une action de la banque centrale en faveur de la croissance, c’est-à-dire des taux d’intérêt bas et une intervention pour limiter les hausses de coût d’emprunt dues aux mouvements de panique des marchés. Une telle politique irait dans le sens de ” l’euthanasie du rentier “ telle que la souhaitait Keynes dans le chapitre XXIV de sa Théorie générale.
Perplexité
Les historiens des générations futures auront peut-être du mal à comprendre comment l’insolvabilité de la Grèce, un pays pesant quelques pourcents de la zone euro et dont la dette publique représentait une part minime de son endettement total, a pu se transformer en crise généralisée des finances publiques européennes. Ils s’interrogeront pour comprendre pourquoi la dette de ce pays n’a pas immédiatement été annulée, au moins en partie, et pourquoi il a fallu attendre deux années pour en arriver là, au prix d’une austérité implacable pour les Grecs et de tensions budgétaires, politiques et sociales dans le reste de l’Europe.
Car, comme le montrent les travaux de l’anthropologue David Graeber , il n’est pas rare que les périodes d’endettement se terminent dans le surendettement. Dans l’Antiquité, quand un débiteur ne pouvait plus assurer le remboursement de sa dette, une partie de sa famille finissait en esclavage chez le créancier. Mais lorsqu’une crise de dette se généralisait, cette situation finissait par créer des tensions dans la société, conduisant les dirigeants à effacer les dettes, afin que les familles puissent se retrouver. Les crises de dette ne sont pas d’abord affaires de comptabilité et d’ajustement budgétaire. Ce sont des crises sociales et politiques qui réclament des réponses politiques ce qui passe forcément par la protection des débiteurs plutôt que par celle des créanciers.
Christian Chavagneux
Editorial de Alternatives Economiques Hors-série n° 091 – décembre 2011
Notes :
1. Voir Real Austrian Economics Updated, par Paul Krugman, http://krugman.blogs.nytimes.com/2011/11/21/austrian-economics-the-real-kind/
2. La Tribune, 18 novembre 2011.
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ILS ONT DIT :
William Shakespeare ” La mort est une dette que chacun ne peut payer qu’une fois. ”
Abraham Lincoln ” S’il n’y avait pas de dette dans le système, il n’y aurait aucun argent. ”
Oscar Wilde ” Le plus gros avantage de la richesse, c’est qu’elle permet de faire des dettes. ”
Emile Zola ” Mais malgré elle, au bout de cinq minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh ! Elle avait prévu ce qui arrivait, le zingueur buvait la boutique. ”
Guy de Maupassant ” Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. ”
Jules Berry ” Moi, je ne me ferai jamais sauter la cervelle pour des dettes. D’abord, je n’aurai jamais autant de cervelles que de dettes. ”
Sacha Guitry ” Dieu merci, j’ai encore les moyens de faire des dettes ! ”
Louis-Ferdinand Céline ” On ne meurt pas de dettes. On meurt de ne plus pouvoir en faire. ”
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Source :
http://www.alternatives-economiques.fr/crises-de-dette–crises-sociales_fr_art_1122_56744.html
Alternatives Economiques Hors Série n° 91 « La dette et ses crises » décembre 2011 ; en kiosque actuellement.
* Aller plus loin :
En participant à la MOBILISATION « Pour un audit citoyen de la dette publique ! » :
• lire l’appel du collectif : Appel pour un audit citoyen de la dette publique
*En savoir plus :