1 600 milliards d’euros, c’est la somme qu’ont versée les États européens aux banques pour leur éviter la faillite. Un sauvetage qui, bien que nécessaire, renforce leur sentiment d’impunité.

Par Sandra Moatti

15 septembre 2008 : la banque d’affaires américaine Lehman Brothers dépose son bilan. Cette annonce tétanise les acteurs financiers du monde entier et fait plonger les économies occidentales dans une récession brutale. Les conséquences désastreuses de ce choc convainquent les gouvernements de secourir les banques coûte que coûte, en particulier les plus grandes.

Les États ont ainsi payé au prix fort l’erreur d’avoir laissé les banques grossir démesurément. Pour Andrew Haldane, directeur de la stabilité financière à la Banque d’Angleterre (la Banque centrale britannique), l’explosion de la taille des bilans des grandes banques depuis le début des années 2000 est « la plus grosse bulle de l’histoire financière ». En Europe, le total de leurs actifs est passé entre 2002 et 2008 de 25 000 milliards à 45 000 milliards d’euros, soit plus de 350 % du PIB de l’Union européenne (UE). Un poids nettement plus important qu’aux États-Unis où les banques classiques jouent un moindre rôle dans le financement de l’immobilier et de l’économie. Sur le Vieux Continent, le poids des banques nationales atteint 420 % du PIB de la France, 570 % au Royaume-Uni, 800 % en Irlande ! Pas étonnant dans ces conditions que des banques qui vacillent puissent déstabiliser les États. D’autant que ce secteur hypertrophié est de plus en plus concentré. Les grandes banques pèsent donc de plus en plus lourd. À eux seuls, les actifs de BNP Paribas équivalent au PIB de la France.

Banques et États, main dans la main

« Une relation d’interdépendance malsaine s’est installée entre les grandes banques et les États », analyse l’économiste Jezabel Couppey-Soubeyran. « D’un côté ces grands établissements sont de gros acheteurs de dette publique et, de l’autre, l’État vient à leur secours en cas de difficulté. » Le tout sur fond de consanguinité de plus en plus étroite entre les hauts responsables des mondes bancaire et politique, aux États-Unis, mais aussi en France et en Europe.

Cette croissance des bilans bancaires ne tient pas à une recrudescence des prêts à l’économie, mais au développement des portefeuilles de titres détenus par les banques pour leurs activités sur les marchés financiers. Et elle n’a pas été financée par un supplément de dépôts et de capital mais essentiellement par un endettement accru, souvent à très court terme.

Faillites impensables

Plus grosses, plus endettées, donc plus interconnectées à l’ensemble du secteur financier, les grandes banques sont devenues « trop grosses pour faire faillite » – too big to fail -, car leur défaillance est susceptible de déstabiliser tout le système (ce qu’on appelle le risque systémique). C’est pourquoi les pouvoirs publics sont massivement intervenus pour les secourir lorsqu’a éclaté la crise de 2008. En dépit des masses de liquidités prêtées par les banques centrales, les États ont dû ouvrir très largement les cordons de leur bourse. En Europe, 1 600 milliards d’euros d’argent public, soit 13 % du PIB de l’UE, ont été déversés dans les banques entre 2008 et fin 2010, sous forme, principalement, de garanties, mais aussi de recapitalisations et de rachats d’actifs. 90 % de ces sommes sont allées aux grandes banques. Sans ces injections d’argent public, il est certain que les impacts économiques et sociaux de la crise auraient été plus écrasants encore.

Incontournables, ces sauvetages ont cependant encore accentué le problème du too big to fail. Ils ont fait grossir les grandes banques qui ont absorbé des concurrentes en détresse. Et les ont confortées dans la conviction qu’elles seront encore secourues en cas de nouvelle difficulté. Cette assurance d’être sauvées constitue pour ces géants une forme de subvention implicite. Mieux notées par les agences de notation, les grandes banques se financent à des taux nettement plus bas que les petites et a fortiori que les autres entreprises. Un avantage qui ne paraît guère justifié au regard de leurs activités. En effet, l’examen du bilan des banques montre que plus les banques sont grosses, plus la part des activités traditionnelles de prêt aux agents non financiers (les ménages, les entreprises, les collectivités locales…) est réduite, au profit des activités de marché et des engagements sur les marchés dérivés. La subvention implicite dont elles jouissent revient donc paradoxalement à « prélever une rente sur la société pour accroître artificiellement la profitabilité des activités de trading » note Thierry Philipponnat, secrétaire général de l’association Finance Watch.

Comment contrôler ces mastodontes bancaires ? Les règles mises au point par les accords internationaux, dits de Bâle 3, pour renforcer le capital et les liquidités des banques, ne règlent pas ce problème. Il est certes prévu d’imposer une augmentation de capitaux propres supplémentaire aux banques identifiées comme systémiques. Mais ce supplément n’est clairement pas à la hauteur des désordres que les imprudences de ces banques peuvent occasionner. Surtout que, si l’on suit Andrew Haldane, « aucun montant de capital ou de liquidité ne sera jamais suffisant, la recherche du profit conduisant toujours les banques à faire un pas au-delà des règles ».

Réglementation indolore

Il existe d’autres pistes, plus intéressantes, pour réduire le coût des sauvetages bancaires pour la collectivité. C’est le cas des mécanismes de résolution des crises qui obligent les banques à rédiger des « testaments » (pour faciliter leur démantèlement en cas de problème) et qui prévoient l’implication des créanciers des banques dans les sauvetages. Mais ils se heurtent à de nombreuses difficultés de mise en oeuvre.

Comment, en définitive, faire en sorte que la garantie publique au titre des services essentiels rendus par les banques à l’économie – gestion des dépôts, services de paiement et prêts aux agents non financiers… – ne profite pas à leurs autres activités qui n’ont aucune raison d’être soutenues par la collectivité ? Cet objectif passe nécessairement par une réforme de la structure des banques, dans l’esprit du « Glass Steagall Act » voté par l’administration Roosevelt en 1933 qui obligeait les établissements à choisir entre le métier de banque de dépôt et de banque d’investissement. Sans aller jusqu’à la séparation stricte, la règle Volcker votée aux États-Unis, interdira aux banques de dépôt d’effectuer des activités de trading pour compte propre. Mais cette interdiction leur laisse de nombreuses possibilités pour spéculer. Le Royaume-Uni s’oriente quant à lui sur la voie d’une sanctuarisation de la banque de détail au sein d’une filiale séparée et pourvue de garde-fous renforcés. Si elle suit le récent rapport Liikanen, l’UE pourrait pour sa part choisir de cantonner les seules activités les plus risquées.

Allant plus loin, certains prônent la limitation pure et simple de la taille des banques, de manière à rendre leur faillite possible, à simplifier leur structure et à limiter leur pouvoir. Finance Watch préconise ainsi de limiter à 100 ou 200 milliards d’euros la masse d’actifs qu’une banque peut détenir. Une idée qui a cependant peu de chances d’être entendue par les gouvernements qui perçoivent toujours leurs banques comme des champions nationaux dont il faut défendre les intérêts.

En savoir plus :

• Rapport du groupe d’experts de haut niveau sur la réforme structurelle du secteur bancaire de l’UE [http://goo.gl/E78aE], par Erkki Liikanen (dir.), Bruxelles, octobre 2012.

• The $100 Billion Question [http://goo.gl/hXeDu], par Andrew Haldane, Londres, mars 2010.

• Quand la finance ne sert plus la croissance, par Christophe Boucher, Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Oléna Havrylchik, L’économie mondiale 2013, La découverte, Paris, 2012.

Sandra Moatti

journaliste à Alternatives économiques

Source : Alternatives Internationales Hors-série n° 12 – janvier 2013, actuellement en kiosque.

AGIR :

• en signant et diffusant la PETITION ouverte sur le site :

www.monadversairecestlafinance.fr

• en soutenant le collectif Roosevelt 2012, cf :

http://www.roosevelt2012.fr/