Vers l’interdiction des activités spéculatives des banques dans l’UE ?
Michel Barnier, le commissaire européen au marché intérieur et aux services, a présenté, mercredi 29 janvier, un projet de réforme bancaire ambitieux, qui va bien au-delà des dispositions prises par la France et l’Allemagne depuis le début de la crise pour réguler le secteur. Et qui s’attire les critiques de la place financière de Paris et du gouvernement.
Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (de 2003 à 2013), auteur du livre Crise financière – Pourquoi les gouvernements ne font rien (Seuil, 2013), répond aux questions du Monde.
Entretien
Propos recueillis par Anne Michel
Dans votre livre, vous écrivez que « si l’on veut interdire pour de bon la banque casino, il existe une solution, proposée aux Etats-Unis par Paul Volcker, c’est tout simplement d’interdire le casino ». Le projet de réforme bancaire du commissaire européen Michel Barnier s’inscrit-il dans cette logique ?
C’est un excellent texte, très courageux, très clair. La crise de 2007-2009 et encore la période récente ont montré que les grandes banques prenaient parfois des risques considérables avec des positions de marché dans un but purement spéculatif, mettant en péril tout le système financier. C’est absolument inacceptable.
L’interdiction pure et simple de ces activités spéculatives est donc une solution de bon sens, naturelle. Le plus étonnant, c’est que cinq ans après la faillite de Lehman Brothers de telles dispositions ne soient pas encore en vigueur ! L’image des banques européennes sortira renforcée. On ne pourra plus faire courir aussi facilement des rumeurs sur des banques qui auraient pris des positions aventureuses.
Sachant que les banques américaines vont être soumises à des mesures équivalentes, j’irai même jusqu’à dire que la compétitivité des banques européennes aurait été pénalisée par une absence de réforme de ce type. La confiance des investisseurs exige une limitation de la spéculation dans l’ensemble du système financier et tout particulièrement dans le secteur bancaire.
La deuxième caractéristique du projet de la Commission, c’est sa souplesse pour organiser la séparation des activités. Les autorités de supervision auront un rôle clé à jouer pour apprécier les risques et donc la nécessité ou non de séparer. Cette souplesse est nécessaire car, dans la finance d’aujourd’hui, les activités classiques et les activités de marché sont nécessairement très imbriquées. En raison de leur implantation internationale, en raison de la volatilité des taux et des changes, les entreprises doivent en permanence recourir aux marchés. Un financement bancaire peut être très vite relayé par un financement de marché.
En résumé, le projet de la Commission est un Glass-Steagall Act [la loi de séparation des activités bancaires qui fut en vigueur de 1933 à 1999 aux Etats-Unis] moderne avec une interdiction stricte de la spéculation et une séparation souple des activités de marché.
Le Glass-Steagall Act, c’était autant l’interdiction de la spéculation que la séparation des activités. On oublie généralement de rappeler que ce sont les amendements autorisant la spéculation aux banques américaines, à partir du milieu des années 1970, qui ont véritablement démantelé le Glass-Steagall Act et nous ont conduits aux catastrophes récentes. Le Glass Steagall Act est mort dans les années 1970, pas en 1999…
Ce texte vous inspire-t-il toutefois des critiques ? Comporte-t-il des faiblesses ? Des manques ?
Les partisans d’une séparation stricte regretteront naturellement la souplesse du dispositif, mais je pense que deux éléments vont jouer un rôle essentiel pour éviter des interprétations trop laxistes du texte : d’une part, la définition de ce que l’on appelle la « tenue de marché » est suffisamment précise pour éviter la tentation d’y cacher des opérations spéculatives ; d’autre part, le dispositif de sanctions, à l’égard d’un management qui ne respecterait pas les règles, devrait être assez dissuasif.
On peut naturellement regretter qu’il soit nécessaire d’attendre encore trois ans avant que les premières mesures n’entrent en application. On peut aussi regretter que l’interdiction des activités spéculatives ne concerne qu’une trentaine de banques. Des banques de taille moyenne peuvent en effet présenter un danger systémique en cas de prise de positions aventureuses, même si en temps normal leur comportement est plutôt sage.
Le trading de titres souverains devra également être traité par les autorités sans dérogation particulière car, contrairement à ce que dit la régulation actuelle, les obligations souveraines présentent un risque qui peut être important. Enfin, il faudra veiller à ce que les Britanniques tombent bien sous le coup de l’interdiction des opérations pour compte propre.
L’astuce de la réforme Vickers [qui sépare la banque de dépôts de la banque de marchés au Royaume-Uni], c’est en effet d’afficher une séparation forte des activités mais pour mieux laisser se développer la spéculation dans la partie non protégée. Il faudra y veiller d’autant plus que le Royaume-Uni a exigé de ne pas être dans le champ de la supervision européenne.
La France, par la voix de Pierre Moscovici, le ministre de l’économie et des finances, a exprimé de manière forte son opposition au texte. Comment l’expliquez-vous ?
Il est proprement stupéfiant de voir que le gouvernement, de surcroît un gouvernement de gauche, s’oppose à l’interdiction des opérations spéculatives des banques ! On a parlé de virage libéral, mais si l’on continue dans cette direction il s’agira bientôt d’un véritable tête-à-queue. Le gouvernement doit d’abord travailler pour les citoyens, même s’il aime bien ses banques.
J’ajoute que lorsqu’il a décidé de lancer la réforme des structures bancaires, il y a un an, il savait parfaitement que Bruxelles préparait un texte sur le sujet. Comment en serait-il autrement ? Ne faut-il pas un minimum d’harmonisation en matière de réglementation bancaire ?
En réalité, le gouvernement aura fait perdre plusieurs mois au Parlement pour sortir en définitive un texte à mon sens très faible. Les financements aux hedge funds à effet de levier [fonds spéculatifs] ne sont même pas cantonnés. La manœuvre qui a consisté à se dépêcher de faire un texte en espérant que, de ce fait, il n’y aurait pas de texte européen était pour le moins regrettable, digne de la cour de récréation.
Si demain le gouvernement maintien sa position négative, il devra expliquer à nos concitoyens pour quelle raison de fond il veut vraiment s’opposer à l’interdiction des activités spéculatives des banques…
Anne Michel
Source : publié le 29.01.2014 sur Le Monde.fr / economie ; http://www.lemonde.fr
A lire : « Crise financière – Pourquoi les gouvernements ne font rien, Jean-Michel Naulot, Ed. Seuil, 19 €, 288 pages, 2013.
Présentation de l’ouvrage à : http://www.seuil.com/livre-9782021122916.htm
En savoir plus :
• « Michel Barnier, gauchiste à l’assaut des banques ? » à :
http://www.liberation.fr/economie/2014/01/29/michel-barnier-gauchiste-a-l-assaut-des-banques_976469
• « L’Union bancaire : un projet fondamental inachevé » à :
http://www.finance-watch.org/informer/blog/818-union-bancaire-jan-2014?lang=fr
• « Les citoyens européens demandent une séparation stricte des activités bancaires » à :
http://www.finance-watch.org/informer/blog/797?lang=fr