L’avenir n’a pas besoin de nous
Par Jean-Pierre Dupuy
Pendant que la France se livrait à l’un de ses psychodrames politiques favoris, de mauvaises nouvelles nous arrivaient du Japon. Elles concernaient l’avenir du monde, certes peu de chose en regard du remaniement de l’exécutif hexagonal. Réuni à Yokohama, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) préparait son nouveau rapport et laissait filtrer ce qu’en seront les grandes lignes [1].
Nous devrions nous y habituer : chaque fois, les nouvelles évaluations sont pires que le pire des scénarios précédents. Et pourtant, nous ne faisons rien. Pourquoi ?
Je voudrais suggérer une réponse, rarement avancée. C’est que notre souci pour l’avenir est mal placé. La Charte de l’environnement, qui a depuis 2004 valeur constitutionnelle, nous fait une obligation de nous soucier des « besoins » et des « intérêts » des générations futures. Je crois que c’est prendre le problème de l’avenir par le mauvais bout.
La logique court-circuite la psychologie
Fonder cette obligation sur des raisons psychologiques mène rapidement à une impasse. L’avenir de mes enfants et de mes petits-enfants me concerne au plus haut point. Par transitivité, je peux peut-être pousser ce souci un cran plus loin. Mais cinq ou dix générations ? D’ailleurs, la logique court-circuite ici la psychologie. La façon la plus sûre de remplir notre obligation à leur égard, c’est de faire qu’il n’y ait pas de générations futures, en détruisant les conditions nécessaires à leur existence.
Que dit la philosophie ? Témoin de son embarras, la Théorie de la justice de John Rawls (Seuil, 1987) se présente comme la synthèse et le dépassement de toute la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations.
A cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irréversibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité d’intérêts entre générations différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour.
Il y a plus grave. Dans la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la notion de progrès, héritée des Lumières, présuppose que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. La théorie de la justice, elle, incarne l’intuition morale fondamentale qui nous amène à donner la priorité aux plus faibles.
L’impasse est dès lors en place : entre les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties, et pourtant ce sont les seules qui peuvent donner aux autres ! Kant, qui raisonnait ainsi, trouvait énigmatique que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter.
Etres anonymes et virtuels
Notre situation est aujourd’hui très différente, puisque notre problème majeur est d’éviter la catastrophe suprême. Est-ce à dire qu’il nous faut substituer à la pensée du progrès une pensée de la régression et du déclin ?
C’est ici qu’une démarche complexe est requise. Progrès ou déclin ? Ce débat n’a pas le moindre intérêt. On peut dire les choses les plus opposées au sujet de l’époque que nous vivons, et elles sont également vraies. Mais le plus exaltant et le plus effrayant, c’est qu’il nous faut penser à la fois l’éventualité de la catastrophe et la responsabilité peut-être cosmique qui échoit à l’humanité pour l’éviter.
Non, notre responsabilité ne s’adresse pas aux « générations futures », ces êtres anonymes et à l’existence purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous avons une quelconque raison de nous intéresser. C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous-mêmes, ici et maintenant.
Au Chant X de L’Enfer, Dante écrit : « Tu comprends ainsi que notre connaissance sera toute morte à partir de l’instant où sera fermée la porte du futur. » Si nous devions être la cause de ce que la porte de l’avenir se referme, c’est le sens même de toute l’aventure humaine qui serait à jamais, et rétrospectivement, détruit.
Pouvons-nous trouver des ressources conceptuelles hors de la tradition occidentale ? La sagesse amérindienne nous a légué la très belle maxime : « La Terre nous est prêtée par nos enfants. » Nos enfants, les enfants de nos enfants, à l’infini, n’ont d’existence ni physique ni juridique, et cependant, la sentence nous enjoint de penser, au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent la Terre, ce à quoi nous tenons.
Nous ne sommes pas les propriétaires de la nature, nous en avons l’usufruit. De qui l’avons-nous reçu ? De l’avenir ! Que l’on réponde : « Mais il n’a pas de réalité ! » et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future : nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir.
Or la maxime amérindienne ne se limite pas à inverser le temps : elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. Nous sommes donc invités à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous-mêmes engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pouvons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir, car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons.
Jean-Pierre Dupuy
Jean-Pierre Dupuy est philosophe, professeur à l’université de Stanford (Etats-Unis)
Source : chronique publiée dans le Cahier du Monde n° 21536 (Eco&Entreprise) daté mardi 15 avril 2014.
http://lemonde.fr/planete/article2014/04/13/rechauffement-climatique
Source photo : document NASA « La Terre vue par les astronautes d’Apollo 17 » (mission lunaire de décembre 1972)
[1] en savoir plus : « Climat : le rapport du groupe-2 du GIEC » à :http://nsae.fr/2014/04/04/climat-le-rapport-du-groupe-2-du-giec/
Sur le même sujet :
« Penser la Terre pour penser notre avenir » à :
http://nsae.fr/2013/05/21/penser-la-terre-pour-penser-notre-avenir/