Ode aux employés de maison
Par Sarah Danflous, intervenante pour La Cimade au CRA d’Hendaye
Il est de bon ton d’avoir comme employés de maison des Philippins, « les meilleures nounous », aux dires des mères de bonne famille du 16ème arrondissement de Paris. Tu m’étonnes ! Toujours souriants, conciliants, ne faisant pas d’histoire, et puis c’est exotique pour les enfants, ça leur ouvre l’esprit à d’autres cultures. Au moins on n’en fera pas des adultes fermés au monde qui les entoure.
Et bien sûr, comme on est des employeurs cool, nous, à l’heure où l’appel de l’océan se fait entendre, on met la super nounou dans les valises, direction la maison de famille sur la côte. Ça ne peut pas lui faire de mal l’air marin, ça lui fait découvrir la France, ses belles régions. Accessoirement, elle pourra s’occuper des enfants et de la grand-mère aussi, elle lui fera la conversation pendant qu’on va faire les boutiques. D’ailleurs bien souvent, elles vont ensemble à Lourdes. Et là, les ennuis commencent : la police aux frontières est en embuscade. C’est la panique. L’employée se retrouve en rétention avec une mesure d’éloignement et l’employeur avec l’Urssaf aux trousses pour travail dissimulé.
Et on reçoit les uns, terrorisés à l’idée de rentrer comme ça dans leur pays et surtout de causer des soucis à « Madame » pendant ses vacances ; et on rencontre les autres, pas très rassurés mais faisant face, la tête haute. Ils sont offusqués par ce qui arrive à leur super nounou, « ce n’est pas une délinquante », « elle est en France depuis longtemps et est bien intégrée », prêts à tout pour aider. Sentiment de devoir se racheter après une grosse bêtise ? Peur que la douce nounou, découvrant enfin ses droits, se transforme en chien enragé et les enfonce aux prud’hommes ?
C’est d’ailleurs comme ça qu’ils entament les conversations : « mon mari a des relations ici, il est actionnaire d’un club de rugby pro du coin » ; « mon mari connaît le commissaire » ; « l’officier a été sympa, peut-être que je peux l’appeler ? » ; « comment puis-je avoir le numéro du juge pour l’appeler et lui expliquer la situation ? Il comprendra. Vous en pensez quoi ? ». Nous sommes toujours sidérés par cet aplomb que leur statut social leur procure. Il n’y a qu’eux pour oser penser qu’un coup de fil à un juge pourra changer le destin de leur très chère employée de maison, et peut-être leur éviter des ennuis par la même occasion. Faire d’une pierre deux coups, si vous voyez ce que je veux dire.
Ils nous affirment d’un faux air supérieur qu’ils assumeront les deux ans d’arriérés que l’Urssaf va leur réclamer. Qu’ils ne savaient pas comment régulariser leur nounou. Que leur avocat (celui qui s’occupe de gérer leur petite fortune) peut, peut-être, faire les démarches pour régulariser leur employée. À cet instant, toute la culpabilité qu’ils ont enfouie leur saute à la figure. Nous sommes face à eux, ils se sentent jugés, bredouillent des phrases tellement hors de propos : « vous savez, on la paie bien. Elle peut sortir de la maison, elle a ses amis, sa petite vie ». Une fois de plus, sous-entendu « on est des gens bien, on aide le monde à aller mieux, que ferait-elle si elle ne nous avait pas rencontrés ? » Heureusement que vous êtes là, braves gens riches, pour permettre à ces mamans de travailler dans des conditions dignes et envoyer de l’argent à leur famille restée au pays.
Ils disent qu’ils assument la situation et seront présents au tribunal le jour de l’audience – une fois qu’ils ont compris que ce n’est pas « grave », sous-entendu « pour eux », que ne sera pas évoqué le fait qu’ils emploient des étrangers sans-papiers – mais demandent quand même si c’est possible que l’audience soit le matin, car attendent 40 invités à la maison le midi pour les 80 ans de la grand-mère.
Et puis, ils viennent rendre visite à leur nounou, avec le petit dernier, qui ne dort plus depuis qu’elle n’est plus là pour le bisou du soir. Maman avec son joli bronzage, tenue légère et grandes lunettes de soleil, suivie par la petite famille d’ados blonds, beaux, qui auraient quand même préféré passer leur après-midi à se prélasser sur le transat au bord de la piscine. Mais on est une famille unie, y compris face aux galères qui viennent noircir les vacances familiales.
Voilà comment régulièrement nous sommes confrontés à ce genre de situation. On en rit presque, on l’attend presque. Et nous ne sommes jamais déçus. Annuellement, la même ritournelle revient et avec elle, la même question : cette fois, qui sera l’employeur ? Haut fonctionnaire d’État, investisseur dans un club sportif, grande famille de la gastronomie française ?
Source : http://www.lacimade.org/temoignages/5093-Ode-aux-employ-s-de-maison