Mémoire de dangers et Espoir pour l’avenir
Déclaration finale de la Conférence du 30e anniversaire de Kairos Afrique du Sud, transmise et traduite par “Les Amis de Sabeel-France”.
Nous étions rassemblés du 17 au 20 août 2015 près de Cottesloe en Afrique du Sud pour célébrer le moment de vérité qu’a été le document Kairos Afrique du Sud « Un défi pour l’Église» pendant la période la plus douloureuse de l’Apartheid. Ce document Kairos a inspiré trois décennies de mouvements Kairos dans de nombreux contextes très différents les uns des autres. Cette célébration nous a donné un nouvel élan au bénéfice de notre commune humanité, avec le souci à la fois de la dignité humaine et de l’environnement dans lequel nous la vivons.
La souffrance de Marikana[1] et ce qui l’a provoquée (priorité de la course au profit de multinationales par rapport au bien-être des personnes, et avidité des entreprises) a plané sur toute notre rencontre.
Le document Kairos Palestine de 2009 « Un moment de vérité » – un cri de la communauté chrétienne palestinienne, apparaît comme un écho dérangeant de la mémoire de tous les dangers de l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud. Kairos Palestine a suscité une formidable réponse globale issue d’une multitude de contextes Kairos de par le monde. Lors de notre rencontre, nous avons profondément ressenti le pouvoir de catalyse de Kairos Palestine, et cette énergie renouvelée nous a inspirés. La Palestine est l’espace où nos textes sacrés sont attaqués.
Nous avions beaucoup à célébrer durant notre rencontre. Nos échanges Kairos étaient intentionnellement intergénérationnels et largement internationaux. Nous sommes reconnaissants d’avoir pu rencontrer en profondeur des perspectives musulmanes et juives. Nous avons trouvé beaucoup de joie dans notre solidarité et avons partagé les luttes que nous menons. Ce qui nous a tout particulièrement encouragés était le caractère intergénérationnel de notre rencontre, et la manière dont cela peut être nourri et encouragé. Nous nous sommes tout particulièrement réjouis de la naissance de Zinzi Kairos Mbenenge au cours de la conférence. « … Car un enfant nous est né » !
Un nouveau Kairos
Nous sommes arrivés à un nouveau moment de vérité, un nouveau Kairos. Nous reconnaissons que nous sommes passés tout à fait à côté de ce que signifiait la venue de Jésus et son enseignement sur un nouveau royaume et un nouveau règne opposé à l’Empire romain de son époque. Nous regrettons que l’Églisede notre temps se soit globalement détournée de sa mission de préparer le chemin du règne de Dieu.
Nous nous rendons compte que, dans le temps que nous vivons, de nombreux lieux de souffrance et de lutte se rencontrent dans un Kairos mondial, en vue d’une commune quête de justice. Dans nos échanges, nous avons mis en paroles notre lutte commune contre ce fléau qu’est l’Empire mondial de notre temps. Cet Empire est une réalité globale touchant tous les domaines et cherchant à consolider toutes les formes de pouvoir dans l’exploitation de la Création et de l’Humanité. L’Empire que nous affrontons n’a pas de limites géographiques, tribales, linguistiques ou économiques. L’Empire est une idéologie de domination et d’assujettissement exercé par la violence et nourri par la peur et la duperie. Il se manifeste surtout dans l’oppression raciale, économique, culturelle, patriarcale, sexiste, et écologique. Sans qu’il y paraisse, l’Empire imprime sa marque aux paradigmes dominants de la suprématie blanche et capitaliste qui contrôlent les systèmes et structures au niveau mondial. Le pouvoir de l’Empire mondial tire sa force d’armes et de bases militaires (hardware) en lien avec des idéologies et des théologies (software).
Nous nous réjouissons de ce que la résistance contre l’Empire se manifeste dans une multitude de luttes à travers le monde. Les luttes contre les injustices écologiques, celles liées au sexe et aux structures patriarcales, au manque de terre, aux abus contre les migrants, à la vulnérabilité des réfugiés, aux persécutions politiques et religieuses, aux exclusions sociales, au déni des droits des populations autochtones, à la négligence des droits des enfants, aux torts infligés aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI), aux possibilités d’accès de personnes ayant des capacités différentes ou aux prétentions de suprématie raciale, ne représentent qu’un échantillon des luttes contre l’Empire. Depuis 1985, des documents Kairos se sont fait l’expression d’une résistance à ces réalités et à d’autres encore, en Amérique Centrale, en Europe, au Malawi, en Inde, au Kenya, au Zimbabwe, et en Palestine. Lors de cette conférence, nous avons eu le plaisir de recevoir de nouveaux documents Kairos de frères et sœurs au Swaziland, au Nigéria, et aux États-Unis d’Amérique. La mémoire de souffrances injustes subies dans tous les contextes est dangereuse pour les projets de l’Empire.
En nous écoutant les uns les autres, nous avons trouvé que le contexte de souffrance et de douleur créé par l’oppression de la Palestine par Israël porte en lui tous les aspects de l’Empire. C’est pourquoi la Palestine est un microcosme de l’Empire au niveau mondial, un site critique de réflexion qui permet de mieux cerner ce qui est vécu en d’autres endroits. La Palestine n’éclipse pas d’autres situations dans le monde, mais rend au contraire plus urgent le besoin de relations plus profondes et d’un engagement partagé.
Tous les mouvements Kairos sont issus de contextes d’injustice grave et de grande souffrance. Chaque document Kairos est un cri adressé à Dieu et au monde. Nous confessons néanmoins que nous avons servi deux maîtres et prêché un évangile qui n’exige rien du jeune dirigeant riche, même quand nous bâtissons l’Empire sur le denier de la veuve (cf Marc 12, 42). Nous reconnaissons que nous-mêmes comme nos institutions d’Église avons souvent été sourds aux cris de nos frères et sœurs et les avons étouffés. Dans beaucoup de cas, très peu d’actions ont été entreprises. L’Église a souvent été ambigüe et prudente dans sa réponse à la souffrance humaine. Parfois elle s’est engagée dans une opposition active au travail de libération de Dieu à l’œuvre dans des communautés de résistance, augmentant ainsi la complicité de l’Égliseavec les structures d’injustice. L’Églisea souvent procuré des théologies de domination au service de l’Empire. Dans nos discussions, nous avons trouvé que la mise en accusation de la Théologie d’Église par le document Kairos d’Afrique du Sud est tout aussi pertinente de nos jours qu’elle l’était en 1985.
Résister à la théologie de l’Empire
La mémoire des dangers liés au document Kairos d’Afrique du Sud a mis en route une critique prophétique de la Théologie d’État, des théologies qui légitiment et confirment diverses formes de terreur d’État. Ce document Kairos a qualifié d’hérésies des théologies qui justifient l’apartheid. Nous sommes appelés aujourd’hui à diffuser une telle critique et un tel rejet des théologies d’État, et à affronter la Théologie d’Empire qui est le ‘software’ justifiant l’exploitation et l’oppression mises en œuvre par l’Empire. Nous avons été encouragés par le constat que l’entrée en résistance de personnes peut les unir par-delà leurs différences de religion, d’appartenance ethnique et d’expression culturelle, malgré les efforts de l’Empire à monter les communautés les unes contre les autres.
La théologie d’Empire est à l’œuvre dans la poursuite de l’oppression des Palestiniens et dans la crise qui touche maintenant ce qu’il est convenu d’appeler le Moyen-Orient. L’analyse et la condamnation de la théologie d’État qui soutenait l’apartheid en Afrique du Sud étaient des éléments essentiels pour mettre à nu et résister à ce système marqué du sceau du péché. De même le sionisme, dans ses expressions les plus courantes, a été utilisé pour justifier l’expropriation, le transfert, le massacre, la ghettoïsation et l’exploitation du peuple palestinien. Le sionisme est devenu un élément des structures dominantes de l’Empire. Politiquement, nous en appelons à l’intensification de toutes les formes de pression politique et économique sur l’État d’Israël, y compris l’appel de la société civile palestinienne au boycott, au retrait des investissements, et aux sanctions (BDS). Dans notre interprétation des textes bibliques, nous faisons une distinction nette entre l’Israël biblique et l’État moderne d’Israël. Théologiquement, nous qualifions d’hérésies toutes les théologies chrétiennes qui soutiennent le sionisme au service de la politique israélienne d’oppression.
C’est pourquoi nous décidons
- d’agir et de prier, mus par la mémoire des dangers qu’a connus Jésus Christ, en qui Dieu a pris parti pour la communauté de ceux qui souffrent et sont démunis, afin de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que l’Église universelle et les Églises locales reviennent à la mission de Jésus : mettre en œuvre le règne de Dieu en vue d’un nouveau style de relation avec l’humanité et avec la terre ;
- d’encourager tous les chrétiens à répondre à l’appel des chrétiens de Palestine : « Venez et voyez » les pierres vivantes de la Terre Sainte, afin de redonner espoir à tous ceux qui souffrent sous le joug de l’occupation israélienne illégale ;
- plaider en faveur de l’application du droit international en faveur de tous. Nous rejetons les décisions de l’Empire d’imposer des sanctions à tel ou tel régime tout en opposant un veto voire en qualifiant de criminelles des demandes populaires de sanctions contre des violations manifestes du droit international ;
- de faire pression sur nos Églises, séminaires et instituts théologiques en vue de reconnaître le besoin d’approfondir leur engagement théologique face aux défis urgents du monde, y compris les systèmes et structures de l’Empire à l’échelle mondiale, et de promouvoir une spiritualité de Kairos ;
- de réfléchir délibérément à l’expérience sud-africaine sur l’efficacité des efforts de BDS et d’exprimer notre soutien total à l’intensification du programme BDS comme stratégie efficace et non-violente contre l’Empire dans sa dimension mondiale ;
- de créer des systèmes appropriés permettant de s’assurer que des jeunes soient éduqués et formés dans la compréhension Kairos de la foi, de l’espérance et de l’amour, et soient ainsi encouragés dans leur préparation à des postes de responsabilité ;
- d’exprimer publiquement notre soutien à ceux qui travaillent contre la corruption en Afrique du Sud. Alors que nous nous réjouissons de ce que l’apartheid politique ait pris fin en Afrique du Sud, nous déplorons que l’apartheid économique se poursuive. Nous nous engageons envers Kairos Afrique à œuvrer et à veiller que les espoirs de la génération montante du continent africain ne soient pas étouffés par l’Empire ; et
- d’encourager et de soutenir le mouvement Kairos pour la Justice à l’échelle mondiale. Nous sommes parce que vous êtes.
Pressés de toute part, nous ne sommes pas écrasés ; dans des impasses, mais nous arrivons à passer ; pourchassés, mais non rejoints ; terrassés, mais non achevés. (2 Corinthiens 4,8-9)
Le 20 août 2015.
[1] Le 16 août 1912, trente-quatre mineurs en grève sont tués par la police à Marikana en Afrique du Sud