Nuit debout : Mélenchon, avec l’eau du bain ?
Par Daniel Schneidermann
Les jeunes occupants de la place de la République construisent une rupture radicale avec le mélenchonisme. Sans acrimonie, ils affirment plus qu’ils ne revendiquent.
Il fallait que quelqu’un le dise, et c’est Fabienne Sintes, matinalière de France Info, qui s’y colle. Mélenchon est invité de la tranche matinale. Il pilonne classiquement la Société Générale, dont on vient d’apprendre – quelle surprise !- qu’elle batifolait encore dans l’offshore panaméen, en dépit de ses grandes protestations de vertu. Puis, on en vient à la Nuit debout. Mélenchon soutient le mouvement. Il est allé à la République, et «ça s’est bien passé». Qu’on discute constitution sur le pavé parisien le ravit, «conformément à ce que j’ai toujours annoncé». Mais plane tout de même un non-dit. Qui va oser ? A un moment, Fabienne Sintes, n’y tenant plus : «Monsieur Mélenchon, ils ne lâchent pas la politique, ces gens sur la place. Mais ils lâchent le système.» Mélenchon, à peine audible : «C’est clair.» Sintes : «Or vous êtes le système. Or Pierre Laurent est le système. Or tous les politiques sont le système. Alors comment vous faites pour vous raccrocher à ces gens ?»
Manifestement, Mélenchon n’attendait pas celle-là. Il encaisse. «C’est très injuste ce que vous dites. Je le combats, le système. Qui a dit que j’étais le système, à part vous ?
– Ben, vous êtes un parti politique…
– Personnellement je suis un homme.
– Vous êtes élu.
– Alors il ne faut pas être élu ? Mais vous savez dans quels pays, il n’y a pas d’élus, pas d’intermédiation?»
Puis, retrouvant ses rails : «Je ne comprends pas votre question, sinon qu’elle veut dire une chose : vous avez la trouille.» Et montant en régime : «Vous êtes le système, le système c’est vous, c’est vous, c’est vous. Vous êtes la deuxième peau du système.» Le chroniqueur Guy Birenbaum, consensuel : «Le système c’est nous, avec vous.» Le journaliste politique Jean-François Achilli : «Je vous assure qu’on n’a pas la trouille.» «Tout va bien pour vous, les gars ? Alors ce soir, il faut appeler à la mobilisation Nuit debout, allez faites-le. Faites-le !» «Chacun son métier.»
Que France Info, comme la télé, comme Libé, soient des «médias du système», c’est une affaire entendue. Même la tranche matinale de France Info, de qualité, dans laquelle le duo Sintes-Birenbaum s’efforce tant bien que mal de contrebalancer les insoutenables questions politiciennes d’Achilli, baigne dans le système. Mais Mélenchon, faut-il le balancer avec l’eau du bain, comme les jeunes occupants des Nuits debout ? Même s’ils tomberaient sans doute d’accord sur bien des points avec Mélenchon, même s’ils rejoignent par exemple son thème central de la nécessité d’une nouvelle constituante, les participants à la Nuit debout construisent de fait une rupture radicale avec le mélenchonisme. D’abord, on l’a déjà dit ici, ils ne revendiquent rien, ils affirment. Mais aussi, ils n’ont pas d’acrimonie. A leurs oreilles, comme s’ils n’en entendaient que la musique martelée, et pas les paroles, les rengaines mélenchoniennes sont des rengaines comme les autres. Mélenchon n’est plus ce paria qui faisait turbuler le système, mais un participant comme les autres de l’éternel carrousel des têtes connues, de l’abonné aux matinales et aux avant-soirées à applaudissements. Comme les jeunes manifestants de 68 défilant, sans même la remarquer, devant la vieille Assemblée Nationale, la Nuit debout a dépassé, ou court-circuité, l’étape de la revendication, ou même celle de la mise en accusation des politiques, des oligarques ou du PDG de la Société Générale. Sans doute n’est-ce pas, comme entre Marchais et Cohn-Bendit en 68, un différend politique entre le coco et l’anar. Ils sont dans des temps différents.
Le souhait confus qu’exprime la Nuit debout, c’est de construire. De construire tout de suite, autre chose, espérant implicitement que la construction nouvelle fera s’effondrer sur leurs bases les édifices vermoulus et les politiques traditionnels, ceux qui ne lâchent jamais prise, ceux qui s’accrochent à leurs mandats, si possible multiples, à leurs ressentiments, à leurs certitudes.
Plus largement, c’est la colère elle-même, qui semble d’un coup démonétisée par le mouvement. Pas de bruit ni de fureur sur la place de la République, mais d’interminables et respectueux votes à main levée, et des limitations de temps de parole respectées. «L’affaire des Panama Papers va-t-elle alimenter le feu de la révolte ?» demande Télérama à François Ruffin, l’auteur de Merci patron !, film qui fut l’étincelle de la Nuit debout. Réponse de Ruffin : «Malheureusement, je crois que la dénonciation n’a plus vraiment d’effet sur le corps social, trop anesthésié à force de s’être pris des coups. On le dirait immunisé, ou bien atteint d’une forme grave de fatalisme. Il faut proposer une voie, tracer un chemin. Offrir des perspectives de transformation…» Entrer, en somme, dans l’après-révolte ?
Source : http://www.liberation.fr/debats/2016/04/10/nuit-debout-melenchon-avec-l-eau-du-bain_1445240
Illustration : par Gwenaela (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris_affiche_sa_nuit_debout.JPG)