Vers les funérailles de l’atlantisme ?
Par Bernard Cassen
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’atlantisme a été une seconde nature pour la plupart des dirigeants européens. Ils avaient intériorisé leur soumission aux États-Unis au point d’en faire une donnée structurelle de leurs politiques. Une institution symbolisait cette mise sous tutelle : l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), créée en 1949 pour faire face au « péril » présumé de l’Union soviétique. Ce dispositif remettait la sécurité des États d’Europe occidentale entre les mains du Commandant suprême des forces alliées en Europe, un officier général américain recevant directement ses ordres du locataire de la Maison-Blanche.
On aurait pu penser que Donald Trump se satisferait de cette configuration qui entérine un rapport de forces géopolitique très favorable aux États-Unis. Ce n’est pas le cas : en janvier 2016, il déclara que l’OTAN était « obsolète », en s’indignant de l’insuffisance de la contribution financière des autres États membres de l’Organisation. Certes, trois mois plus tard, il rectifia le tir en affirmant, cette fois, que l’OTAN était « un rempart pour la paix internationale », mais le message global avait néanmoins été compris dans les capitales du Vieux Continent. On peut le résumer ainsi : les États-Unis n’ont pas besoin de l’Europe pour assurer leur défense, mais, dans l’esprit de la quasi-totalité des dirigeants des 29 États membres de l’OTAN, l’inverse n’est pas vrai, du moins en l’absence d’une politique de sécurité collective européenne indépendante de Washington.
Pendant des décennies, toute évocation d’une telle indépendance était un sujet tabou. S’y opposaient non seulement les responsables américains, mais aussi leurs « alliés » européens, au premier rang desquels les Britanniques qui se prévalaient de leur « relation spéciale » avec les États-Unis. La seule voix discordante fut celle du général de Gaulle, au pouvoir de 1958 à 1969. En novembre 1959, il fit scandale dans un discours prononcé à Strasbourg, lorsqu’il affirma que l’Europe s’étendait « de l’Atlantique jusqu’à l’Oural », ce qui équivalait à traiter la Russie – il évitait de parler d’Union soviétique – comme une partenaire potentielle et pas comme une ennemie. C’est-à-dire l’opposé de la logique de l’OTAN. Il aggrava son cas en 1966 en retirant la France du commandement intégré de l’Organisation, mesure abrogée par Nicolas Sarkozy en avril 2009.
Donald Trump n’est pas habité par l’idéologie atlantiste ni par un quelconque sentiment de solidarité avec qui que ce soit. Son approche est d’abord comptable : les Européens doivent payer leur écot s’ils veulent continuer à bénéficier du « bouclier » américain. Mais ce « bouclier » existe-t-il vraiment ? C’est la question que l’on se pose chaque fois que l’on cite l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Cet article stipule qu’une attaque armée contre un membre de l’Organisation sera considérée comme une attaque contre tous les autres.
Le texte reste cependant ambigu sur le caractère, automatique ou non, d’une riposte armée collective. Dans le meilleur des cas, et à supposer qu’il ait lu ce traité, Donald Trump ne fera rien pour lever cette ambiguïté. Il n’est cependant pas exclu – tout est possible avec lui – qu’après avoir dynamité l’accord sur le nucléaire iranien et torpillé le sommet du G 7 des 8 et 9 juin dernier, il s’avise d’utiliser le sommet de l’OTAN prévu les 11 et 12 juillet à Bruxelles pour annoncer le retrait des États-Unis de l’Organisation, et donc la caducité de l’article 5 du traité.
Ainsi prévenus que Washington ne volerait pas à leur secours en cas de conflit, les États européens – en premier lieu la France et le Royaume-Uni qui disposent de l’arme nucléaire – seraient sommés de prendre leurs responsabilités et d’assurer leur propre défense. Si l’on ajoute à cette dévitalisation de l’OTAN le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le réchauffement climatique et de l’accord sur le nucléaire iranien, les menaces de lourdes sanctions contre les entreprises européennes si elles continuent de commercer avec Téhéran, la taxation accrue des importations d‘acier et d’aluminium en provenance du Vieux Continent, on constate que le président américain est en train de démolir les fondements mêmes de la relation transatlantique. Pour lui, à l’exception d’Israël et de l’Arabie saoudite, il n’y a pas d’alliés, mais uniquement des concurrents ou des adversaires tous traités de la même manière.
Après 70 ans de servitude volontaire, les Européens ont du mal à comprendre que l’atlantisme appartient désormais au passé. Emmanuel Macron avait cru que la flagornerie dont il a fait preuve avec Donald Trump lui donnerait le statut d’interlocuteur privilégié. Échec total. Pour préserver les intérêts de leurs entreprises, les gouvernements européens et la Commission de Bruxelles ont élaboré des mesures de rétorsion contre les États-Unis. À défaut d’une improbable reculade de Donald Trump, il leur faudra cependant franchir un pas supplémentaire s’ils veulent conserver un minimum de crédibilité : résister et passer à l’acte, ce qu’ils n’ont jamais fait jusqu’ici. Il ne suffira pas, comme l’a annoncé la Commission européenne le 13 juin dernier, de créer un Fonds européen pour la défense doté d’un budget de 13 milliards d’euros pour la période allant de 2021 à 2027. Ce fonds vise à coordonner, fédérer et augmenter les investissements réalisés au niveau national en matière de recherche et développement et d’achats d’équipements sans se substituer aux États membres. Dans le bras de fer avec Trump, c’est aussi l’avenir de la construction européenne qui est en jeu.
Source : http://www.medelu.org/Vers-les-funerailles-de-l