Chili : Le Pape demande pardon aux fidèles d’Osorno
Par Régine et Guy Ringwald
Après le scandale qui avait secoué toute la société chilienne lors du voyage du Pape François, en janvier dernier, après l’enquête apparemment sans concession que ses émissaires lui ont rapportée de leur mission, et la rencontre plutôt froide entre François et les évêques chiliens, est venu le temps des premières décisions [1]. Le Pape a « accepté » le 11 juin, la démission de l’évêque Barros qui a quitté Osorno. L’administrateur apostolique, Mgr Jorge Concha Cayuqueo a été accueilli, et ovationné, par une cathédrale comble.
Chaque jour, de nouvelles révélations sur des cas d’abus et de dissimulation font les titres de la presse. Avant de quitter le Chili, Mgr Scicluna et Mgr Bertomeu ont installé une mission permanente pour recueillir les plaintes et témoignages. La hiérarchie est hors-jeu.
Une partie difficile
À Osorno, Mgr Charles Scicluna et Mgr Jordi Bertomeu jouaient une partie difficile. On l’a dit, la communauté diocésaine, et particulièrement à Osorno même, est divisée. La division touche les fidèles : beaucoup avaient déserté la cathédrale, refusaient les sacrements administrés par Barros. Elle touche aussi les prêtres : ceux qui ont connu des jours plus « évangéliques », comme le Père Peter Kliegel, arrivé au temps du premier évêque d’Osorno, Francisco Valdés, avaient soutenu le mouvement des laïcs, d’autres suivaient la ligne officielle.
Une partie des catholiques d’Osorno était restée fidèle à l’évêque nommé, persistant à demander des preuves de sa culpabilité, certains par pure fidélité à une nomination émanant du pape, d’autres menés par un certain Jose Manuel Rozas, pour des raisons politiques. C’est eux aussi qui avaient eu la lumineuse idée d’appeler un exorciste pour purifier la cathédrale des manifestations contre Barros [2].
Réconcilier tout le monde ne se fera pas en un jour, les uns mettant en avant que c’est par eux, et par leur engagement, que le départ de Barros a été obtenu, les autres continuant à dénigrer, et le mot est faible, les responsables du mouvement des laïcs, réclamant qu’ils demandent pardon pour avoir troublé les liturgies. De divers côtés, on demande que soient publiées les raisons pour lesquelles Mgr Barros a vu sa démission acceptée par le Pape. On pourrait penser que tout le monde les connaît ! Du côté des laïcs, il s’agit que les choses soient dites, du côté des soutiens de Barros d’en critiquer les raisons.
Sans ménager leur peine ni leur temps, les deux émissaires ont rencontré les uns et les autres, ainsi d’ailleurs que les prêtres, les communautés religieuses et quelques paroisses. Les laïcs auraient souhaité une manifestation forte et personnelle du Pape, tant la manière dont il les avait traités reste douloureusement ressentie : ils avaient demandé une intervention par vidéo. La position des représentants du Pape était plutôt de demander qu’une réconciliation soit une manifestation formelle, sur le mode « on fait la paix et on n’en parle plus ». Ils ont dû se rendre à l’évidence : ce n’était pas possible. Si bien que quelques heures avant la messe, qui se voulait une action de réparation et de réconciliation pour le diocèse, il n’était pas certain que le mouvement des laïcs y assisterait. Mgr Scicluna est intervenu devant les journalistes locaux avant la célébration : « La réconciliation est un don du Seigneur, pas une action de l’homme, nous pouvons le dire avec beaucoup d’humilité. Tout le monde est invité, tout le monde est libre d’accepter ou de refuser [l’invitation] ». Finalement, ils sont venus, après que leur représentant, Mario Vargas, eut donné lecture d’une déclaration : « Nous avons décidé de faire un pas en avant et, après trois ans, d’entrer dans notre cathédrale et de participer à la messe le jour du Seigneur, en disant très clairement que ce n’est pas une messe de réparation ni de réconciliation (…), mais pour remercier Mgr Scicluna et le Père Bertomeu, et pour accueillir l’administrateur apostolique, en espérant qu’un chemin de réconciliation commencera avec lui ». A la sortie, on pouvait voir des pancartes « No hay paz sin justicia ».
Ovations à la cathédrale
Pour la première fois depuis plus de trois ans, la cathédrale Saint Matthieu était pleine. Quel contraste avec le quarantième anniversaire célébré, en décembre 2017, dans une cathédrale presque vide ! On a pu voir les fidèles de diverses paroisses arrivant en petites processions informelles et joyeuses. Mgr Concha Cayuqueo est entré sous les applaudissements. Au début de la messe, Mgr Scicluna a rendu hommage au nouvel administrateur, en rappelant une phrase de Francisco Valdés, figure tutélaire du diocèse : « Quel bonheur quand les gens savent comment se rencontrer pour dialoguer et apprendre à se connaître ! » Puis les trois célébrants, à genoux, ont demandé pardon au nom du Pape. C’est Mgr Scicluna qui a pris la parole : « Le Pape François m’a demandé de présenter des excuses à chacun des fidèles du diocèse d’Osorno et à tous les habitants de ce territoire pour les avoir profondément blessés et offensés ».
L’homélie a été confiée à l’évêque Jorge Concha, l’administrateur apostolique. Il a reçu plusieurs ovations au cours de son homélie, la première lorsqu’il a fait référence aux laïcs du diocèse : « J’ai pu voir qu’en divers lieux, des gens s’étaient mis en route pour une rencontre, et j’ai vu que le désir d’unité est très vivant en vous tous », ajoutant un hommage aux laïcs : « Partout dans le monde, le rôle éminent assumé par les laïcs d’Osorno est bien connu. » « Frère Jorge » [3] reprend un thème de la lettre du Pape aux évêques : « Le Christ est celui qui doit être au centre de notre vie, mais ce n’est pas toujours le cas », provoquant la deuxième ovation quand il dit : « Ceux qui n’ont jamais manqué de mettre [Jésus] au centre à un moment donné, peuvent lancer la première pierre ».
Les émissaires du pape — et plus encore l’administrateur Jorge Concha — ont dû prendre la mesure du chemin à parcourir pour retrouver la communion dans le diocèse d’Osorno. Les oppositions entre les groupes antagonistes semblent irréductibles. Ce qui peut permettre d’espérer, c’est la mise en avant du fondateur du diocèse, Mgr Francisco Valdés Subercaseaux, dont la béatification annoncée pourrait être l’occasion de dépasser les déchirements.
Une antenne pour l’accueil et l’écoute
Avant de quitter le Chili, Mgr Scicluna a remercié « pour la confiance (que) nous ont témoignée tant de personnes qui ont demandé à être entendues ou qui nous ont envoyé des lettres et des documents », et redit qu’ils ont « rencontré des centaines de personnes à la Nonciature apostolique de Santiago et dans le diocèse bien-aimé d’Osorno ». Mais de nombreuses personnes n’ont pu être entendues.
Comme annoncé depuis quelques jours, les envoyés du Pape ont nommé un groupe de cinq personnes, qui restent en contact direct avec eux, assurant un service d’accueil et d’écoute pour les personnes qui souhaitent apporter des plaintes ou des témoignages. Ces personnes, en qui Scicluna dit avoir toute confiance, sont issues de l’actuel Conseil National de la prévention : sa coordinatrice, deux prêtres, une religieuse, une psychologue. Le président, Mgr Juan Ignacio Gonzalez (qui a remplacé Mgr Goic démissionnaire [4]) en a été exclu. Heureusement : sa nomination à la tête du Conseil est perçue comme un scandale, vu la réputation qu’il s’est faite de dénigrement des victimes et de soutien à Barros.
Les trois victimes, Cruz, Hamilton, Murillo, ainsi que les laïcs, ont exprimé leur crainte : selon eux, il est dangereux de confier ce rôle à des personnes liées à la Conférence épiscopale : comment pourront-ils être à l’écoute alors qu’ils ne l’ont jamais été ?
Le rôle des laïcs
Toute cette histoire est venue au jour à la suite d’une action déterminée des laïcs d’Osorno. Leur sujet de conflit était la présence de l’évêque Barros lié, pendant plus de trente ans, à Fernando Karadima. Mais le scandale lié à cette affaire a débouché sur la mise en évidence d’un problème endémique dans l’Église du Chili. Il est tout à fait exceptionnel, pour ne pas dire unique, dans l’Église catholique, que des fidèles refusant un évêque se trouvent en état d’affrontement direct avec le Pape, et finissent par obtenir satisfaction. On peut penser, étant donné que François passe pour avoir une forte idée de son autorité, que ce n’est pas sans peine qu’il a dû céder, sous la pression d’un scandale qui avait gagné toute la société chilienne.
Il est plutôt rare qu’un pape demande pardon aux fidèles d’un diocèse — rendons hommage au Pape François pour son attitude d’humilité face aux erreurs de la hiérarchie chilienne, et aux siennes propres —. Toutefois, le pardon sous la forme d’un message transmis par ses « émissaires » fait un peu figure de service minimum, aux yeux des laïcs d’Osorno, eu égard aux souffrances endurées, et à la dureté des propos stigmatisants et humiliants qu’il avait tenus pour discréditer leur mouvement [5]. Et de même, si on compare avec le débordement d’attentions, peut-être un peu ostensibles, qu’il a eu pour les victimes reçues à Rome. Des réparations offertes à des victimes, c’est un cas isolé, des laïcs à qui il faut concéder une décision d’autorité, cela met en cause la structure du pouvoir. Pour mettre en œuvre les principes contenus dans la lettre du Pape « au peuple de Dieu qui chemine au Chili », il y a encore des efforts à faire sur les comportements et les réflexes.
Les commentaires vont généralement dans le sens de relever le rôle déterminant du mouvement des laïcs. Quelqu’un qui ne s’y est pas trompé et qui sait de quoi il parle, c’est le prêtre Mariano Puga, déjà cité quelquefois dans ces colonnes, et qui a voué sa vie à accompagner les communautés de base les plus pauvres. Sa communauté a envoyé, le 19 juin un message aux laïcs : « Frères et sœurs, de la Communauté chrétienne du Christ libérateur de Villa Francia, nous nous réjouissons avec vous parce que votre persévérance et votre dénonciation prophétique ont eu les résultats que nous connaissons tous, recevez notre admiration et notre gratitude parce que vous avez pu continuer à faire partie de ce corps qu’est l’Église. Votre attitude nous encourage à nous interpeller et nous apprend à nous souvenir de ”l’Église, peuple de Dieu” ».
Le jésuite Jorge Costadoat a tweeté le 12 juin : « la résistance titanique des laïcs et laïques d’Osorno, la ténacité des victimes d’abus dans leur action en justice, la lettre du doyen de la Faculté de Théologie de l’Université Catholique dénonçant les abus contre les théologiens et les théologiennes, sont des manifestations d’un comportement adulte. L’Église chilienne se réveille. Espérons des jours meilleurs ».
Le clarétain José Agustin Cabré [6] a publié, le 8 juin, un article « La leçon d’Osorno », où on peut lire : « Ils ont donné une leçon à imiter par d’autres communautés… Les communautés chrétiennes doivent assumer leur rôle de leader et surmonter le cléricalisme qui les étouffe, les infantilise et les soumet. »
Justement, l’Archevêque de Brisbane, nouveau président de la conférence épiscopale d’Australie, Mgr Mark Coleridge, invité à donner devant les représentants des Églises anglophones, une conférence sur le problème des abus, s’est exprimé dans une interview à Crux Now [7], le 20 juin. Il parle de « la nécessité d’un changement de culture », et il précise : « s’il y avait eu plus de laïcs impliqués dans la prise de décision dans le passé, nous n’aurions pas la catastrophe [8] que nous avons aujourd’hui… Il ne sert à rien de nier qu’en général, le cléricalisme était au cœur du problème, et l’est toujours. Une partie du changement de culture que nous essayons de provoquer est de briser l’emprise de ce cléricalisme. Par conséquent, il est évident que les laïcs ont besoin d’assumer des responsabilités qui sont nouvelles dans l’Église catholique ». On ne saurait mieux dire qu’il s’agirait d’un changement profond du mode d’exercice du pouvoir dans l’Église catholique.
Encore quelques doutes…
Les laïcs, mais aussi les autorités judiciaires, voudraient bien avoir le rapport Scicluna (2300 pages et beaucoup d’informations sensibles), mais ils ont peu de chances de l’obtenir, dans l’état actuel des usages du Vatican. Nous verrons jusqu’où ira la collaboration promise par Mgr Scicluna. Le procureur général a parlé de lancer une commission rogatoire. Aura-t-elle plus de succès que celle qui avait été émise par le Tribunal de Santiago, en 2015 ? C’était lors du procès intenté à l’Archevêché par les victimes de Karadima qui vient prochainement en appel.
En arrivant à Osorno, Jordi Bertomeu avait dit que les réparations financières « n’étaient pas une possibilité, mais un droit ». Malheureusement, avant de quitter le Chili, Mgr Scicluna a apporté une précision importante : les réparations viendront des personnes coupables et non de l’Église. Pourtant, on se souvient qu’à Boston, c’est l’Église qui avait indemnisé les victimes : il avait fallu vendre l’évêché. En tout cas, au Chili, on parle déjà de « pas en arrière de l’Église ».
Mercredi 20 juin, lors de son audience générale, le Pape a abordé le cas Errazuriz. Pour dire que « le C9 n’est pas un honneur, mais un travail » et qu’il n’avait « pas l’intention de faire tomber les têtes, ni de chercher des boucs émissaires ». Cela sonne comme la protection d’un vieux compère. Pourtant, au Chili, tout le monde sait à quoi s’en tenir.
Notes :
[1] Golias Hebdo n° 533
[2] Opération arrêtée à temps par Mgr Goic, de Rancagua, dont dépendait l’exorciste
[3] Il se fait plutôt appeler frère (franciscain) que « Monseigneur »
[4] Golias Hebdo n° 533
[5] Vidéo sur la place Saint-Pierre, en mai 2015, dans laquelle ils étaient traités de « tontos y zurdos »
[6] José Agustin Cabré Rufatt est prêtre et journaliste, auteur de nombreux ouvrages, il a été vicaire épiscopal d’Arauco et Supérieur provincial de sa congrégation.
[7] Site d’information catholique des États-Unis
[8] Mgr Wilson, Archevêque d’Adélaïde est condamné et attend la sentence, le Cardinal Pell (grand maître des finances du Vatican) est actuellement en cours de jugement
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La nouvelle ONG ECA tient à Genève son Assemblée Constitutive
« Nous ne sommes pas une association de victimes, mais un groupe de « survivants », de défenseurs, et de militants ». José Andrés Murillo, un Chilien qui fut victime de Karadima, a défini ainsi « ECA Ending Clergy Abuse », « Global Justice Project » (En finir avec les abus du clergé, un projet mondial pour la justice). C’était le jeudi 7 juin, au cours d’une conférence de presse qui clôturait leur Assemblée constitutive, au Club Suisse de la Presse, à Genève. Ils ont pu rencontrer des représentants de Nations-Unies : Genève avait été choisie pour sa signification symbolique.
Vingt-huit participants, venant de quinze pays, ont présenté chacun une figure de leur épiscopat qui s’est signalée par la dissimulation d’abus sur mineurs. Certains évoquaient leur cas personnel. Au micro : Peter Saunders, ancien de la Commission Pontificale, (mis à l’écart, puis démissionnaire), Anne Barrett-Doyle, cofondatrice de Bishop Accountability, José Andrés Murillo, François Devaux de « La Parole Libérée ».
Cette organisation ne veut pas seulement obtenir justice, mais surtout des changements : en particulier que la dissimulation soit considérée comme aussi grave que l’abus lui-même. Pour cela, il faut que soit établi un tribunal chargé de juger les évêques, demandé par la Commission Pontificale, mais jamais mis en œuvre. La prescription devra aussi être abolie pour les crimes sexuels. ECA souhaite promouvoir la mobilisation de tous, pour faire pression sur l’Église catholique. Plus que l’institution, ce que veut combattre ECA, c’est l’immobilisme et l’hermétisme qui règnent à Rome.
Selon Murillo, « tout cela est plus urgent que jamais, surtout dans les pays où l’Église continue à avoir beaucoup de pouvoir, et où, apparemment, il ne se passe rien : le fait qu’il n’y ait pas de crise d’abus dans un pays est suspect », et il conseille de « prêter encore plus d’attention aux Églises qui semblent ne pas avoir été touchées, c’est certain qu’il y a un problème caché ». Il ajoute: « Ce qui se passe au Chili n’est pas un cas isolé, mais est représentatif de ce qui se passe dans beaucoup de pays ».
En marge de cette assemblée, les victimes de Karadima ont fait savoir que, comme c’était convenu avec lui, ils s’apprêtent à envoyer au Pape François une lettre de suggestions sur les mesures propres à lutter contre la pédophilie dans l’Église. Cela concernera notamment : l’abolition de la prescription, l’obligation de signaler les cas d’abus sexuel aux autorités civiles, la réparation des préjudices de toute nature, une formation des évêques aux droits de l’enfant, l’expulsion des personnes coupables d’abus ou de dissimulation.
Source : Golias Hebdo 536