Bloch, Brecht et la Bible face au génocide provoqué par Netanyahou
Juan José Tamayo.
Dystopie actuelle
Le génocide de Netanyahou contre Gaza est l’une des dystopies actuelles les plus dramatiques, non pas en tant que genre littéraire, mais en tant que réalité qui détruit d’innombrables vies humaines innocentes, légitimée par la Bible hébraïque, avec la collaboration de Joe Biden, président des États-Unis, qui devient complice du génocide. Quelques heures avant son discours, 150 personnes avaient été assassinées, et les membres du Congrès, qui étaient au courant de ces meurtres, l’ont applaudi !
En contrepoint, je propose ci-dessous une autre lecture de la Bible hébraïque avec l’utopie pour clé : celle du philosophe de l’espérance Ernst Bloch, qui retrouve l’image du Dieu d’Israël comme un Dieu de vie, d’espérance et de libération, bien loin de celle du Dieu de Netanyahou, qui ordonne de tuer en son nom et, comme l’a dit Saramago, le transforme en meurtrier.
C’était en novembre 1989. Je mettais alors la dernière main à ma thèse de doctorat sur le philosophe de l’espoir Ernst Bloch, alors que les médias annonçaient la chute du mur de Berlin. L’expérience que Bloch avait dû vivre vingt-huit ans plus tôt, lors de la construction du mur de Berlin, m’est immédiatement revenue à l’esprit.
Cela s’est passé en août 1961. Depuis son retour d’exil en 1949, Bloch vivait en République démocratique allemande. Au début, il fut largement reconnu par les autorités du pays. Les étudiants l’écoutaient et le lisaient avec attention, car il brisait le moule rigide du marxisme orthodoxe et apportait de la fraîcheur, de la chaleur et surtout des horizons utopiques à une idéologie révolutionnaire qui s’était raidie. Mais il est tombé en disgrâce. Plus son prestige grandissait parmi les étudiants d’Europe de l’Est et dans les secteurs de gauche d’Europe occidentale, plus l’appareil du parti communiste de la République démocratique allemande (RDA) resserrait son emprise sur lui.
La nouvelle de la construction du mur de Berlin le surprend en République fédérale d’Allemagne. Sa réponse à une telle démonstration d’irrationalité ne se fait pas attendre. Il écrit au président de l’Académie des sciences de Leipzig, dont il est membre, pour l’informer de sa décision de ne pas retourner en RDA.
L’espoir contient en lui-même la précarité de la frustration, mais la frustration n’a pas besoin d’être victorieuse. L’espoir peut se rétablir, se remettre de ses échecs et en ressortir plus fort, c’est là toute sa grandeur.
En novembre de la même année, il donne une conférence à l’université de Tübingen intitulée « L’espoir peut-il être frustré ? » La question ne pouvait être plus pertinente, étant donné que son idéal tenace et incorruptible de socialisme et de liberté avait échoué. Mais à la surprise de ses auditeurs, sa réponse ne fut pas celle du pessimiste désenchanté ni celle de l’optimiste naïf. En effet, a-t-il répondu, même un espoir fondé peut être déçu, ce qui est tout à son honneur ; sinon, il ne s’agirait pas d’un espoir, mais d’une confiance aveugle. L’espoir contient en lui-même la précarité de la frustration, mais la frustration n’a pas besoin d’être victorieuse. L’espoir peut se rétablir, se remettre de ses échecs et en ressortir plus fort ; c’est là toute sa grandeur.
La biographie de Bloch correspond à sa philosophie de l’espoir. Pour notre philosophe, l’espoir constitue l’impulsion de l’utopie concrète et la détermination fondamentale de la réalité. « L’espoir, l’intention vers une possibilité qui n’est pas encore née », affirme Bloch au début du Principe Espérance : ce n’est pas seulement un trait fondamental de la conscience humaine, mais […] une détermination fondamentale de la réalité objective dans sa totalité.
Un principe capable de faire bouger le monde
L’espérance est un principe qui a toujours été présent dans le processus du monde et dans l’histoire humaine, bien que caché et non déployé dans toute sa richesse et sa densité : c’est un principe capable de faire bouger le monde. Mais il a besoin d’un aiguilleur pour le guider vers sa libération. Et ce gardien ne peut être que l’être humain, animal utopique et être-en-espérance.
C’est le mérite de Bloch d’avoir formulé le principe d’espérance, dont l’origine se trouve dans la religion hébraïque, comme le reconnaît le philosophe de l’espérance lui-même, d’origine juive, en s’inspirant de la Bible, qu’il considère comme le « berceau de l’espérance » et le point de départ de l’existence humaine entendue comme histoire.
L’événement fondateur de l’espérance hébraïque et même de la naissance du peuple est l’Exode, très présent dans l’histoire ultérieure d’Israël et mobilisant les énergies utopiques dans les moments de dépression collective, qui montre que tout fatalisme peut être surmonté, que la libération est possible et, en somme, que l’expérience religieuse ne doit pas être aliénante, mais peut déployer le meilleur de l’être humain au service de la libération. En outre, la religion de l’espoir recèle un riche potentiel symbolique que les maîtres de la religion et de la politique s’approprient souvent et que les marginaux doivent s’approprier pour en faire un potentiel d’émancipation.
La prophétie est un autre noyau de l’espérance biblique. Les prophètes d’Israël ne se jettent pas dans les bras du destin, mais opposent à ce destin une liberté humaine capable de changer le cours négatif de l’histoire et d’annoncer un nouvel avenir à travers de multiples images.
Le Dieu d’Israël est engagé dans la cause des opprimés, qui est la cause universelle de la justice. La prophétie est un autre noyau de l’espérance biblique. Les prophètes d’Israël ne se jettent pas dans les bras du destin, mais opposent à ce destin une liberté humaine capable de changer le cours négatif de l’histoire et d’annoncer un nouvel avenir à travers de multiples images. J’ai découvert tout cela en lisant Ernst Bloch, philosophe marxiste athée, qui, dans son ouvrage L’athéisme dans le christianisme, définit le christianisme comme « la religion de l’exode et du Royaume ».
Dans l’obscurité du présent, avec le climat utopique en berne, l’avancée des dystopies dans la réalité et au milieu d’une réalité frivole et dépressive comme celle que nous vivons, je reviens constamment à la lecture du Principe espérance d’Ernest Bloch et de la Bible, mes deux livres de chevet. Bloch pour insuffler l’espoir dans la raison, pour introduire l’optimisme militant dans l’action sociopolitique et pour élever l’envol de la culture vers l’horizon de l’utopie. « La raison ne peut s’épanouir sans espérance ni l’espérance parler sans raison ; les deux dans l’unité marxiste. Aucune autre science n’a d’avenir, et aucun autre avenir n’a de science ». Le retour à la Bible n’a pas d’intention archéologique, et encore moins confessionnelle, mais utopique et émancipatrice.
Lors d’une interview en 1928, le dramaturge allemand Bertolt Brecht, interrogé sur le livre qui avait le plus influencé sa vie, répondit sans hésiter que c’était – « et vous allez rire », ajouta-t-il – la Bible, qu’il connaissait depuis son enfance et sa jeunesse, puisque son père était catholique et sa mère protestante. Mon livre préféré est aussi la Bible parce qu’elle contient l’un des plus beaux recueils d’utopies qui activent et dynamisent le potentiel d’espoir et de rêve d’un Autre Monde Possible, aux antipodes de Netanyahou qui s’en sert pour légitimer son opération génocidaire contre la population palestinienne.