Avoir faim
Michel Deheunynck.
Celles et ceux qui étaient là ces derniers dimanches se souviennent que Jésus, après avoir réparti et distribué les pains, avait commencé à nous parler d’un autre pain, lui-même, comme pain de vie, un pain « du ciel ». On avait voulu réagir en disant que le premier pain pour se nourrir, c’est d’abord celui qui manque encore à tant de personnes et de peuples victimes de la misère, de la précarité, des discriminations sociales. On avait envie de lui dire que ce pain-là, il ne tombe pas du ciel ; qu’il est le produit de notre blé ; qu’il germe de notre terre…
Eh bien de même, au début du passage que nous venons de lire, les interlocuteurs de Jésus commencent par lui dire, eux aussi « Le pain, il ne vient pas du ciel. Et toi non plus, Jésus : on te connait bien, tu es le fils de Joseph le charpentier. »
Il est vrai que ce que Jésus nous propose, ce n’est pas seulement ce qu’on attend et même ce dont on croit avoir besoin. Parce qu’avec lui, c’est toujours mieux. Avec lui, c’est toujours plus ! On a vu aussi, dimanche dernier, comment Jésus nous donnait faim, pas seulement de pain, mais d’amitiés, de connaissances, de rencontres, de découvertes et aussi et surtout de sens pour nos vies. Et puis certains sont en recherche d’eux-mêmes, de leur cœur pour aimer, de leur corps pour agir, de leur esprit pour rêver, penser inventer. C’est ce pain-là que Jésus nous propose et que nous sommes venus partager ce matin avec lui. C’est aussi cela la foi qu’il nous inspire. Une foi qui ne consiste pas tant à lui répéter des formules d’adhésion, mais surtout à nous laisser accompagner par lui sur nos chemins à nous et, en marchant avec lui sur nos chemins, partager avec lui la rencontre de ce Dieu qu’il appelle « Père ». Évidemment, ce compagnonnage avec lui doit souvent s’accommoder de toutes nos fragilités. Comme pour Paul qui l’avait d’abord refusé avant de se laisser toucher par lui ; comme Pierre qui lui avait dit « Oui » peut-être un peu vite avant de se dégonfler et puis de se reprendre ; et comme bien d’autres encore… Mais c’est justement au cœur de nos fragilités que Jésus se propose à nous comme ce fameux « pain de vie ». Quand on est fragilisé par les conditions de vie, de travail, par une situation familiale difficile, par un événement traumatisant ou quand on a simplement du mal à y voir clair dans notre vie, à retrouver un idéal humain qui nous redonne le goût de la vie, c’est alors que Jésus vient nous proposer le pain de cette confiance retrouvée en la vie. C’est un pain de dignité, de liberté à reconquérir sur notre vie, sur notre histoire, sur nous-mêmes. Mais ce pain de vie, c’est aussi le pain d’une victoire sur des sentiments négatifs qui peuvent nous ronger : la culpabilité, les rancunes, les échecs, les ratages. Ce pain de vie, c’est Jésus lui-même, bien plus fort que tout cela !
Alors, en voilà de bonnes raisons d’avoir faim de ce pain-là !
Mais, en nous le proposant, Jésus nous dit aussi « Ne mangez pas n’importe quel pain ! Ne gobez pas tout ce qu’on veut vous faire croire ! » Et il a bien raison, parce que le pain des magouilles, des fraudes, des compromissions douteuses, des arrangements par derrière, non, merci ! Nous, on ne veut pas manger de ce pain-là. Notre pain à nous, c’est le pain du partage fraternel, de la justice solidaire. Parce que ce pain-là, il a quand même quelque chose de plus, quelque chose de meilleur au goût, quelque chose de Dieu. Et quand, à la messe, Jésus nous dit que ce pain-là, c’est son Corps et qu’il nous demande de le partager entre nous et avec « la multitude », c’est pour que nous-mêmes, en quelque sorte, nous soyons ensemble son Corps.
Alors ce pain-là, son Corps et donc le nôtre, eh bien nous, cette fois, oui, on est d’accord, ce pain-là, on en veut bien et en le partageant, on pourra se dire, les uns aux autres « Bon appétit ! »
Source : La périphérie : un boulevard pour l’évangile ?, p. 97