Entretien avec Jacques Gaillot
Karim Mahmoud-Vintam : Dans votre ouvrage Chers amis de Partenia, vous dites que vous êtes « un entêté de l’évangile qui souffre avec tant d’autres de voir l’Eglise du prêt-à-penser se raidir dans ses principes et sa morale ». Quels sont ces tant d’autres ? Quels sont ces principes et cette morale ?
Jacques GAILLOT : Ce qui me réjouit, c’est que nous vivons une période de l’histoire de l’Eglise qui appartient surtout aux chrétiens, au « peuple de Dieu » et justement, on quitte le prêt-à-penser aujourd’hui. Les gens pensent par eux-mêmes, disent « je », ils ont conscience de leur liberté, de leur responsabilité : une sorte d’émancipation extraordinaire du peuple de dieu. Je crois que c’est un des fruits du Concile. Quarante ans après, ça vient. On est à une époque de germination comme on a rarement vu au sein de l’Eglise… Alors vous le disiez tout-à-l’heure, c’est une nébuleuse… c’est beau. Et l’Eglise officielle ne peut plus encadrer les consciences comme avant. Les gens s’émancipent comme les enfants dans une famille. C’est pas parce que les parents sont chrétiens que les enfants vont être chrétiens, c’est pareil pour l’Eglise. L’Eglise officielle voit que le peuple de Dieu en quelque sorte lui échappe et que les gens ont conscience d’être eux-mêmes, et ça c’est la modernité, et ça c’est beau… Je suis content de vivre dans cette période-là. Alors évidemment, c’est plus des autoroutes comme autrefois, c’est des chemins partout, c’est beau ! Un sorte de sainte pagaille… voilà, qui s’instaure, et les gens veulent réfléchir, veulent pas qu’on leur impose quoi que ce soit, et ils s’intéressent aux autres religions, ils bricolent même un petit peu de temps en temps, ils se disent : « tiens ça, ça m’intéresse, tiens ça c’est pas mal ». Vous voyez, ils se sentent libérés. Et alors en particulier les femmes ! Les femmes prennent une place… ça c’est un signe des temps : la place et le rôle des femmes dans les églises, dans les religions, et partout au Canada, en Allemagne, en Europe, le rôle des femmes qui émerge, et qui bouscule, extraordinaire…
Donc vous pensez que c’est vraiment un mouvement de fond ?
C’est un grand mouvement de fond qui ne fait que commencer mais il faut du temps. Quarante ans après le concile, c’est une belle vague qui monte… on ne sait pas ce que ça donnera mais… c’est des gens qui sont formés. Moi j’appelle ça, toute cette nébuleuse, des chrétiens en liberté. Mais les gens libres font peur ! Les institutions n’aiment pas les gens libres… Heureusement pour elles il n’y en a pas beaucoup, mais ça va venir ! Tant qu’on a peur on n’est pas libre, mais quand on est libre, ça fait peur : Et Jésus c’est quelqu’un qui a fait peur à tout le monde, évidemment. C’est pour ça qu’il a fallu le faire taire pour pas garder un homme comme ça, quelqu’un qui prêche la révolte des consciences, qui remue les consciences, c’est intolérable… Alors on avait beaucoup de chrétiens, je dirais, conformes, c’est-à-dire quand on dit ça c’est un bon chrétien, c’est un bon prêtre, c’est pas nécessairement un compliment, ça veut dire quelqu’un qui se comporte tel qu’on est en droit de l’attendre, qui fait bien son travail, avec qui il n’y aura pas de danger… qui fait ce qu’on lui demande : ça c’est un bon chrétien ! Et bien ça heureusement, c’est terminé ! Heureusement, les gens, ils sont imprévisibles, ils se décident par eux-mêmes. Alors évidemment, il y a des chrétiens qui sont plus accentués sur la réforme de l’Eglise, d’autres ça les intéresse pas, ils disent : « nous c’est la réforme de la société, etc… », moi je crois personnellement que ce qui est important c’est la réforme de la société, s’il n’y avait pas de société, il n’y aurait pas d’Eglise… Donc les problèmes de l’Eglise sont seconds, ils ne sont pas premiers, donc je ne me suis jamais polarisé moi sur les problèmes de l’Eglise, toujours d’abord les problèmes de l’Humanité, de la justice, de la paix, de l’environnement… bon après il y a des problèmes dans l’Eglise, c’est vrai, mais je ne me suis jamais polarisé par rapport au problème des prêtres, par rapport au mariage des prêtres, pourquoi pas, ou des femmes prêtres, pourquoi pas, mais c’est pas mon combat. Par contre je crois que ce qui est important, c’est le combat des gens en difficulté, des gens exclus, ça, ça doit être le combat de l’Eglise. Et si c’est le point de départ, et bien tout changera dans l’Eglise. Il faut partir de l’exclusion, du monde de l’exclusion.
A priori, quand on regarde l’Eglise, les leviers de changement sont assez introuvables. Où sont ces personnes dont les consciences sont libérées ? Où est-ce qu’elles se trouvent, d’où viennent-elles ? Parce que quand on regarde l’Eglise officielle, on ne les voit pas !
Les leviers du pouvoir ?
En tout cas des personnes ou des groupes de chrétiens qui veulent vraiment faire changer la société. J’ai le sentiment que ces gens-là ont une couverture très mince, voire pas de couverture médiatique du tout. Où ils se trouvent ?
C’est vrai, on ne les connaît pas. Par exemple je vais aller tout à l’heure à l’association Droits devant dans le XVIIIe. Une association avec beaucoup de musulmans, des juifs, des athées, anarchistes, et puis il y a quelques chrétiens. Je pense à une femme qui a été assistante sociale toute sa vie, qui est en retraite, qui s’occupe surtout des femmes seules, en difficulté, avec des enfants, qui n’ont pas de papiers… C’est une femme remarquable, c’est une sainte ! Et qui la connaît ? Quand on la connaît, on sait que c’est une femme formidable, on ne sait même pas qu’elle est chrétienne, je dirais, mais c’est pas son but à elle. Elle est chrétienne, elle vit sa foi comme ça, pas besoin de le savoir… Et donc il y a beaucoup de gens qui sont, comme on dit l’Evangile, qui sont un « levain dans la pâte », qui sont un ferment, qui fermentent l’humanité, et puis on n’en saura rien, mais c’est pas le but de le savoir, l’important c’est qu’ils soient un ferment pour l’humanité, qu’ils aident des gens… Alors je vois aussi l’association « le comité des sans-logis » pour les jeunes de 18-25 ans… Il y a aussi quelques chrétiens, deux ou trois, qui sont bien implantés, et qui le sait ? Et c’est beau, on n’a pas besoin de savoir que l’Eglise fait ceci, fait cela, pourvu qu’elle agisse… Alors, c’est moins une Eglise que des chrétiens, un peu partout, et vous avez souvent quand même quelques chrétiens dans les lieux de l’exclusion… est venu ici il y a quelque temps un prêtre qui est à Mantes-la-Jolie, dans le fameux quartier à risque, et donc il est là depuis 25-30 ans, il a travaillé, il est en retraite, il est dans les bâtiments HLM, il est heureux de terminer sa vie avec ces gens, ces jeunes des banlieues, etc, mais qui le sait… Il y a toujours des chrétiens dans des lieux difficiles : c’est l’honneur de l’Eglise !
Mais ces chrétiens rentrent souvent en contradiction avec l’Eglise, en tant qu’institution…
Oui et non, cette assistante sociale, je pense qu’elle est pratiquante, au moins de temps en temps… il y a pas de lien. Même ce prêtre au travail à la retraite, il doit voir son évêque une fois dans l’année… au contraire, on le laisse tranquille, vous voyez ! Ca fait partie de cette nébuleuse de tas de gens qui vivent dans l’ombre, et dont tout le monde ignorera ce qu’ils ont fait. Vous avez des communautés religieuses dans des lieux aussi à risques, comme ça, trois ou quatre, qui font un travail très important… et c’est bien que ça ne soit pas connu presque…
A contrario, malheureusement, les choses qui sont le plus connues et qui ont le plus de visibilité donnent une image de l’Eglise catholique souvent déplorable, conservatrice, réactionnaire, anti-moderniste, anti-sociale même, dans nombre de cas…
C’est vrai qu’il y a souvent une mauvaise image de l’Eglise qui est donnée. Alors il y a des gens importants, qui ne sont pas nombreux mais qui sont influents. Des gens comme on dit « cathos », conservateurs… Je vois souvent des gens pour qui « catho » et « ordre moral », c’est lié. Des gens rétrogrades au plan de la sexualité, au plan de tout… L’Eglise est toujours contre, contre ceci, contre cela… C’est vrai, il y a des gens importants et influents, et ils le font savoir. Je me rappelle pour la question de l’avortement, pour la question de tel film, de croisades, on souffre de voir ça, on souffre de l’image de l’Eglise qui est donnée. On dit souvent que le bienfait ne fait pas de bruits, et que le bruit, il fait du mal…
Et qu’est-ce que vous pensez par exemple du fait que quelqu’un comme Michel Camdessus ait l’oreille du Vatican et soit considéré aujourd’hui comme le conseiller économique du Vatican ?
Je… Ca m’ennuie ! Ca m’ennuie parce que quand il était au FMI comme directeur, il a vraiment mal orienté des choses au point de vue libéral, et il y a des pays qui ont dû subir l’influence du FMI… Je me rappelle, quelqu’un m’avait proposé un article de lui dans la revue Partenia, et j’avais dit non. Et l’article d’ailleurs n’avait pas grand sens pour moi. C’est sans doute quelqu’un de très intelligent, j’en sais rien, mais il est donc libéral, et ça donne une idée d’une église qui ne fait pas le choix des pauvres, voilà… C’est pareil pour ce fameux ministre italien qui donne une image déplorable de l’Eglise, parlant des homosexuels, ami du Pape, bon… ça c’est tout à fait regrettable.
Dans ces circonstances-là, qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui la doctrine sociale de l’Eglise ?
Personnellement, je n’aime pas beaucoup cette expression. Ce qui est important c’est comment se situe l’Eglise dans la société. Je crois que l’Eglise centre toujours tout sur l’être humain. L’économie est faite pour l’être humain et non l’inverse, etc… Ca reste la clé de voûte de la doctrine sociale de l’Eglise, mais je suis toujours gêné par cette expression comme si il y a une doctrine et on l’applique, alors que l’Eglise doit être encore une fois un ferment, là où elle est, dans la société, en sachant qu’il faut que l’être humain soit au cœur et qu’on ne laisse pas de côté des populations pauvres, et qu’on ne laisse pas de côté cet écart d’injustice ; que l’Eglise dise : « je ne supporte pas l’injustice, etc…, c’est le combat numéro 1 », d’accord, une doctrine sociale, je n’aime pas beaucoup.
Qu’est-ce que vous pensez des théologies de la libération, du sort qui leur a été fait dans nombre de cas ? Et où est leur postérité aujourd’hui ?
La postérité… c’est qu’il y a toujours des pauvres, et tant qu’il y aura des pauvres, il y aura une théologie de la libération. C’est pas une théologie de l’oppression, c’est une théologie de la libération, et ça met de la lumière dans les yeux des pauvres. Et la théologie de la libération, c’est de montrer que les pauvres sont faits pour être acteurs, pour être responsables, pour prendre la parole eux-mêmes, et donc on comprend que ce soit dangereux et condamnable, et donc que les dictateurs aient condamné cette théologie de la libération, ainsi que le Vatican, parce que si des pauvres s’en sortent et sont debout, c’est dangereux. Tant qu’ils sont soumis, c’est du pain bénit. Les gouvernements n’ont pas peur quand les pauvres acceptent leur sort, mais si ils se révoltent, si ils se dressent alors c’est terrible. Dans une manifestation de chômeurs, il y avait une banderole : « on ne veut pas de la charité, on réclame la justice », et c’est vrai que le mot charité est mal perçu par beaucoup de gens, parce que ça veut dire qu’on se penche vers les pauvres, on leur donne des miettes, on gère la misère, on ne la change pas. On est généreux, mais on ne va pas aux causes. Tandis que la justice, c’est le respect des droits, et donc ça veut aller aux causes de la misère. Or souvent on entretient la misère. Quand je vois près de la gare de l’Est, quand je vois une file de jeunes à midi, c’est une soupe populaire, comme l’armée du salut… Moi je trouve ça insupportable en 2004 à Paris. Qu’on assiste des jeunes, des gens venus du monde entier, d’accord, c’est bien, mais c’est pas possible de tolérer cela, et ça ne résout rien, parce que demain ils auront faim ! Ca ne résout pas le problème. Il ne faut pas se reposer sur les restaus du cœur, sur la soupe populaire de l’armée du salut… c’est un cataplasme ! Alors on se repose sur la charité, mais la charité ne change pas les causes… Ca me fait de la peine de voir partout des jeunes, des femmes qui font la manche, qui sont là, et donner de l’argent, ça ce résout rien. Il ne faut pas entretenir les gens, or la théologie de la libération, c’est de dire vous êtes les partenaires de votre salut, c’est à vous de bouger, de prendre conscience, on ne changera rien si vous n’êtes pas conscients de cette révolte. Et donc la théologie de la libération a de beaux jours devant elle…
Quels en sont les représentants aujourd’hui, ou les descendants ?
Un beau représentant, c’est Guttierez, un Péruvien, c’est un peu le fondateur. Il y a aussi des Franciscains. Leonardo BOFF, qui a beaucoup prêché la révolte…
Comment expliquer que l’Eglise institutionnelle ait pu condamner très clairement, dans son essence même, le socialisme, mais qu’elle ne l’ait jamais fait pour le capitalisme, que pour le capitalisme elle se soit toujours contentée d’en condamner non pas l’essence, mais les excès ?
Je crois que par rapport au socialisme, l’Eglise a eu peur de ce grand mouvement qui lui était étranger, et tout naturellement elle a été contre le socialisme révolutionnaire, le communisme, ces mouvances-là, c’était presque naturel… Le capitalisme, je crois qu’aussi elle l’a condamné, elle a eu des paroles fortes…
Certes, elle a condamné les excès du capitalisme, mais comme étant des ratés du système, pas comme étant inhérents au fonctionnement du système…
Les critiques de l’Eglise officielle par rapport au capitalisme au fond rendent service et renforcent le capitalisme puisque l’Eglise en vit, elle est dans ce système capitaliste et si elle le critique, et quelquefois très fortement, elle lui rend service en même temps. Tandis que pour le socialisme, elle n’était pas dedans en quelque sorte. Ca dépend du point de vue dont on parle.
Pourtant il y a une familiarité, il y a des ponts très nombreux entre pratique socialiste et pratique chrétienne, si on évacue les doctrines…
Autre chose est la pratique, autre chose est la doctrine. Et donc quand on parle du terrain, on voit qu’il y a des chrétiens partout, dans toutes les mouvances (communisme, extrême-gauche…), et on peut dire qu’en France, autrefois les chrétiens étaient de droite, les évêques étaient de droite. Aujourd’hui, c’est plus difficile à dire, et c’est bien. Il y a des chrétiens dans tout l’échiquier politique : hélas, il y a des chrétiens au Front National. Mais en fait il n’y a plus un bloc, il n’y a plus un parti, autrefois, c’était comme ça… Maintenant chacun doit décider.
Qu’est-ce que c’est pour vous, être chrétien ?
Etre chrétien, c’est suivre Jésus, la personne de Jésus, les disciples de Jésus, et… c’est faire le choix des pauvres. C’est un petit peu les deux choses importantes : Jésus qui nous donne à nous-mêmes, à notre humanité, qui est une libérateur, et qui nous entraîne à un chemin qui est difficile, qui nous ouvre à tout le monde : vous êtes tous frères… Jésus nous ouvre à la famille humaine, et aussi à celui qui est mis de côté : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ». Donc pour moi être chrétien, c’est ça ! Vous voyez, il y a cette fameuse parabole du jugement dernier dans l’évangile. On me dira pas : « combien tu as fais de mariages dans ta vie, combien de baptêmes », on me dira : « qu’est-ce que tu as fait pour l’étranger, pour celui qui est prison… », et c’est le rapport au frère, et si on détruit l’autre, on se détruit soi-même.
Donc une foi sans pratique effective de fraternité, de libération, de transformation d’un monde injuste est une foi tronquée pour vous ?
Tout à fait. Un chrétien, c’est quelqu’un qui est un rebelle, qui est subversif, qui est en résistance…
Pratiquement, cette foi s’incarne comment et, pour être un peu lapidaire, où est le mal pour vous aujourd’hui ?
Le mal, c’est le rejet de l’autre. On est pris à parti pour la défense des pauvres. Les Roms, dans la région parisienne, personne n’en veut. La dernière fois qu’ils se sont posés, c’était à Saint-Maur, sur un terrain du conseil général. Mais la mairie fait tout pour qu’ils partent. Et donc j’étais là-bas, il y avait une première rencontre et ils étaient une douzaine de la municipalité, etc…, mauvais comme tout, agressifs, et le responsable de l’association pour les Roms me donne la parole. Et bien ils sont tous partis pour ne pas m’entendre. Et ces gens-là, ils ne m’en veulent pas au nom de ma foi, parce que, que Gaillot soit croyant ou pas, c’est pas leur affaire. Mais si je prends le parti des Roms, ça, c’est un rejet. Aujourd’hui, la difficulté, c’est prendre le parti de ceux que la société délaisse. Je suis en lien avec les prisonniers politiques italiens qui sont menacés d’extradition. Le fait que j’aie pris parti pour ces prisonniers, ça fait beaucoup de difficultés. Mais enfin, ce sont des gens qui ont du sang sur les mains, il faut qu’ils expient en quelque sorte. Dès que vous prenez parti, ça pose problème. C’est normal. On est souvent signe de contradiction par les choix qu’on fait, et je suis souvent à l’encontre de la conformité, je dirais, parce que… je vais l’autre jour au Palais de justice, à la salle spéciale des assises. C’étaient les militants bretons, ils étaient arrivés en car. Comme il n’y avait pas beaucoup de place, ils étaient tous dehors, 150, 200 dehors. Alors j’étais à l’intérieur et il y a un jeune journaliste qui vient m’interviewer et qui me dit : « Ma première question, est-ce que c’est votre place d’être ici ? » Je dis : « Il y a des condamnés, des victimes donc c’est ma place ». On est du côté de ceux qui sont au bord de la route, ça devrait être ça je crois être chrétien.
A ce propos, quelle est à votre avis la mission de l’Eglise ? Est-ce que même, en tant qu’institution, elle est nécessaire ? D’autre part, quelle est pour vous la mission de l’évêque ?
Je dirais, pour l’institution, il faut toujours qu’un groupe important ait des structures, le tout c’est de savoir quel genre de structures. Pour nous, ce qui faudrait, on a besoin d’institutions démocratiques, on vit encore à l’ère de la monarchie, il faut passer à la démocratie, je ne sais pas quand… On aura toujours besoin d’une structure, d’une institution. Ensuite le rôle d’un évêque, de l’institution, c’est de libérer les gens… mettre de la lumière dans les yeux du peuple.
Là, on va revenir dix ans en arrière, mais d’après vous quelles sont les raisons principales qui ont motivé votre limogeage ?
Je crois qu’il y en a eu un certain nombre. Mais comme je n’ai pas un document me disant : « c’est ceci, c’est cela ». Là encore, ça fait partie d’un fonctionnement, mais je crois que c’est d’être intervenu avec liberté sur des sujets tabous, et un évêque ne doit pas faire ça. Il y a eu un agacement important, que je dise par exemple que les prêtres puissent se marier, c’est intolérable… Je comprends que ça ait agacé… Et puis c’est aussi des prises de positions importantes comme par rapport au livre que j’ai fait concernant les lois Pasqua sur les immigrés en 1994, qui était un livre un peu coup de poing tout de même, où je démontrais que ces lois étaient tout de même inhumaines, etc…, et Charles Pasqua voulait me faire un procès, il est intervenu auprès du président de la conférence épiscopale qui m’a déjugé, en disant : « Un évêque n’a pas à faire comme cela, etc… », ce qui l’a un peu calmé. Puis il est intervenu à Rome, auprès de la Secrétairerie d’Etat, et il paraît que c’était ça la goutte d’eau, on m’a assuré de cela après… Enfin, tout cela pour dire que j’ai agacé des gens, il fallait me faire taire, c’est comme ça. Mais j’ai eu beaucoup d’ennemis, je ne pensais pas qu’on puisse avoir tant d’ennemis.
Et vous pensez vraiment que ces ennemis se sont levés quand vous avez pris position contre le fonctionnement accepté de façon dominante ?
Ah oui, parce que ça dérangeait un ordre établi, et un évêque est fait pour l’ordre, est fait pour cautionner un peu les pouvoirs, or j’étais contre la guerre du golfe. Je me rappelle le cardinal Decourtray, président de la Conférence, avait eu cette parole pendant la guerre du Golfe : « Mieux vaut la guerre que le déshonneur ! » Il a eu cette phrase. Alors France 2 vient et me dit : « Votre ami, le cardinal, il a dit ça ! » Alors moi je dis : « c’est scandaleux qu’un cardinal de la sainte église dise ça ! Il vaut mieux le déshonneur que la guerre ». Alors le cardinal dit : « écoute, tu nous embêtes ! Moi je dis une chose toi tu en dis une autre » Alors moi je dis si tu n’avais pas parlé comme ça moi j’aurais rien dit ! T’avais qu’à pas dire ça ! Et il me dit : « mais comment veux-tu que les chrétiens comprennent ? Moi je dis ceci et Gaillot dit le contraire ! Tu désorganises les gens » Mais les gens, ils ont leur conscience, ils savent bien ce qu’ils font. Il y a cette idée que les évêques doivent maintenir l’unité, pour que les chrétiens puissent voir que c’est comme cela qu’il faut faire. Comme à l’armée, on ne voulait voir qu’une seule tête. Et bien, cela , c’est terminé, et j’ai agacé profondément…
Mais en 95 par exemple, la façon de procéder de l’institution à votre encontre a quand même été quelque chose d’assez violent ! D’ailleurs les gens l’ont bien vécu comme ça ! Comment se fait-il que vos camarades, vos collègues, vos frères évêques ne vous aient pas soutenus ?
Je crois que les évêques ne font rien par rapport à Rome… Si c’est Rome, alors… Bon il y en a quand même quatre ou cinq qui sont venus à ma dernière messe, c’est courageux de leur part, mais quand Rome parle, les évêques sont un peu comme des préfets, comme des fonctionnaires de Rome…
Mais il y a parmi les évêques, en France en tout cas, des gens pour qui agir en conscience veut dire quelque chose ! Comment se fait-il que quelqu’un comme Albert Rouet n’ait pas pris la parole de façon plus énergique, ou d’autres ?
C’est vrai ! Mais c’est une question aussi pour moi. J’étais quand même un peu déçu du comportement de certains évêques qui étaient très amis, c’est vrai… Il y a quelqu’un qui a fait la collection de tout ce que les évêques ont dit, dans leur bulletin, dans ceci, dans cela, c’est intéressant, il faudrait qu’un jour ça paraisse, et même d’Albert Rouet, et donc on voit que ça reste équilibré, par rapport à Rome… enfin, c’est pas net…
Donc le légalisme plutôt que la justice ?
Ah oui, je pense. Par exemple on prépare dans Golias au mois de janvier… enfin il aura pas mal de choses, y compris au plan canonique. Donc il y a quelqu’un de Strasbourg qui reprend longuement le procès et qui termine en disant : « Eh bien, c’est un scandale ». Et c’est vrai que c’est une manière de faire comme au temps de l’inquisition.
En quelques mots, ça s’est passé comment ?
Et bien, ce procès, ça a duré une demi-heure, à peine. Je suis convoqué à Rome, je devais aller en Irak, j’ai annulé bêtement le voyage en Irak pour pouvoir aller à Rome. Alors j’avais demandé au nonce qui me dit : « je sais pas… », tout le monde ne savait rien. Je mange avant avec le cardinal Echegarray, je lui dis écoutez je ne sais pas ce qu’on me veut, vous qui êtes à Rome, pourquoi, je n’arrive pas à savoir… Il ne dit non, non, je ne suis pas au courant, il n’y a rien… Et puis je vois le cardinal … qui me dit : « voilà, vous avez pris position là-dessus, vous avez fait ceci, vous êtes souvent en-dehors de votre diocèse… en conséquence, demain à midi, vous ne serez plus évêque d’Evreux ». Je ne m’attendais pas du tout à cela, vraiment, et puis qu’est-ce qui s’était encore passé ? C’était une période plutôt calme, je ne voyais pas d’événement qui pouvait… J’ai pris mon train de nuit aller-retour, je m’en serais bien passé… Et donc j’ai compris dans la demi-heure, petit à petit, que les carottes étaient cuites. Et donc, contrairement à ce qui a été dit, on ne m’a pas proposé de donner ma démission, on m’a dit demain midi, vous ne serez plus évêque d’Evreux. Si vous signez, vous êtes évêque émérite d’Evreux, si vous ne signez pas vous êtes évêque transféré. Comme je n’ai pas signé, je suis évêque transféré à Partenia, un évêché qui a disparu au Ve siècle. Donc il n’y a pas de procès, il n’y a pas de défense, pas d’appel, il n’y a rien, c’est ce caractère-là qui est scandaleux. Il faut donner aux gens la possibilité de se défendre…
Et vous n’avez pas eu la tentation de démissionner ?
Si on m’avait proposé de donner ma démission, vraiment je crois que je l’aurais donnée. J’avais déjà dit à tous les gens qui me disaient que je n’avait pas demandé à devenir évêque d’Evreux, si vraiment Rome ne veut plus de moi, qu’elle me propose… On me l’a pas demandé !
Il y a d’autres personnes que vous qui ont été victimes de procédés similaires ?
Eh bien non, je crois que je suis un cas…
Parmi les évêques ?
Oui, vous êtes devant un cas ! Mais je crois qu’il y a eu quelques cas après la guerre, quand le général de Gaulle est venu au pouvoir, tous les évêques étaient pétainistes, alors le général ne voulait plus de ces gens-là, alors on a fait comprendre à plusieurs qu’il fallait qu’ils donnent leur démission, mais c’était pas pareil…
Quand on donne sa démission, on ne sort pas de l’Eglise ?
Non, quand on a 75 ans, on donne sa démission pour raison de santé, moi je n’ai même pas signé…
Donc aujourd’hui la répression s’abat sur des théologiens, des gens comme ça…
C’est-à-dire que ça s’abat sur des gens qui ne respectent pas, je dirais, la conformité de la vie en Eglise, le plan de la doctrine, de la pratique, peu importe, mais si on s’écarte, qu’on soit théologien, qu’on soit évêque. Mettons qu’aujourd’hui, si quelque est évêque, il a un contrôle sévère avant… Je crois que j’ai pas rendu ce service là, maintenant on dit à cet évêque, vous vous engagez à ne pas prendre position là-dessus, à ne pas dire ceci, etc… ce qui n’existait pas. Il y a un renforcement des contrôles…
Donc une parole publique surveillée…
Ah je crois, oui. Les gens s’engagent avant, qu’il n’y ait pas de nouveau Gaillot, qui sème la division, la discorde. Il faut qu’il y ait des gens qui soient sûrs…
Et vous parliez il y a une minute de nouvelles pratiques, de nouveaux langages, d’une autre façon de faire église en fait… Pour vous qu’est-ce que c’est ou qu’est-ce que ça pourrait être, cette autre façon de faire Eglise ? Quel travail il y aurait à faire sur le langage, notamment le langage liturgique, sur les gestes, sur les symboles ? Est-ce qu’il y a des choses qui sont faites, d’ailleurs ?
Oui, sur le terrain, ça vit. Vous avez des chrétiens qui se retrouvent, comme ça, en réseau, de temps en temps, et qui font aussi une célébration, avec des mots à eux, avec des professions de foi à eux, avec des gestes à eux, d’une façon simple et belle, et peut-être qu’un jour, de tout cela, il sortira des choses intéressantes… Je suis souvent invité dans des groupes… rien que ce qu’on appelle les professions de foi… quelle variété ! Dans toute cette variété, il y en a quelques-uns qui s’imposeront… Je crois que l’Eglise du terrain a de la vitalité aujourd’hui.
Vous pensez à certains lieux en particulier ? Parce que quand on regarde l’Eglise dans certains endroits, c’est sinistré, ou alors ce sont des gens qui sont très attentistes…
Ce sont des gens qui sont… je dirais un peu nulle part dans l’Eglise, mais qui se retrouvent de temps en temps, qui font l’eucharistie même s’il n’y a pas de prêtre, vous voyez… c’est une grande liberté ! Les gens sont libérés… Quelquefois je suis invité ici, je suis invité là, c’est beau. Et donc il n’y a pas de point de repère, et ce n’est pas connu, et ils ne souhaitent pas être connus. Les gens ont dit : on a le droit de vivre l’Evangile. Ils quittent l’institution mais ils quittent pas l’évangile.
Est-ce que quelqu’un comme vous se retrouverait dans le terme « alterchrétien » ou est-ce que ça ne vous convient pas ? Est-ce que c’est trop connoté ?
Je suis un petit peu réservé parce que ça veut dire : « nous on est pas comme les autres, on est différents », or j’aime pas trop qu’on se démarque… Il peut y avoir un peu cette prétention du « nous on peut donner le vrai sens, etc… » et que si être chrétien c’est vivre à la manière de Jésus, de l’homme de Nazareth, c’est plutôt à lui qu’on doit se référer que dire « nous, nous sommes des alters ». Autant je comprends qu’on dise ça des altermondialistes, c’est normal… mais des chrétiens je suis pas enchanté par l’expression, mais enfin… Il faut peut-être du temps pour que je m’accoutume, je ne sais pas…
Quand vous dites que vous ne voulez pas une autre Eglise mais une Eglise autre, est-ce qu’il n’y a pas cette idée justement de conserver ces fidélités, ces solidarités anciennes…
Je certifie que quand le monde change, l’Eglise est obligée de changer, ce n’est pas une décision de notre part, et donc pour que l’Eglise soit fidèle à l’Evangile, elle est obligée de changer. On a basculé dans un monde nouveau, on ne peut pas continuer à vivre comme on vivait. Et l’Eglise elle sera autre. Et je crois que pour ce qui est de la France, il y a une difficile naissance, mais il y a une naissance qui se fait, de l’Eglise sur le terrain.
Est-ce que dans d’autres pays c’est plus facile ?
Je ne sais pas, je vais assez souvent en Allemagne… Alors l’Allemagne a aussi cette chance, c’est qu’elle a souvent un vis-à-vis important, protestant, donc il y a un œcuménisme, on est plus respectueux… Quand l’Eglise est toute seule c’est plus embêtant. Ca a été souvent le cas est France, l’Eglise elle occupait le terrain. En Allemagne, il y a un vis-à-vis très fort, protestant, donc elle est plus à même de dialoguer, de faire attention, et puis tout dépend du lien qu’il y a avec l’Etat… si vous avez un concordat, vous êtes davantage installé, vous êtes davantage riche, et ça c’est un boulet, un boulet… L’Eglise d’Allemagne est riche, c’est ennuyeux. Nous on a cette chance d’être dans un régime de séparation, c’est très bien. Mais il y a une poussée très forte d’une Eglise autre en Allemagne, c’est beau… En Espagne, ça change vite aussi ! Il y a une fermentation, il y a des pans de mur qui tombent. Je crois que ce qui est important, c’est d’être plus attentif à ce qui naît qu’à ce qui disparaît. Il y a beaucoup de choses qui vont disparaître, tant mieux, il ne faut pas avoir cette image du passé, en rester à cette image du passé… C’est comme la femme de Lot, qui était fixée au passé, elle s’est retournée et s’est changée en image de sel. C’est un beau symbole, il ne faut pas se retourner, il faut aller de l’avant…
Mais d’après vous, est-ce qu’il y a des lieux privilégié pour l’émergence de cette nouvelle façon de faire Eglise, est-ce qu’il y a des parcours qui y amènent plus facilement que d’autres, est-ce qu’il faut être marginal, marginal par rapport aux institutions ecclésiales comme aux institutions sociales pour être un bon chrétien en fait, un chrétien fidèle ?
Les lieux privilégiés, c’est le monde de l’exclusion. C’est le terreau de l’avenir. Alors ce terrain de l’exclusion, il est un peu multiple, mais ce sont tous ces terrains de la précarité… qui sont victimes de cette fracture sociale aujourd’hui, c’est en particulier cette femme seule avec des enfants, des étrangers sans papiers, tous ceux qui sont victimes d’une solitude dans Paris… On a ici à côté tous ceux qui meurent du cancer, l’Institut Marie Curie, vous avez des enfants… Enfin des lieux vraiment… l’exclusion, c’est là !
A un niveau plus global, les combats des altermondialistes par exemple vous semblent pertinents, vous touchent ?
Bien sûr, tout à fait ! C’est un bon combat de montrer qu’il faut absolument une alternative à un monde libéral qui casse l’humanité en quelque sorte, qui casse l’humanité… On ne peut pas continuer avec une telle injustice… Sinon, on est comme le Titanic, on se heurtera à un mur ! Et peut-être qu’on prend conscience qu’on est de plus en plus solidaire finalement dans une petite planète, et que si les gens du Nord sont perdants, le Sud perdra, si le Sud perd, le Nord perdra… Et donc même les plus puissants, les plus riches disent : « mais attention, on ne s’en sortira qu’ensemble », donc le combat des altermondialistes est important.
Quel bilan vous tireriez de ces dix dernières années, depuis que vous êtes évêque de Partenia ?
Le bilan, par rapport à moi ?
Par rapport à vous, par rapport à l’évolution de l’Eglise, par rapport à l’évolution parallèle de la société ? Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui a bougé en bien ? Qu’est-ce qui a régressé ?
Je crois que nous avons basculé dans un monde nouveau. Et on a tous l’impression de marcher sur un terrain qui se dérobe. Il n’y a plus d’espace protégé. Et je crois qu’il y a une prise de conscience, importante, qui se fait pour la paix, et je crois que toutes ces guerres, meurtrières (guerre de 14), eh bien… je trouve qu’il y a un signe des temps, c’est ce désir de paix d’une grande majorité de la planète, quand on a fait ces manifestations anti-guerre, le même week-end, un peu partout dans le monde, c’est du jamais vu ça ! Donc il y a vraiment un désir de paix qui est là, fort, c’est beau… et puis je crois que j’ai vu pas mal de jeunes, dans le tiers-monde, beaucoup de jeunes qui prennent le combat pour la justice comme étant le combat numéro 1. Il n’y a pas de paix sans justice, et donc cette prise de conscience aussi de la justice. Et puis je dirais la question de l’environnement qui prend de plus en plus d’importance, on ne va pas régler notre problème si on n’est pas partie prenante du respect de la nature, des énergies de la nature, on voit ça pour les déchets nucléaires, enfin tout ça… On ne peut pas faire n’importe quoi avec la planète, on est responsable de l’avenir. Je crois que la paix, la justice, l’environnement, c’est de choses importantes.
Est-ce que vous pensez qu’un chrétien a quelque chose de particulier, quelque chose de fort à dire sur l’environnement par exemple ?
Tout à fait ! Je crois que là encore, c’est un terrain que l’Eglise n’a pas bien pris. Elle a quelque chose à dire sur l’environnement pour montrer que l’on ne peut pas vraiment être frères des autres si on n’est pas en harmonie avec la création, je ne peux pas être un frère universel si je ne suis pas un être du cosmos, si je traite durement avec les animaux, etc, je ne peux pas être un frère avec les humains, on est lié, et on fait partie des vivants. On n’est pas au-dessus de la création, on est de la terre-mère, la terre, c’est pas un objet, c’est un sujet. On vient de cette terre, on est des vivants. Peut-être que ça nous rabaisse un peu, on s’était mis sur un piédestal… On vient de la terre. Poussières d’étoiles comme disait Hubert Reeves, il faut retrouver ce respect de la création. Je crois qu’il y a de belles pages de Bible qui nous rappellent ça mais on a laissé ça un peu de côté, il faut retrouver ça… Je crois que la nouvelle génération est tout à fait sensible à ça…
A titre plus personnel ou à titre plus ecclésial, quel est le bilan que vous tirez de ces presque 10 ans ?
Je remercie l’Eglise de m’avoir mis sur ce chemin, car au fond c’est une seconde vie que j’ai eue, c’est un autre peuple, un peuple immense, que j’ai appris à connaître, à aimer, ça m’a ouvert le cœur, vraiment, à la dimension du monde. Quand on est évêque d’un diocèse, on est pris quand même beaucoup par les chrétiens, par les structures, moi j’ai été libéré pour aller au-devant, et ça a été des années pleines, vraiment. Voilà.
Très bien. Qu’est-ce que ça signifie pour vous, l’expression « royaume de Dieu » ?
« Royaume de Dieu », ça signifie une part d’utopie, et cette part de réalisation déjà. C’est-à-dire qu’on va vers un monde de justice et de paix, où l’on ne se fera plus la guerre. Alors il y a déjà quelque chose, il y a un germe, et bien il faut lutter pour que cela vienne. Alors à la fois on lutte pour cette égalité entre les humains, ce grand rêve de l’humanité, on travaille et puis en même temps c’est quelque chose qui adviendra, que Dieu nous donnera mais… on se bat pour. Alors c’est très important parce que le Royaume de Dieu, c’est ça que Jésus a proclamé, comme disait Loisy, Jésus a annoncé le royaume de Dieu, c’est l’Eglise qui est venue ! Bon, l’Eglise est faite pour le Royaume, c’est le Royaume qui est important. Alors il est là mais il n’est pas encore arrivé. C’est pas parce qu’il y a un gouvernement de gauche que le Royaume est là ! Le Royaume de Dieu, il vient, mais il est pas encore là. C’est une figure qui est très emblématique…
Donc il est plutôt en avant qu’en haut ?
C’est ça. Il est… il se construit, et en même temps, il est pas encore réalisé.
Qu’est-ce que vous diriez aux gens qui proclament, et il y en a beaucoup, que la foi est quelque chose de privé, de privatisé, que le salut est quelque chose de privé, de privatisé, et que c’est très bien ainsi ?
Moi je crois qu’on est pas chrétien tout seul. Un chrétien isolé, c’est un chrétien en danger. On est fait pour vivre sa foi de façon solidaire, communautaire, et donc, bien sûr que c’est chacun qui croit, mais c’est ensemble qu’on vit sa foi, donc c’est tout à fait important !
Est-ce que vous auriez des modèles dans l’histoire de l’Eglise, ou des figures qui auraient un potentiel d’inspiration pour notre temps ?
Vous avez une femme comme Madeleine Delbrel, qui a vécu à Evry en plein monde communiste… voilà une femme tout à fait extraordinaire, qui a vécu sa foi, et avec d’autres, mais elle a vécu en plein monde. Son livre Nous autres, gens de la rue, elle était assistante sociale, enfin elle était très engagée, voilà une femme qui a vécu sa foi de façon extraordinaire. Et elle incite beaucoup de gens aujourd’hui, Madeleine Delbrel. En Allemagne, partout, ça fait plaisir de voir que cette femme est connue et qu’on voudrait qu’elle soit béatifiée. Bon, voilà une figure, Madeleine Delbrel… Je pense aussi à des gens comme Dom Helder Camara, des gens qui ont initié à la non-violence, au combat avec les pauvres, de belles figures, des figures d’humanité, vous voyez… Vraiment des gens pour les autres, ils prêchent pas pour leurs saints, mais vraiment pour l’humanité.
Et de cette histoire de résistance aux égoïsmes sous toutes leurs formes, aux individualismes, qu’est-ce qui reste pour notre temps ?
Partout dans le monde, il y a toujours des hommes et des femmes qui se dressent contre l’injustice. Partout, il y a des semences d’humanité. On se demande pourquoi ça vient comme ça… Voyez cette députée birmane, extraordinaire ! Comme elle résiste à la junte militaire, elle a des paroles qui sont enflammées, qui sont belles. Regardez celle qui vient de recevoir le Prix Nobel de la Paix, on voit qu’il y a des gens, des femmes… Alors il suffit de regarder, d’ouvrir, et de se dire, quand on regarde l’histoire de l’Eglise, qu’il faut faire confiance aux gens. Regardez l’humanité, elle est habitée par des forces, par le souffle de Dieu. Il y a des hommes et des femmes que Dieu suscite, à un moment donné, pour libérer le peuple, pour aider le peuple, quelle que soit la religion, qu’ils aient une religion ou pas, peu importe, des gens qui se dressent. Et il y en a à toutes les époques, il y en a aujourd’hui et, c’est beau…
Et vous parliez de femmes en Birmanie, en Iran. Est-ce que vous pensez qu’on pourra voir un jour une église où hommes et femmes seront égaux ?
C’est évident ! 2000 ans, c’est pas grand-chose pour l’histoire de l’Eglise, c’est long à venir mais c’est une gestation qui se fera. Et c’est l’évolution des femmes dans la société qui provoque l’Eglise, c’est presque une chose qui ne vient pas de l’Eglise mais elle est provoquée à le faire.
Pour revenir à un point déjà abordé, qu’est-ce que vous pensez de la façon dont l’Eglise se comporte vis-à-vis de son « personnel » ?
Je crois que l’Eglise se conduit souvent comme des responsables d’une entreprise. Je dirais que si des gens ne sont pas conformes ou bien ne conviennent pas, et bien on les écarte. Or un des signes de santé d’une institution, c’est sa capacité à ne pas exclure. L’exclusion est toujours un échec, alors la société fabrique déjà de l’exclusion, si l’Eglise en rajoute, c’est dommage. Et donc on ne laisse pas tomber quelqu’un, on n’écarte pas des gens, et il y a de l’injustice qui se produit dans l’institution de l’Eglise. C’est pas parce qu’on est dans l’Eglise qu’on ne doit pas mettre en œuvre les règles élémentaires de la justice. Vous avez des prêtres qui se sont mariés et qui ont des petites retraites de misère, c’est pas normal, ils ont consacré peut-être 20 ans au service d’une institution, on les laisse carrément tomber sous prétexte qu’ils sont partis, ils ont droit à la justice… Il faut avoir le sens de la justice, et ne pas supporter l’injustice d’où qu’elle vienne.
Est-ce que vous auriez en tête quelques initiatives chrétiennes alternatives qui soient dignes d’intérêt, dignes d’attention ?
Aujourd’hui je ne sais pas… Souvent moi, je souhaite qu’il y ait davantage de chrétiens dans des initiatives qui se prennent, que ce soit l’Eglise qui fasse des initiatives. C’était le cas souvent de l’Eglise autrefois parce que, bon, elle était importante et la société n’avait pas pris son rôle… Je vois par exemple à l’hôpital Sainte-Anne, il y a de jeunes psychiatres qui se demandent pourquoi il y avait une église, là, dans ce grand hôpital, comme partout dans les hôpitaux psychiatriques, dans les prisons, je leur dis que c’est l’Eglise qui a pris l’initiative pour la folie, elle a pensé que c’était important… Et bien l’Eglise a pris des initiatives pour les fous, pour les prisonniers, etc… mais aujourd’hui elle laisse les initiatives à la société, aux institutions… Souvent je préfère que ce soient des chrétiens qui viennent dans des institutions qui ne leur appartiennent pas. Il faut éviter de faire des choses à nous, et le faire si vraiment il n’y a rien. Je vois par exemple en Afrique, il y a beaucoup d’initiatives missionnaires pour les lépreux, les missionnaires font ça parce qu’il n’y a rien, mais normalement je crois qu’il vaut mieux être avec.
Ni dedans, ni dehors, ça vous convient ?
C’est-à-dire qu’il faut être quelque part, qu’il faut être enraciné quelque part. Je suis dans l’Eglise catholique, c’est ma famille, mais je vais souvent sur le terrain, partout…