La crise économique, sociale et financière fait rage et il est légitime que tous les moyens de la politique conjoncturelle soient mobilisés pour écourter cette période. Pour autant, personne ne peut et ne doit ignorer les causes structurelles profondes de cette situation. Les propositions en ce sens sont nombreuses. Mais nous voudrions insister ici sur un préalable absolu aux meilleures idées du monde en ces matières.
Il n’y aura ni régulation sérieuse, ni réforme monétaire, ni évolution du partage inéquitable de la valeur ajoutée si subsistent dans le monde des lieux de flibuste sans règles et sans transparence, indûment dénommés paradis fiscaux. Nous entendons déjà tous ceux, à droite comme à gauche, qui nous disent qu’il s’agit d’un combat vain de David contre Goliath et qu’il faut faire avec ces trous noirs de la finance et… de la morale.
Nous ne partageons pas ce pessimisme passif. D’abord pour des raisons morales qui en elles-mêmes imposent de faire tout ce qui est en notre pouvoir. Mais nous sommes aussi convaincus que des raisons objectives imposent de faire prévaloir partout la règle de droit et la transparence. Si l’on analyse froidement la situation, la quasi-totalité des pays développés ou émergents auraient un intérêt objectif à la suppression des paradis fiscaux.
Ces zones de non-droit permettent à quelques grandes entreprises et à des personnes fortunées de s’exonérer de leur contribution à la couverture des charges publiques. Certains considèrent aussi qu’ils sont utiles pour « lubrifier » les échanges commerciaux au prix de quelques dessous-de-table. Mais l’on passe vite aux inconvénients : ces « paradis » diminuent les recettes fiscales internes ; ils favorisent souvent le recyclage et le blanchiment de l’argent issu d’activités criminelles (en particulier du narcotrafic et du trafic d’armes).
La balance ne fait pas de doute. Chaque pays aurait intérêt à supprimer les paradis fiscaux. Alors pourquoi ne le font-ils pas ? Il y a à cela deux grandes raisons. La première est, bien sûr, qu’un petit nombre d’acteurs privilégiés en tirent avantage. La seconde raison est sans doute plus importante et, en tout cas, plus gênante car elle concerne aussi les gouvernements les plus vertueux : si chaque Etat individuellement a intérêt à rompre avec les paradis fiscaux, cet intérêt s’évanouit dès lors que ses voisins et partenaires ne le font pas. D’où l’absence de stratégie coopérative des Etats développés et même l’existence, au cours des vingt dernières années, d’une véritable course à toujours moins de règles et d’impôts qui nous a menés là où nous sommes.
Nous devons agir à partir de ces constats pour inverser la tendance, sans pessimisme excessif car, rappelons-le, même si le terrain est plus rude, on retrouve ici la problématique qui a conduit à l’adoption du protocole de Kyoto.
Comment faire ? Trois enjeux apparaissent. Il faut d’abord qu’un début de coalition se constitue entre des Etats décidés à jouer une stratégie coopérative : cela permettrait de constituer une masse crédible susceptible d’attirer d’autres partenaires éventuellement rendus inquiets des mesures de rétorsion que la coalition en formation serait susceptible de prendre à leur encontre.
Le contour de ce « noyau dur » est connu : il résultera d’une action simultanée et convergente de l’Union européenne et des Etats-Unis. L’ampleur de la crise ainsi que le changement d’administration aux Etats-Unis constituent une conjoncture favorable. Il n’est pas neutre que le directeur général du Fonds monétaire international (FMI) parle de « dynamiter » les paradis fiscaux ou que Barack Obama ait fait de ce sujet un point majeur de sa campagne. Ce débat doit être au coeur des élections européennes pour permettre de dégager des orientations précises.
Il faut en même temps qu’une alliance globale pour plus de transparence et de jeu collectif soutienne, voire contraigne, l’action des Etats. Le récent forum social mondial, les prises de position de nombreuses ONG, des assises nationales du développement durable, des grands syndicats ou de nombreuses Eglises montrent de très grandes convergences vers une plateforme commune et des objectifs précis.
Car, c’est le troisième enjeu, rien ne se fera en un jour. Nous devons imaginer une stratégie progressive qui isole d’abord les « Etats-voyous » refusant toute forme de coopération puis qui, progressivement, remette en cause toutes les situations contraires à la transparence et à l’équité fiscale y compris à l’intérieur des pays de la coalition, qu’il s’agisse du Luxembourg ou de l’Autriche en Europe, ou du Delaware aux Etats-Unis.
Telles sont les bases du mouvement, déjà amorcé, que nous voulons porter dans les divers lieux de notre action dans le respect des spécificités de chacun. Il s’agit de la brique de base, indispensable à toute réforme monétaire et financière globale. En cette matière, comme souvent, la morale rejoint l’intérêt bien compris de chacun… à condition de coopérer. Il est plus que temps que chacun relaie cette action, là où il agit, pour que la crise profonde que nous vivons débouche sur une refondation véritable de la mondialisation.
Auteurs : Daniel Lebègue, Pierre Rosanvallon, Bernard Soulage, François Soulage, Patrick Viveret
Source : Le Monde, édition du 28 mars 2009