Quand un régime autoritaire approche de sa crise finale, sa dissolution suit en général deux étapes. Avant son effondrement, une mystérieuse rupture se produit : les gens réalisent tout d’un coup que la partie est terminée, et ils cessent d’avoir peur. Non seulement le régime perd sa légitimité, mais l’exercice du pouvoir est perçu comme une réaction de panique impuissante.
Nous connaissons tous la scène classique des dessins animés dans laquelle le chat se trouve au-dessus d’un précipice mais continue de marcher sans tenir compte de l’absence de sol sous ses pattes ; il commence à tomber lorsqu’il baisse les yeux et aperçoit le gouffre. Lorsqu’il perd son autorité, le régime est comme un chat suspendu au-dessus du précipice.
Dans Le Shah (éd. 10-18, 1994), une description classique de la révolution de Khomeyni, Ryszard Kapuscinski situait le moment précis de cette rupture : un manifestant qui se trouvait à un carrefour de Téhéran refusa de bouger lorsqu’un policier lui ordonna de partir, et le policier embarrassé s’en alla ; en quelques heures, tout Téhéran avait entendu parler de cet incident et, bien que les combats de rue se soient poursuivis pendant des semaines, tout le monde savait d’une certaine façon que la partie était terminée. Assistons-nous à quelque chose de similaire ?
Les interprétations de ce qui se passe aujourd’hui en Iran sont multiples. Pour certains, c’est le point d’orgue du « mouvement réformiste » pro-occidental dans le droit-fil des révolutions « orange » en Ukraine, en Géorgie, c’est-à-dire une réaction laïque à la révolution de Khomeyni. Ils soutiennent les protestations car ils les considèrent comme le premier pas vers un nouvel Iran démocratique libéral et laïque, libéré du fondamentalisme musulman.
Pour les sceptiques, au contraire, Ahmadinejad a remporté les élections : il est la voix de la majorité, alors que Moussavi est soutenu par les classes moyennes et leur jeunesse dorée. En bref : abandonnons les illusions et reconnaissons que l’Iran a, en la personne d’Ahmadinejad, le président qu’il mérite. Il y a ensuite ceux qui ne voient en Moussavi qu’un membre de l’autorité cléricale, ne présentant que des différences de pure forme avec Ahmadinejad, décidé lui aussi à poursuivre le programme nucléaire et opposé à la reconnaissance d’Israël ; il a par ailleurs joui du soutien de Khomeyni lorsqu’il était premier ministre durant la guerre contre l’Irak.
Finalement, les plus tristes de tous sont les sympathisants de gauche d’Ahmadinejad : ce qui est en jeu pour eux est l’indépendance iranienne. Ahmadinejad a gagné parce qu’il a défendu l’indépendance du pays, dénoncé la corruption au sein de l’élite et utilisé les richesses provenant du pétrole pour augmenter les revenus de la majorité défavorisée. Il s’agit là, nous dit-on, du véritable Ahmadinejad, derrière l’image véhiculée par les médias occidentaux d’un fanatique négationniste. Ce qui se déroule en Iran ne serait donc qu’une répétition du renversement de Mossadegh en 1953 : un coup d’Etat financé par l’Occident contre le président légitime.
Bien que divergentes, toutes ces versions interprètent les protestations iraniennes selon l’axe de l’opposition entre extrémistes islamistes et réformistes libéraux pro-occidentaux, ce pourquoi il leur est si difficile de déterminer la position de Moussavi : est-il un réformateur soutenu par l’Occident qui veut renforcer la liberté individuelle et l’économie de marché, ou bien un membre de l’autorité cléricale dont la victoire ultime n’aurait aucune répercussion sérieuse sur la nature du régime ? De telles oscillations prouvent qu’ils passent tous à côté de la vraie nature des protestations.
La couleur verte adoptée par les partisans de Moussavi, les cris « Allah akbar » qui retentissent depuis les toits de Téhéran le soir montrent qu’ils voient leur activité comme la répétition de la révolution de Khomeyni, en 1979, comme un retour à ses sources, l’effacement de la corruption ultérieure de la révolution. Ce retour aux sources n’est pas seulement programmatique ; il se rapporte davantage au mode d’activité des foules : l’unité incontestable du peuple, la solidarité générale, l’auto-organisation ingénieuse, l’improvisation de moyens pour exprimer la protestation, le mélange singulier de spontanéité et de discipline, comme la marche menaçante de milliers de personnes dans le silence. Nous avons affaire à un soulèvement populaire authentique des partisans déçus de la révolution.
Nous devons tirer de cet aperçu plusieurs conséquences déterminantes. Premièrement, Ahmadinejad n’est pas le héros des islamistes défavorisés, mais un vrai populiste islamo-fasciste corrompu, une sorte de Berlusconi iranien dont le mélange de rodomontades clownesques et de politique de coercition impitoyable cause un malaise jusqu’au sein de la majorité des ayatollahs. Sa distribution démagogique de miettes aux pauvres ne devrait pas nous induire en erreur : derrière lui se trouvent non seulement les organes de la répression policière et un appareil de communication très occidentalisé, mais aussi une nouvelle classe riche et puissante, fruit de la corruption du régime – les Gardiens de la révolution en Iran ne sont pas une milice populaire, mais une entreprise géante, le plus puissant centre de la richesse du pays.
Deuxièmement, nous devrions établir une claire différence entre les deux principaux candidats opposés à Ahmadinejad, Mehdi Karroubi et Moussavi. Karroubi est un réformiste qui propose en substance une version iranienne de la politique communautariste, en promettant d’octroyer des faveurs à tous les groupes particuliers. Moussavi incarne quelque chose de différent : son nom représente la véritable réanimation du rêve populaire qui soutenait la révolution de Khomeyni, même si ce rêve était une utopie.
Cela signifie que nous ne saurions réduire la révolution de 1979 à une prise de pouvoir des extrémistes islamistes : elle représentait bien plus que cela. Il est temps aujourd’hui de rappeler l’incroyable effervescence de la première année qui suivit la révolution, avec l’explosion époustouflante de créativité politique et sociale, les expériences organisationnelles et les débats parmi les étudiants et la population. Le fait même que cette explosion ait fait l’objet d’une répression démontre que la révolution de Khomeyni était un événement politique authentique, une ouverture momentanée qui libéra les forces inédites de la transformation sociale, un moment où « tout semblait possible ».
Suivit alors une fermeture progressive à travers la prise du pouvoir politique par les autorités islamistes. Pour le dire en termes freudiens, le mouvement de protestation auquel nous assistons est le « retour du refoulé » de la révolution de Khomeyni. Enfin et surtout, cela signifie que l’islam renferme un véritable potentiel libérateur : pour trouver un « bon islam », nul besoin de remonter au Xe siècle ; nous l’avons ici, sous nos yeux.
L’avenir est incertain. Très probablement, les détenteurs du pouvoir endigueront l’explosion populaire, et le chat, au lieu de tomber dans le précipice, regagnera la terre ferme. Le régime, loin d’être le même qu’avant, sera juste un gouvernement autoritaire et corrompu parmi d’autres. Quelle que soit l’issue, il est important de garder à l’esprit que nous assistons à un grand événement émancipateur qui excède le cadre de la lutte entre les libéraux pro-occidentaux et les intégristes anti-occidentaux. Si notre pragmatisme cynique devait nous faire perdre la capacité de reconnaître cette dimension émancipatrice, alors nous, Occidentaux, serions en train d’entrer dans une ère post-démocratique, nous préparant à accueillir nos propres Ahmadinejad. Les Italiens connaissent déjà son nom : Berlusconi. D’autres attendent leur tour.
Auteur : Slavoj Zizek, philosophe slovène
Source : Le Monde, édition du 28 juin 2009