Jacques Testart : « Trier les embryons : un risque pour l’humanité »
À l’origine du premier « bébé-éprouvette » en France, en 1982, le biologiste Jacques Testart invite à faire preuve de prudence et de sens critique vis-à-vis de la médicalisation de la procréation.
Tous les enfants seront-ils choisis dans des éprouvettes avant la fin de ce siècle ? « Trente-cinq ans après le premier “bébé-éprouvette [1] ”, près de 3 % des enfants des pays industrialisés sont conçus avec l’aide de la biomédecine », écrit Jacques Testart dans la préface de son dernier ouvrage [2]. Déjà, une société sise à Kiev (Ukraine), BioTexCom, propose sur son site Internet le « Paquet tout compris » pour l’insémination d’une mère porteuse et le « Paquet économe » (à 3 900 euros) promettant le transfert de trois embryons dans l’utérus. Citant Gorz, Illitch ou Ellul, Jacques Testart invite à plus de sens critique vis-à-vis de la course en avant techno-médicale.
Entretien
Propos recueillis par Ingrid Merckx
Pourquoi sommes-nous à un tournant en matière de procréation ?
Jacques Testart : D’ici à la fin de ce siècle, les enfants seront faits scientifiquement. Deux voies incompatibles s’ouvrent devant nous : soit on continue sur le chemin de l’explosion technique et médicale, soit on va vers plus de frugalité et de convivialité. Pour l’instant, la première prend le pas sur la seconde.
Pourra-t-on bientôt fabriquer des enfants sans mère ni père ?
Il n’est pas impossible qu’on parvienne à faire un enfant de deux femmes ou de deux hommes. On pourra surtout produire des ovules à partir de cellules banales. Cela sera révolutionnaire : l’ovule est la cellule la plus rare et la plus prometteuse de l’organisme. Si on peut en fabriquer – et sans douleur –, cela changera la manière de faire une famille : quand on a dix embryons à disposition, on ne peut pas se montrer trop exigeant, mais quand on en a trois cents… Tout le monde demandera un enfant qui présente le plus de caractéristiques positives. C’est ce que j’appelle le clonage social : partout, l’idée subjective du beau et du bien devient la même, on va donc fabriquer des individus qui se ressemblent, on va tous fabriquer le même enfant. Ce qui est une folie d’un point de vue biologique : c’est le contraire du darwinisme. L’évolution, c’est d’abord la création d’une diversité maximale. Après, un tri s’opère selon les capacités d’adaptation et de survie. Là, on partirait d’un même modèle. Si une pathologie virale ou bactérienne survient, favorisée par les changements climatiques, tous pourraient être décimés.
Voulez-vous dire qu’en souhaitant piloter notre évolution on en perd complètement la maîtrise ?
On pilote notre suicide. Comme avec les ressources énergétiques : on sait que, si on continue à exploiter les ressources fossiles comme aujourd’hui, dans cinquante ans, on les aura épuisées. Pourtant, on persiste. En matière de procréation, c’est le même problème. Il y a peu de résistances à cette course en avant techno-médicale : tout le monde a intérêt à avoir des gamins compétitifs, résistants, en bonne santé. Cela coûte moins cher à la Sécu, aux assurances… Et les parents seront contents. Jusqu’à un certain point. Car l’enfant parfait n’existe pas. Quand on se sera donné autant de mal pour sélectionner la perfection, le défaut deviendra insupportable.
On peut comprendre la tentation de vouloir éviter le risque de développer des pathologies graves…
Il y aura de moins en moins d’enfants avec des maladies chromosomiques, des mucoviscidoses ou des myopathies. Mais il y en aura toujours, car elles résultent de mutations. En outre, l’avortement thérapeutique existe déjà pour ces pathologies. Je ne redoute pas trop l’eugénisme via l’interruption médicale de grossesse (IMG), parce que c’est tellement dur à vivre que le contrôle se fait tout seul, par la mère et son partenaire, en fonction de ce qu’elle peut tolérer comme souffrance physique et psychologique.
Pourquoi rappeler que l’aide médicale à la procréation (AMP) n’est pas de la manipulation génétique ?
Les amalgames sont fréquents. Dans le cadre d’une AMP intraconjugale, on aide les gens à faire un des enfants qu’ils auraient fait seuls, sauf que la fécondation se déroule dans un tube. Si 95 % des AMP se font dans un cadre intraconjugal, pourtant, dès que l’on parle d’AMP, le discours glisse sur le don de sperme ou les mères porteuses. J’ai toujours été très critique par rapport au don de sperme. Il me paraît constituer une AMP eugénique : à partir du moment où le don doit être anonyme et que ce sont des médecins qui sont responsables du choix du donneur, ceux-ci se retrouvent à sélectionner et à attribuer le sperme en fonction de certains critères, peu transparents.
Pourquoi, derrière votre histoire de l’AMP, se dessine une histoire de l’eugénisme ?
Les Allemands avaient commencé à construire des chambres à gaz pour les malades mentaux bien avant la guerre. L’eugénisme existe depuis l’Antiquité : les Égyptiens pratiquaient l’eugénisme positif en favorisant l’union entre familles royales, les Grecs, à Sparte, faisaient de l’eugénisme négatif en tuant les enfants mal formés à la naissance. On retrouve ces pratiques dans toutes les sociétés. Partout on a eu recours à des médecins pour cette besogne, comme si les gens voulaient se dégager de la responsabilité d’un acte aussi grave, ou bien parce que la médecine y reconnaissait son champ d’action. L’eugénisme consiste à vouloir sélectionner certaines qualités pour améliorer l’individu et, au-delà, l’espèce. C’est pourquoi l’IMG peut être considérée comme le plus petit stade de l’eugénisme. Cela dit, les femmes qui veulent un enfant et qui sont prêtes à souffrir l’expulsion d’un fœtus de leur ventre, c’est pour des raisons graves, pas pour un doigt en moins. Dans le cadre d’un diagnostic préimplantatoire (DPI), on trie parmi de nombreux embryons et on a beaucoup moins de limite éthique avec des cellules que devant un fœtus. Des embryons dans des éprouvettes, ça n’a pas de poids émotionnel. Pourquoi se priver ?
Quand bascule-t-on dans le transhumanisme ?
Quand on fait de l’eugénisme positif : rechercher des caractères rares, voire inexistants, pour améliorer l’espèce. Contrairement à l’eugénisme négatif, qui vise à éliminer ce qui est déprécié. Pour les transhumanistes, éliminer les pathologies, c’est le point zéro de leur projet. Ils voudraient introduire dans le génome humain des caractères qui n’existent pas. Mais ils oublient que la flamme, ce qui fait que toute cette complexité donne de la vie, personne ne sait ce que c’est.
Pourquoi parlez-vous de glissements de la bioéthique ?
On observe déjà des actes de manipulation sur le vivant, même si on ne voit pas encore émerger de biopouvoir constitué. L’Agence de la biomédecine, sorte de syndicat des médecins de pointe où la régulation de l’AMP est pilotée par les professionnels, avec le poids important des Cecos (banques de sperme), et qui ne publie pas toutes les données, pourrait être l’amorce d’un biopouvoir. Par ailleurs, la société s’accoutume. Il y a vingt ans, tout le monde était horrifié par le clonage. Aujourd’hui, beaucoup souhaiteraient s’offrir un clone.
Vous portez des mises en garde : grossesse après ménopause, privatisation de nos fonctions reproductrices, utilisation industrielle des embryons… Où placer les limites ?
De nombreuses dérives se feront à la marge, sans changer le destin de nos sociétés. Mon obsession depuis trente ans, c’est le DPI. Ce qui est redoutable, c’est le screening génétique qui mène à combiner de nombreux critères d’appréciation des embryons, permettant à terme de modifier l’humanité. J’ai proposé, il y a quinze ans, de limiter à une seule pour chaque couple les pathologies recherchées par DPI afin de protéger la diversité humaine. Il faudrait aussi s’intéresser aux causes environnementales de la stérilité. En réduisant la stérilité, on limiterait le recours à la technique en matière de procréation… à condition de ne pas cultiver un « droit à l’enfant ».
Propos recueillis par Ingrid Merckx
Notes :
[1] Louise Brown, née en 1978 au Royaume-Uni.
[2] Faire des enfants demain. Révolutions dans la procréation, Seuil.
Source : article publié dans l’hebdomadaire Politis n° 1293 du 6 mars 2014. En kiosques (3,30 €) et en ligne : http://www.politis.fr
Commandes (anciens numéros, Hors série, etc.) et abonnement en ligne à : http://boutique.politis.fr/
A LIRE :
« Faire des enfants demain. Révolutions dans la procréation », J. Testart, Ed. Seuil, 216 pages, 16 €, 2014.
Présentation de l’éditeur :
Trente-cinq ans après le premier « bébé-éprouvette », près de 3 % des enfants sont conçus avec l’aide de la biomédecine dans les pays industrialisés. Qu’en sera-t-il dans les décennies à venir ?
S’il ne s’agit, selon la loi actuelle, que d’aider les couples stériles, l’assistance médicale à la procréation a désormais atteint ses buts avec l’optimisation des actes biologiques et médicaux. Mais la technique, sous couvert de médecine de pointe, cherche toujours à agrandir son territoire et à régenter nos vies, même lorsque la nécessité ne s’impose pas… Aussi, puisqu’aujourd’hui la régulation bioéthique fait l’objet d’une permissivité croissante, la question se pose de savoir jusqu’où ira la médicalisation de la procréation, et comment la société pourra en maîtriser les dérives sociétales et eugéniques.
Devrons-nous aller jusqu’à compter sur la décroissance économique pour, mieux que les lois de bioéthique, imposer des limites à la démesure technoscientifique ?
Jacques Testart est directeur de recherche honoraire à l’Inserm. Pionnier des méthodes de procréation assistée, il est l’auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il défend l’analyse critique de la science afin de justifier l’engagement éthique et de nourrir la démocratie.