De l’autre côté du grand lac salé (16-31 mai 2016)
Témoignage présenté par Anne-Marie et Paul Hermet, lors de l’Assemblée générale de NSAE, le 21 janvier 2017
De l’autre côté du grand lac salé que d’aucuns appellent Méditerranée, comme un hippocampe en éperon à l’est du Maghreb j’ai nommé La Tunisie (Tûnes en arabe), le dos collé à l’Algérie pendant 965 km, la jambe saharienne emprisonnée par la Libye à l’est sur 460 km, tête et corps balayés par la mer). Tunisie, notre deuxième pays, auquel tant de souvenirs, dramatiques et festifs, très anciens et tout récents, nous rattachent indéfectiblement.
Voyage de retrouvailles, accueillis Paul et moi par nos amis tunisiens de 40 ans (nous sommes revenus en France en 1976), connus lorsque nous avons vécu là-bas (6 ans pour Paul et 2 pour moi). Nous n’avions plus foulé le sol de notre deuxième pays depuis 2003 pour beaucoup de raisons, dont les turbulences de la Révolution. Beaucoup d’émotions donc.
Voyage d’immersion aussi dans la société tunisienne d’aujourd’hui, du nord au sud du pays, dans divers milieux socioculturels, citadins comme ruraux, conversant au hasard des rencontres avec des ados comme des seniors, mangeant la cuisine tunisienne dans les gargotes, bref un voyage d’une très grande richesse, la première étant celle de l’accueil généreux et spontané des gens de la rue, étonnés et reconnaissants de revoir des Français venus simplement et PAR CHOIX. L’Occident serait bienvenu de se mettre à cette
POURQUOI LA TUNISIE ?
Nous voulions revoir nos amis, Moncef (65 ans) et Mouna (62 ans) et leurs enfants. Lui, d’abord instituteur à Gafsa (400 km au sud de Tunis), puis responsable syndical local, régional et national, pour la branche enseignement primaire, au sein de la grande centrale syndicale tunisienne : L’UGTT. Elle, son épouse, secrétaire au Gouvernorat (la préfecture) de Gafsa. Les enfants : Une ingénieure, Leïla ; deux institutrices, Meriem et Adhemi et Malek, animateur de café citoyen à Mornaguia, dans la banlieue de Tunis où vivent maintenant aussi leurs parents. Ou plutôt vivaient : Moncef, notre ami, notre frère, est mort en septembre 2016… Comme disent les croyants, là-bas : « Dieu a donné, Dieu a repris ».
Nous voulions casser les jugements négatifs sur les Arabes en général (tous des terroristes évidemment) et faire mentir les oiseaux de mauvais augure qui nous traitaient d’irresponsables. Bien sûr il y avait eu les attentats du Bardo et de Sousse, les incidents violents aux frontières sud avec la Libye et l’Algérie, mais sincèrement, nous ne nous sommes jamais sentis en insécurité : je crois me souvenir par contre, qu’en janvier 2015 à Paris…
Nous voulions aider le pays à redémarrer économiquement. L’agriculture reste le premier poste économique (12% du PIB et 16% de ma main d’œuvre). L’artisanat et le commerce occupent la seconde place (11% du PIB), surtout traditionnelle, à 85%. La montée en flèche de la Chine est une rude concurrence (mais il y a un artisanat haut de gamme vers l’exportation). S’il arrive en troisième rang, le tourisme est déterminant (7% du PIB, 12% de la population active) et il cherche à se diversifier (thalasso, tourisme vert et médical).
C’est pourquoi aussi nous voulions en 2016, apporter des devises dont le pays a cruellement besoin. Nous avons pu constater de visu, le drame que représente au quotidien, pour de nombreux commerçants – ou employés à divers postes dans le tourisme – la chute catastrophique des revenus dans ces deux domaines : licenciements en masse dans l’hôtellerie restaurations, boutiques définitivement fermées dans les médinas de plusieurs villes, même très touristiques, suicides fréquents de petits commerçants, allées désertes dans le musée du Bardo à Tunis…
LA VIE POLITIQUE
Du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011, la Tunisie a vécu sous le régime de BEN ALI : atteinte aux droits humains, torture dans les prisons, libertés muselées, corruption et népotisme sont la triste réalité, maquillée à l’extérieur par la « vitrine touristique » et les bons rapports commerciaux avec la France.
À la suite de l’immolation d’un jeune vendeur de fruits et légumes ambulant, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 dans la région de Sidi Bouzid, celle-ci devient le théâtre d’émeutes meurtrières entre habitants et forces de l’ordre et le 14 janvier, c’est le début de la « révolution de jasmin » (la fleur emblématique de la Tunisie) qui gonfle d’espoir le peuple tunisien : les jeunes sans avenir, même les diplômés, la population des gouvernorats de l’intérieur (abandonnés depuis toujours par les pouvoirs successifs), les intellectuels et les chefs d’entreprise honnêtes qui en ont assez du clientélisme et de la corruption.
Une nouvelle constitution est adoptée le 29 janvier 2014 et des élections législatives ont lieu le 26 octobre qui portent au pouvoir Béji Caïd Essebsi, leader de Nidaa Tounes (un parti de coalition dans lequel on trouve les membres de ENNAHADA, islamistes dits modérés), élu avec 55,68 % des voix, le premier président issu d’une élection démocratique et transparente. En juillet 2016, c’est Youssef Chahed qui forme le nouveau, et actuel, gouvernement.
ENNAHADA
Renaissance : le grand mot est lâché ! Mohamed Ghannouchi, le leader du mouvement a longtemps connu l’exil sous Bourguiba et Ben Ali (1981-2011), il est revenu en force après la révolution et il a gouverné, de façon désastreuse (accusé de laxisme, voire de complicité, envers les salafistes), entre 2011 et 2014. Cependant, après les élections, il est devenu le premier parti de Tunisie en termes de représentation parlementaire (69 sièges sur 217 à l’Assemblée nationale).
Au nom de la » « réconciliation nationale », Ghannouchi a déclaré, fin mai 2016, que son parti allait « sortir de l’islam politique » pour entrer dans « l’ère de la démocratie musulmane ». Il a même eu une comparaison osée : « c’est comme la démocratie chrétienne en Europe !… ». Selon lui, la sortie de l’Islam politique est possible, car la Constitution de 2014 « impose des limites à l’extrémisme, tant laïc que religieux ».
Sincérité ou opportunisme ? L’avenir le dira, mais cette déclaration suscite beaucoup de méfiance, voire d’hostilité de plusieurs côtés. Dans la base du parti d’abord pour laquelle le rapport nation-religion n’est pas calqué sur celui que les dirigeants du parti affirment : les dissensions entre pro et anti-islamistes ne sont pas résolues. Chez les intellectuels ensuite, qui se méfie grandement des méthodes louvoyantes d’Ennahda dans ses relations avec les autres partis et qui considèrent « le nouveau discours n’est pas une vraie rénovation, c’est un ravalement de façade imposé par la conjoncture. ». Alaya Allani, historien et professeur à l’université de la Manouba à Tunis, spécialiste des mouvements islamistes affirme que. « Cette séparation fonctionnelle entre le politique et le religieux est purement technique et non idéologique ».
Dans l’opinion publique enfin, lasse des discours sans lendemain (les régions pauvres le sont toujours) et surtout les familles des victimes de la répression pendant la Révolution (assassinats politiques en 2013 de deux députés : Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi et de manifestants pacifiques : Mohamed Belmufti, neveu de Moncef, assassiné à bout portant, en pleine rue, pendant une manifestation politique à Gafsa, gouvernorat du sud, résistant depuis toujours aux pouvoirs du Nord. (Photos ci-dessous)
Islem BELMUFTI et son fils (8 ans)
Portrait géant en ville
L’Instance vérité et dignité (IVD) a été créée par la loi de décembre 2013 sur la justice transitionnelle. Elle a vocation à démanteler le système autoritaire tunisien et à faciliter la transition vers un État de droit. Elle enquête sur les violations commises entre le 1er juillet 1955 et le 31 décembre 2013, et sur la responsabilité de l’État dans celles-ci.
Mères de victimes témoignant à l’IVD
Elle a aussi pour mission de réhabiliter les victimes et de leur octroyer réparation :Au total, 62 318 dossiers ont été déposés par des plaignants, particuliers ou personnes morales et L’IVD a déjà procédé à 11 807 auditions privées. Les auditions en public et retransmises en direct à la télévision ont permis à des familles de s’exprimer sans détour : « C’est grâce au sacrifice de nos enfants que vous êtes là, lance aux responsables politiques Ourida Kaddoussi, mère de Raouf, 27 ans, tué le 8 janvier 2011 à Regueb. Vous vous accrochez à vos sièges, nous voyons tout ce luxe et cette sécurité autour du président, mais nous n’avons rien reçu. Tant que les objectifs de la révolution ne sont pas atteints, nous n’allons pas nous taire ! »
L’IVD a besoin d’être soutenue politiquement, or elle est sous le feu de critiques constantes : une partie de la classe politique craint de voir cette mémoire contribuer à la normalisation du parti islamiste Ennahda. La présidence de la République continue d’ignorer ce processus qu’elle considère comme une source de division. Il est pourtant essentiel que les crimes soient reconnus, que les victimes ou leurs familles puissent déposer : c’est à ce prix que la Tunisie pourra vraiment devenir un état de droit.
Nouvelle difficulté : le retour des jihadistes : « Ce sont nos enfants » dit Ghannouchi ; Pas de circonstances atténuantes pour les ennemis de la paix et de la stabilité», nous a confié Kamel, un homme de plus de 70 ans, qui ne reconnaît plus la Tunisie dans ce qu’elle est devenue depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir… D’autres appellent à une autocritique plus générale de la société et de l’éducation.
REGARDS CONTRASTÉS
Des difficultés demeurent : le chômage et le coût de la vie, le jihadisme et le respect de l’environnement complètement ignoré, sauf exception, mais la situation n’est pas désespérée, car le dynamisme et le courage de la population sont réels, les turbulences de la révolution s’éloignent, l’image du pays s’améliore à l’étranger et les espoirs d’un redémarrage économique prennent corps.
Les jeunes : Très scolarisée, même les filles, même dans les petits villages du sud pourtant isolés (4 fois plus que le Maroc), la jeunesse tunisienne accède en nombre à l’enseignement supérieur, mais les « thésards-chômeurs », comme on dit là-bas, ne trouvent pas d’emplois qui correspondent à leurs compétences. Sous Ben Ali à cause de la corruption, depuis la révolution à cause des difficultés économiques. Double fuite : vers l’étranger (clandestinement souvent) ou en Syrie (jihad). Mais La jeunesse : c’est aussi l’espoir du pays, car elle est dynamique et les femmes sont très présentes dans tous les domaines et la transition est démographique (3 enfants par femme à la campagne, 2 en ville) est réalisée.
Le coût de la vie: les régions rurales du centre-ouest et du Sud, vivent plus difficilement d’une économie de subsistance que dans le Nord où de grands groupes privés se développent. Depuis la révolution, les prix n’ont pas baissé, et comme 15%de la population active est au chômage, les familles doivent souvent d’endetter pour les études des enfants. Le petit commerce résiste tant bien que mal ; les services, surtout dépendants du tourisme, sont en très grande difficulté. Dans les grandes villes, c’est difficile aussi (beaucoup d’échoppes fermées dans les médinas), car la concurrence de la Chine (et du Bangladesh) porte un rude coup à l’industrie textile. Cependant, l’artisanat de qualité d’exporte en Europe dans tous les domaines de création et tire l’économie vers le haut. Le tourisme repart, timidement, mais c’est là que l’Europe et la France en particulier peuvent et doivent aider : certains investisseurs étrangers reviennent.
L’environnement : Dans un pays touristique, magnifique, vanté par toutes les pubs, le non-respect de l’environnement est affligeant, surtout aux abords de Tunis, Sfax, ou d’autres villes côtières du Nord.
Un exemple positif par contre : nous étions dans le train en même temps qu’une classe primaire en sortie scolaire. Quelques gamins avaient jeté par la fenêtre les papiers d’emballage des cakes du goûter. Immédiatement, l’institutrice leur a fait la leçon et a passé un couffin dans les rangs pour tout ramasser.
Voilà donc partagées quelques petites lumières sur notre second pays, le peuple si généreux et accueillant que nous avons retrouvé comme nous l’avons quitté en 1976, les amis « leur famille en France » et « notre famille de là-bas, de l’autre côté du grand lac salé ».
Oui l’Occident a des leçons à prendre sur l’accueil, la disponibilité souriante des gens dans la rue, toujours prêts à nous rendre service, la générosité des fellahs dans l’oasis, nous invitant spontanément à partager leur repas, le temps passé avec l’étranger, sans un regard sur la montre ou le portable qui sonne…
Oui il faut aller en Tunisie, pour relancer l’économie et faire réussir la Révolution, pour redonner courage et confiance au pays et dignité à son peuple, pour montrer ici que tous les Arabes ne sont pas des terroristes en puissance.
La Tunisie, c’est celle qui a initié le « printemps arabe » et la seule qui soit en passe de réussir sa révolution démocratique. Combien de temps avons-nous mis pour « faire la révolution » en 1789, en reconnaître les erreurs, en appliquer les acquits ? Alors n’exigeons pas sans mesure et à trop bref délai d’un pays qui n’avait jamais connu, depuis la fin du « protectorat » français et l’indépendance acquise en 1956 que des régimes autoritaires finissant en dictatures répressives.
« Liberté, dignité, justice, ordre » : c’est la devise de la Tunisie : donnons-lui toutes les chances de la rendre vivante et active.