Des théologiennes et des théologiens catholiques ibéro-américains réunis à Boston entre les 6 et 10 février 2017 ont adopté la déclaration suivante.
Notre vocation ecclésiale nous conduit à penser, chercher, apprendre, enseigner et communiquer la richesse de la foi chrétienne dans l’Église et dans la société. À travers l’expérience de la vie en commun, de la prière partagée, de la célébration de l’eucharistie, de la réflexion et du dialogue, nous avons discerné en commun les nouveaux signes des temps en cette période de l’histoire marquée par la globalisation. Au terme de cette rencontre, nous souhaitons, à travers cette Déclaration, partager le fruit de notre travail avec la communauté ecclésiale et, plus largement, avec le grand public.
Nous reconnaissons avec joie que nous vivons un moment favorable de l’histoire de la théologie et, plus largement, de la vie de l’Église. Nous croyons que nous vivons un Kairós ecclésial initié par le pape François, évêque de Rome, premier pape provenant de l’Amérique latine. Le renouveau évangélique qu’il a initié nous presse d’engager une réforme, tant des mentalités que des structures et des institutions ecclésiales. Cela nous a conduits à discerner, dans un esprit synodal, les manifestations de Dieu dans notre histoire et à identifier les réalités qui s’y opposent. Notre discernement nous a permis de dessiner les traits caractéristiques d’une histoire commune. C’est à partir de cette histoire que nous voulons réfléchir aux défis présents et futurs de cette ère de mondialisation dans laquelle nous vivons. Aussi, nous rappelons l’importance de scruter, à la lumière de la Parole de Dieu confiée à l’Église, la situation sociopolitique et économique de nos pays, la considérant comme lieu théologique fondamental. C’est dans cette histoire que l’Église est appelée à s’insérer pour accompagner, comme peuple de Dieu, les divers peuples de ce monde.
Nous sommes donc appelés à comprendre notre situation de croyants à partir des questions sociales les plus importantes de notre époque. Sur le plan économique, celle-ci se caractérise par l’existence de relations et de structures d’exclusion et d’iniquité. Sur le plan socioculturel, elle est marquée par la nécessité de passer du multiculturalisme à l’interculturalité. Enfin, sur le plan sociopolitique, elle se distingue par l’urgence de consolider le système démocratique et d’encourager les formes émergentes de la société civile qui proposent une vision plus humaine du monde. Nous réaffirmons notre option préférentielle pour les pauvres et les exclus, affirmant que “la pauvreté n’est en aucun cas une bonne chose”. La pauvreté est une réalité complexe et, si l’on situe son origine dans les structures sociales, elle s’enracine également dans les formes de pensée.
Sur le plan économique, l’Amérique latine et les Caraïbes n’est pas la région la plus pauvre en termes économiques, mais reste la plus marquée par les inégalités. Leur cause n’est ni dans le revenu de la rente foncière ni dans le patrimoine foncier acquis par héritage, comme c’est le cas en Europe ou aux États-Unis, mais ces inégalités trouvent leur origine dans la répartition inégale des revenus et des opportunités, en particulier dans l’accès inégal à la propriété privée et la concentration de la propriété de la terre qui conduit à l’enrichissement de quelques-uns et l’appauvrissement du plus grand nombre. Cela appelle une théologie prophétique qui combat l’idolâtrie de l’argent et les messianismes politiques qui ont émergé au cours du dernier siècle. Nous ne pouvons que dénoncer les causes économiques et culturelles de la pauvreté et nous devons être attentifs aux médiations sociopolitiques permettant de les surmonter. Une théologie prophétique inculturée exige comme préalable la clarification de nos présupposés théologiques et l’identification du lieu à partir duquel comprenons la réalité. Aussi est-il nécessaire d’opérer un discernement critique des « néo-populismes » (Document d’Aparecida, 74), émergeant de façon démocratique dans les différents pays de l’Amérique.
Nous nous sommes demandé quel service pouvait rendre à l’Église, et en particulier au magistère, une théologie élaborée en espagnol ou en castillan – et dans les autres langues en usage en Amérique et qui s’efforcent d’exprimer l’Évangile. Pareillement, nous nous sommes demandé quelle pouvait être l’apport de cette théologie, élaborée dans le contexte latino-américain, à la réflexion sur la conception de l’Église et à l’élaboration d’un modèle ecclésial. Nous sommes conscients de l’importance socioculturelle de la langue espagnole dans le contexte du catholicisme mondial. Notre rencontre a confirmé la nécessité d’accroître les relations interpersonnelles et institutionnelles entre théologiennes et théologiens de l’Amérique latine et les théologiens espagnols, d’une part, et les latinos de l’Amérique du Nord, d’autre part. Nous encourageons le développement d’une théologie théologale et historique en mesure d’affronter les questions qui affectent le contexte socioculturel et ecclésial ibéro-latino-américain.
Mus par l’Esprit Saint qui est à l’œuvre dans les marges de l’Église et l’envers de l’histoire, nous croyons que les périphéries sont des lieux théologiques qui poussent la théologie à se demander : quand un peuple est-il authentiquement catholique? Lorsqu’il possède plusieurs églises ou lorsqu’il combat la pauvreté? En conséquence, nous réaffirmons notre engagement à l’égard des hommes et des femmes des périphéries de la société, victimes de la pauvreté et de diverses formes d’exclusion sociale, économique, politique et ecclésiale qui appellent de toute urgence une action en faveur d’une plus grande inclusion sociale. Cela requiert de l’Église une plus grande fidélité à Jésus de Nazareth, Messie-libérateur, Seigneur de l’histoire et Fils de Dieu. Nous reconnaissons que la pauvreté injuste tue du fait qu’elle entraîne diverses formes de mort prématurée. Nous sommes des croyants appelés à mettre en œuvre la miséricorde et la justice. Notre option pour les pauvres s’insère dans la mémoire et le sang des martyrs de l’Amérique. La célébration de leur vie donnée pour le peuple de Dieu est la lumière qui illumine notre travail théologique.
La gravité du moment historique présent réclame une présence plus active de la théologie au sein des communautés. Nous affirmons l’urgence de coopérer à l’action théologique et pastorale du pape François. Nous encourageons une théologie qui prend en charge les conflits et se déplace vers les périphéries. À l’instar des pasteurs, les théologiens doivent eux aussi sentir l’odeur du peuple et de la rue. Aussi nous croyons en la nécessité de rembourser la dette pastorale que la théologie professionnelle a contractée à l’endroit du peuple des pauvres. Dans ce contexte, la théologie doit s’imprégner de miséricorde, enracinée dans l’Évangile, et qui promeut une Église pauvre pour les pauvres, sujets de leur propre histoire et jamais objets de manipulations idéologiques de quelque nature que ce soit. Les pauvres, souvent victimes de violence, doivent devenir pour nous des lieux théologiques privilégiés. Aussi, nous nous engageons non seulement à les accompagner, mais à nous laisser aussi évangéliser et transformer par eux dans un processus continu de conversion pastorale et missionnaire.
Nous constatons que les processus de globalisation ont permis une plus grande interdépendance et de plus fréquents échanges entre personnes et entre peuples éloignés. Ceci dit, nous constatons également ses effets socioculturels. Parmi ceux-ci nous observons avec perplexité la globalisation de l’indifférence. Nous attirons l’attention sur le phénomène des migrations, la précarisation des emplois et le manque d’opportunités engendrés par les systèmes qui n’assument pas la cause des pauvres, et ne les considèrent pas comme sujets de leur propre développement. Nous sommes entrés dans une nouvelle étape de l’histoire que certains désignent par le terme “de-globalisation” caractérisée par une incapacité croissante d’entretenir des relations humaines mutuelles et humanisantes avec les autres.
Nous croyons que les migrations sont un grand signe de notre temps. Dans les migrants, les chrétiens sont appelés à reconnaître le visage et la voix de Jésus (Mt 25, 35) et convoqués à répondre à ce défi en affirmant la dignité de toute personne humaine, en faisant la promotion de la “culture de la rencontre”, de la fraternité, de l’hospitalité et de la compassion. Les migrations nous invitent à adopter la perspective de l’inculturalité comme élément-clé de notre réflexion théologique. La présence de plusieurs cultures dans nos pays exige la reconnaissance de l’altérité, embrassant avec amour les richesses que nous procurent nos différences et l’élargissement de l’horizon de nos réflexions théologiques qui en découlent. Cela suppose un apprentissage mutuel à travers les expériences quotidiennes et exige une disponibilité constante à changer de mentalité à la suite de notre insertion dans le monde et la vie des pauvres.
Nos pratiques ne peuvent continuer à reproduire les formes de domination, comme le cléricalisme qui ne respecte pas les laïques. Les rigidités institutionnelles n’offrent pas l’image de la miséricorde de Jésus et entravent les nécessaires conversions pastorales de l’Église. Il convient de souligner la valeur des théologies contextuelles, comme celles développées notamment par les femmes, les autochtones et les afro-américains. Elles mettent en valeur la vie de sujets qui ont été marginalisés dans la vie sociale et ecclésiale et leur engagement pour la libération de personnes victimes de marginalisation a mis en évidence leurs luttes et leurs souffrances. De la même manière, nous soulignons le travail de théologiennes qui nous invite à nous engager davantage contre les causes de l’oppression des femmes. Ce travail permet de concevoir de manière plus adéquate les transformations nécessaires si l’on veut que nos sociétés promeuvent un développement authentiquement chrétien de tous.
Nous soulignons la contribution de la théologie produite par les Latinos aux États-Unis. Elle a mis en valeur l’option préférentielle pour les pauvres et la défense de l’identité religieuse et culturelle des communautés “latinos” discriminées, non seulement dans la société, mais aussi dans la sphère ecclésiale. Un regard d’ensemble sur les contributions de la théologie latino-américaine indique que cette théologie a su prêter attention au thèmes-clés de l’expérience des latinos aux États-Unis, tels le métissage, la religiosité populaire, en particulier ses expressions mariales et l’attention au quotidien. Nous croyons que seule la reconnaissance des racines socioculturelles et religieuses de ces personnes pourra permettre à l’Église, aux États-Unis et au Canada, de répondre pastoralement au défi que représente leur présence. En ce sens, il est urgent d’offrir une meilleure préparation aux ministres et à tous les agents de pastorale afin qu’ils acquièrent une plus grande sensibilité à l’égard de cette population.
Ces considérations suggèrent que la réforme synodale de toute l’Église, dans la complexité de ses diverses instances et dans une fidélité créative à l’esprit du concile Vatican II, constitue un présupposé lorsqu’il s’agit d’imaginer la vie, la mission et la théologie des communautés ecclésiales. Comme théologiennes et théologiens ibéro-latino-américains, nous endossons avec grande espérance le processus de réforme des mentalités et des structures initié par l’actuel évêque de Rome et nous souhaitons pouvoir y contribuer.
Le peuple de Dieu est une communauté de disciples-missionnaires, appelés, suivant une dynamique de sortie et de don, à témoigner de l’Évangile et à l’annoncer sous la conduite de l’Esprit Saint. Seule une institution spirituellement plus évangélique, théologiquement plus cohérente et pastoralement plus habitée par la diversité socioculturelle et religieuse, pourra répondre au défi que représente l’action pour la justice, la paix et la protection de la maison commune, à partir d’une véritable attention aux plus pauvres et aux exclus de notre époque.
Que Marie, invoquée sous le nom de la Vierge de la Guadeloupe, patronne de l’Amérique, nous accompagne sur notre chemin.
Première rencontre ibéro américaine de théologie
Boston College. Boston, 6 au 10 février 2017
Coordonnateurs :
Rafael Luciani (Venezuela)
Carlos María Galli (Argentina)
Juan Carlos Scannone SJ (Argentina)
Félix Palazzi (Venezuela)
Signataires :
Omar César Albado
Virginia Raquel Azcuy
Luis Aranguren Gonzalo
Phillip Berryman
Agenor Brighenti
José Carlos Caamaño
Víctor Codina SJ
Harvey Cox (invitado)
Emilce Cuda
Allan Figueroa-Deck SJ
Mario Ángel Flores
Carlos María Galli
Roberto S. Goizueta
José Ignacio González Faus SJ
Gustavo Gutiérrez OP
Michael E. Lee
María Clara Lucchetti Bingemer
Rafael Luciani
Carmen Márquez Beunza
Carlos Mendoza-Álvarez OP
Patricio Merino
Félix Palazzi
Ahída Pilarski
Nancy Pineda-Madrid
Gilles Routhier
Luis Guillermo Sarasa SJ
Juan Carlos Scannone SJ
Carlos Schickendantz
María del Pilar Silveira
Jon Sobrino SJ
Roberto Tomichá OFM-Conv
Pedro Trigo SJ
Gabino Uríbarri SJ
Ernesto Valiente
Olga Consuelo Velez
Gonzalo Zarazaga SJ
Source de la version française : http://www.jesuites.org/content/déclaration-de-boston