Dieu est-il mort ?
Par Juan José Tamayo [1]
Les dieux du Marché, du Patriarcat et du Fondamentalisme sont les nouvelles métamorphoses de la croyance en l’Être Suprême. Ce changement explique les trois violences exercées en son nom : la violence structurelle, la violence machiste et la violence religieuse.
Nietzsche ne fut pas le premier à utiliser l’expression « Dieu est mort. » Son origine se trouve dans un texte de Luther : « Le Christ est mort / le Christ est Dieu / voilà pourquoi Dieu est mort. » C’est de cela que s’est inspiré Hegel dans la phénoménologie de l’esprit, où il affirme que Dieu lui-même est mort en tant que manifestation du sentiment de souffrance de la conscience malheureuse. Dans Leçons sur la philosophie de la religion il se réfère à un chant religieux luthérien du XVIIe siècle d’un contexte similaire : « Dieu lui-même git mort / Il est mort sur la croix. »
Il est probable que Nietzche, fils et neveu de pasteurs protestants, le connaissait et l’avait même chanté dans le Gottesdienst. Mais c’est sa propre formulation qui a acquis une valeur philosophique et exercé une influence majeure sur l’environnement socioreligieux moderne.
Il se trouve deux textes plus significatifs que les autres parmi ceux dans lesquels Nietzche fait l’annonce de la mort de Dieu. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, lorsque le réformateur de l’antique religion perse descend de la montagne, il fait la rencontre d’un vieil ermite qui s’était retiré du bruit du monde pour consacrer exclusivement sa vie à aimer et louer Dieu, attitude qui tranche sur celle de Zarathoustra, qui dit n’aimer que les hommes. Tout en s’éloignant de lui, il se dit à lui-même : « Est-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort. » En arrivant à la première ville, il rencontre une foule de gens rassemblés au marché, auxquels il s’adresse en ces termes : « à une autre époque, le crime contre Dieu était le crime le plus grave, mais Dieu est mort et avec Lui sont morts aussi ses criminels. Aujourd’hui, les crimes les plus horribles sont commis contre la terre. »
Dans Le gai savoir, Nietzsche relate la mort de Dieu dans une parabole hautement pathétique. Un homme frappé de démence et tenant une lanterne arrive en courant sur la place du marché en pleine journée, tout en criant : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » L’homme se retrouve l’objet de la risée de ceux qui sont réunis là, qui ne prennent pas au sérieux la quête angoissée du fou et se moquent de lui en lui posant des questions sarcastiques : « Est-ce que tu t’es perdu ? […] Est-ce que tu t’es égaré comme un enfant ? Est-ce que tu te caches ? […] Est-ce que tu as peur ? Est-ce que tu as pris la route ? Est-ce que tu es un migrant ? Ce à quoi le fou répond : « C’est nous, vous et moi, qui l’avons tué ! Nous sommes tous ses assassins ! »
Le fou, hors de lui, est entré dans diverses églises où il a entonné son requiem aeternam deo. À chaque fois qu’on le mettait dehors ou qu’on lui demandait une explication, il répondait : « Que sont ces églises sinon les tombes et les monuments funéraires de Dieu ? » Nietzsche considère l’annonce de la mort de Dieu comme « le plus important des événements récents », mais le fou reconnaît qu’elle arrive « trop vite ».
L’annonce de Nietzsche s’est-elle réalisée ? Seulement en partie, je crois. Il est certain que l’incroyance religieuse a progressé dans nos sociétés sécularisées, et l’absence de Dieu menace partout. Mais, en même temps, nous assistons à un autre phénomène : celui des différentes métamorphoses de Dieu. En guise d’exemple, je vais faire allusion à trois d’entre elles : le Dieu du marché, le Dieu du Patriarcat et le Dieu du fondamentalisme.
Le Dieu du Marché.
Le Marché s’est transformé en religion « monothéiste », qui a donné le Dieu-Marché. Walter Benjamin l’avait déjà annoncé avec grande lucidité dans un article intitulé Le capitalisme pour religion, dans lequel il affirme que le christianisme, à l’époque de la Réforme, s’est converti en capitalisme et que « c’est un phénomène essentiellement religieux. »
Toucher au capitalisme ou simplement le mentionner revient à toucher ou mentionner les valeurs les plus sacrées. Ce que Benjamin dit du capitalisme s’applique aujourd’hui au néolibéralisme, qui se présente comme un système rigide de croyances et fonctionne comme la religion du Dieu-Marché, qui remplace le Dieu des religions monothéistes. C’est un Dieu jaloux qui n’admet pas de rival, qui proclame qu’en dehors du Marché il n’y a pas de salut et qui s’approprie les attributs du Dieu de la théodicée, omnipotence, omniscience, omniprésence et providence. Le Dieu-Marché exige le sacrifice d’êtres humains et de la nature, et ordonne de tuer tous ceux qui refuseraient de lui rendre un culte.
Le Dieu du Patriarcat.
Les attributs qui s’appliquent à Dieu sont, dans leur majorité, masculins, ils se rapportent à une masculinité hégémonique et sont en relation avec le pouvoir. La masculinité de Dieu conduit directement à la divinisation du mâle. Ainsi, le patriarcat religieux légitime le patriarcat politique et social. La théologienne féministe allemande Dorothee Sölle critique les fantasmes phallocratiques imaginés par les hommes sur Dieu, remet en question l’adoration du pouvoir converti en Dieu, et se demande : « Dans quel but les êtres humains adorent-ils un Dieu dont la qualité principale est le pouvoir, dont l’intérêt est la soumission, dont la peur est l’égalité des droits ? Un Être auquel on s’adresse en l’appelant « Seigneur », pour lequel, de plus, le pouvoir n’est pas suffisant, et les théologiens tiennent à lui attribuer l’omnipotence ! Dans quel but allons-nous adorer et aimer un être qui ne dépasse précisément pas le niveau moral de la culture actuelle, mais en plus la bloque ? » Au nom du Dieu du patriarcat, on pratique la violence de genre, qui l’an passé a causé plus de 60000 féminicides.
Le Dieu des Fondamentalismes.
Les fondamentalismes religieux aboutissent fréquemment au terrorisme, un phénomène qui jalonne l’histoire de l’humanité sous la forme de guerres de religions qui trouvent leur justification en en appelant à un mandat divin. Le philosophe juif Martin Buber a raison quand il affirme que Dieu est « le mot le plus bafoué de tous les mots humains. Aucun n’a été aussi mutilé, aussi souillé. Les générations humaines ont déchiqueté ce mot. Ils ont tué et ils se sont fait tuer pour lui. Ce mot porte ses empreintes digitales et son sang. Les hommes dessinent un bonhomme et écrivent en-dessous le mot ‘Dieu’. ils s’assassinent les uns les autres et disent : ‘Nous l’avons fait au nom de Dieu’. » Tuer au nom de Dieu revient à faire de Dieu un assassin, selon une observation appropriée de José Saramago, qui le démontre dans le roman Caïn en parcourant les textes de la Torah.
Dieu au fondement des attaques par le marché, au fondement du pouvoir patriarcal et du feu croisé des fondamentalismes. La conséquence est la violence structurelle du système, la violence machiste et la violence religieuse, toutes trois exercées au nom de Dieu.
Notes :
[1] Juan José Tamayo est professeur titulaire de la Chaire de Théologie et Sciences des Religions de l’Université Carlos III de Madrid. Son dernier ouvrage est Teologías del Sur. El giro descolonizador (Trotta, 2017).
Source : https://elpais.com/elpais/2018/03/26/opinion/1522079873_884931.html
Traduction : Didier Vanhoutte
Illustration : ENRIQUE FLORES