Les retraites à la SNCF sont plus élevées que la moyenne. Cela n’a rien à voir avec le statut. C’est d’abord parce qu’il y a 89 % d’hommes
Par Jean Gadrey
Les chiffres que j’ai trouvés ici et là sur les retraites des cheminots comparées à celles de la moyenne des Français ont un gros défaut : ils sont « bruts de décoffrage », c’est-à-dire dépourvus d’explications. On risque alors de participer qu’on le veuille ou non à la propagande sur les prétendus privilèges des cheminots, des fonctionnaires, etc. Alors voici une tentative de décryptage de ces chiffres.
10 % DE PLUS, OU 50 % ?
Quels chiffres trouve-t-on dans la presse ? Plusieurs, qui ne concordent pas. Deux exemples.
Dans L’Entreprise/L’Express du 24 avril 2016, il était écrit ceci : « Les cheminots touchaient en moyenne en 2013 une pension mensuelle brute de 1.940 euros, supérieure à la retraite moyenne des salariés du privé au régime général ayant eu des carrières complètes (1.760 euros). Leur pension avoisine celle des fonctionnaires d’État (2.015 euros) ». Il était indiqué « Sources : SNCF, Drees, Caisse de retraite SNCF ».
Dans le mensuel Alternatives économiques (avril 2018), il est écrit, sur la base de chiffres qui datent un peu, que « leurs retraites sont plus généreuses (1917 euros en 2011) que la moyenne des retraités français (1288 euros en 2012) ».
Dans le premier exemple, les cheminots retraités gagneraient environ 10 % de plus que la moyenne (des salariés du privé à carrière complète), dans le second, ce serait presque 50 % de plus (que la moyenne générale).
Chacun de ces deux chiffres est exact, mais de telles comparaisons brutes n’ont guère de sens si on ne va pas plus loin.
Il y a autant de montants moyens de retraites ou pensions que de critères, tels que : pension brute ou nette, carrière complète ou pas, niveaux de diplômes et de qualifications dans les deux ensembles comparés, hommes ou femmes, droits dérivés inclus ou pas, majorations pour enfants comprises ou pas, etc. ?
Il est sûr que si l’on se met à comparer la retraite des aides à domicile (femmes, temps très partiel, carrières très incomplètes, salaires horaires scandaleusement bas, syndicats faibles…) et celle des cheminots il ne sera pas difficile de conclure que ces derniers sont d’affreux privilégiés… par rapport à des personnes très mal traitées.
DES DONNÉES RÉCENTES ET COMPARABLES : 30 % DE PLUS
Première chose : remonter aux sources, et chercher des chiffres plus récents et comparables. Voici ceux que j’ai trouvés via la source DREES, Les retraités et les retraites, édition 2017, site sur lequel on peut aussi télécharger des fichiers de données. La DREES est la Direction de la recherche, des études, des évaluations et des statistiques.
Parmi les dizaines de chiffres de « pensions » possibles, j’ai choisi les suivants, assez centraux pour pouvoir comparer ce qui est comparable.
Chiffres pour la fin 2015, tous les montants en brut :
Pensions de droit direct (y compris majoration pour enfants) POUR DES PERSONNES À CARRIÈRES COMPLÈTES
Salarié.e.s du régime général : 1820 €
SNCF : 2350 € (pour l’ensemble des régimes spéciaux, c’est 2600, mais le montant à la SNCF est environ 10% inférieur)
Premier résultat : les actuels retraité.e.s de la SNCF à carrières complètes gagnent environ 30 % de plus en moyenne que les retraité.e.s du privé à carrières complètes en termes de droits directs.
On peut penser à de très nombreux facteurs explicatifs, du côté des écarts de salaires au cours de ces carrières, des écarts de structures de qualification et de diplôme, des « taux de remplacement » [1] (voir plus loin), etc. C’est ainsi que dans l’étude de la DREES il est écrit à propos des inégalités de pension moyenne : « Ces écarts reflètent notamment les différences de salaires et de revenus d’activité entre les personnes cotisant à ces différents régimes, la proportion des cadres et des personnes très qualifiées ».
LE « GENRE DES RETRAITES » EXPLIQUE L’ESSENTIEL DES 30 %
Tout cela est vrai, mais passe à côté d’une explication centrale, d’ailleurs liée aux précédentes : il n’y a que 20 % de femmes aujourd’hui à la SNCF, ET IL N’Y A QUE 11 % DE FEMMES PARMI LES RETRAITÉ.E.S (même source). Or l’étude de la DRESS fournit d’importantes données sexuées sur les montants des retraites des différents régimes.
D’abord, tous régimes confondus, la proportion d’hommes parmi les retraité.e.s est de 48 %. Avec ses 89 %, le régime de la SNCF est celui où cette proportion est la plus élevée (avec les militaires), ce qui renvoie à une longue histoire très masculine.
Ensuite et surtout, même en se limitant aux pensions de droit direct (y compris majorations pour enfants) des retraité.e.s à carrières complètes, les écarts selon le sexe sont énormes : pour les anciens salariés du régime général (relevant de la CNAV, soit 82 % du total des retraités), les retraités hommes gagnent aujourd’hui en moyenne 51 % de plus que les femmes ! Cela tient compte évidemment du passé de ces retraités actuels, c’est-à-dire d’époques où les écarts de salaires selon le sexe étaient encore plus énormes qu’aujourd’hui où ils restent forts (les salaires mensuels moyens des hommes sont supérieurs de 34 % à ceux des femmes, chiffres de 2013).
Qui plus est, cette forte inégalité des retraites selon le sexe s’observe pour tous les régimes de retraite, bien qu’à des degrés divers
Mais alors, si en moyenne les retraités hommes gagnent beaucoup plus que les femmes, principalement parce qu’ils ont gagné beaucoup plus avant la retraite, les mêmes facteurs qui produisent cette inégalité vont conduire presque mécaniquement, toutes choses égales par ailleurs en matière de qualifications et de diplômes, à ce que dans un collectif de retraités masculin à 89 % (SNCF), la moyenne des retraites soit bien plus élevée que dans un collectif à 48 %masculin (le régime général). C’est dans ce dernier qu’on trouvera les gros bataillons de femmes sous-payées devenant des retraitées sous-pensionnées.
Ce seul facteur explique à coup sûr statistiquement la plus grande partie de l’écart de 30 % entre les retraites à la SNCF et celles du régime général pour les carrières complètes. Probablement entre 20 et 25 points de pourcentage sur les 30. Le reste provient du fait que les diplômes et qualifications sont plus élevés à la SNCF que pour l’ensemble des salariés. Par exemple, il y aurait 35.000 cadres à la SNCF, soit 23 %de l’effectif total, un chiffre nettement supérieur à celui qui concerne l’ensemble des actifs occupés (18 % en 2016). Il est certain par ailleurs qu’il y a à la SNCF une bien plus faible proportion d’employés et d’ouvriers non qualifiés que dans l’ensemble de l’économie, cela étant d’ailleurs lié à la très faible proportion de femmes (qui constituent les deux tiers de l’emploi non qualifié en France). Enfin, ici comme ailleurs, la forte proportion d’emplois « techniques » pousse les salaires à la hausse par rapport à la moyenne, donc les pensions.
Faut-il, en complément, faire intervenir un « taux de remplacement » [1] qui serait plus favorable aux cheminots ou aux fonctionnaires vu les fameux « statuts » ? Non. Ce taux est le rapport de la pension nette et du salaire net au cours des années précédant la retraite, ici pour les carrières complètes. On obtient alors l’évolution suivante, assez spectaculaire (sur l’axe horizontal on a les années de naissance des générations de retraité.e.s) :
Selon la DREES, « Les principaux résultats montrent qu’il n’y a pas de différences significatives du taux de remplacement moyen entre le privé et le public. » Sauf quand même que ces dernières années le taux de remplacement dans le secteur public au sens large (y compris régimes spéciaux, dont SNCF), qui était supérieur à celui du privé, a chuté bien plus vite. Il est désormais inférieur (courbe verte).
Rien de tout ce qui précède n’a de rapport avec le « statut » ou avec des « privilèges ». Les retraité.e.s de la SNCF gagnent plus que la moyenne parce que « la moyenne » (l’ensemble des emplois, des salaires et des retraites) n’a pas les mêmes structures selon le sexe, les qualifications et les métiers, parce qu’il y a nettement plus de boulots sous-payés, notamment des femmes ou des jeunes, dans « la moyenne ». Cela devrait pousser les commentateurs à s’intéresser beaucoup plus à la mauvaise qualité des emplois et des retraites de « la moyenne » plutôt que de s’en prendre aux soit-disant privilèges de cheminots qui défendent le service public.
Note :
[1] Le taux de remplacement est le pourcentage de son ancien revenu que l’on perçoit une fois arrivé à la retraite.