Par Régine et Guy Ringwald
Un peu d’effervescence dans l’Église du Chili, dans l’attente des premières décisions du pape François. Du côté des évêques, la suite d’un spectacle désolant ; du côté des laïcs, c’est l’expectative : leurs attentes seront-elles entendues ? Du côté du pape François, de nouvelles consultations et de premiers gestes.
Au lendemain de la rencontre des évêques avec le pape qui avait pris un tour plutôt rude, un nouveau scandale était révélé à Rancagua (au sud de Santiago). Un réseau qui se dénommait « la Famille » a été dénoncé publiquement. L’évêque, qui rentrait de Rome, a mis à l’écart (dans l’attente de décision), une quinzaine de prêtres, soit un tiers de son presbyterium. Rien que cela. Il avait été alerté depuis plus d’un an, et sa défense est un peu courte : « j’ai reçu une formation de pasteur, pas de détective ». Mais, en plus, cela tombe mal : Mgr Alejandro Goic était un de ceux qui avaient plutôt une bonne image. Il avait reçu les représentants des laïcs d’Osorno, et en 2015, il était intervenu pour tenter de dissuader le Pape de nommer Barros à Osorno. Mgr Goic était aussi le Président de la commission pour la protection des mineurs, poste dont il a immédiatement démissionné.
Malheureusement, son remplaçant n’est pas n’importe qui : Mgr Jose Ignacio Gonzalez, celui qui, après la malheureuse expression du Pape, à Iquique, pour adouber Barros, avait dit : « que cela plaise ou non, l’Église est hiérarchique ». Membre de l’Opus Dei, très proche de quelques familles influentes de Santiago, il avait été en poste auprès du corps de gendarmerie sous la dictature, et il ne passe pas pour un grand défenseur des victimes. Il n’arrête pas de se montrer pour prendre ses distances par rapport à son passé récent : « J’ai changé d’avis, comme le Pape ». Il se voit déjà archevêque de Santiago (peu de chances tout de même). Réaction immédiate de Cruz : « ils n’ont rien compris ! » et de Murillo : « il a l’empathie d’une pierre ».
Du côté des laïcs, on s’attend à pouvoir prendre part à une forme d’organisation qui fasse une place centrale au peuple de Dieu (voir le texte de Juan Carlos Claret publié récemment [1]). Comment une hiérarchie constituée et formée comme celle du Chili actuellement pourrait-elle mettre en œuvre un tel « programme » ? Dans le texte que l’on trouvera ci-dessous, Jorge Costadoat [2] analyse cette question, et exprime des vues qui convergent avec celles des laïcs d’Osorno : « c’est l’heure des laïcs ».
Pendant ce temps-là, les révélations et autres vieux souvenirs se suivent : l’ancien chancelier de l’Archevêché de Santiago, qui avait dans ses attributions de recevoir les plaintes de victimes d’abus, a été obligé de se dénoncer pour des faits dont il a été lui-même coupable. À Punta Arenas [3], des affiches sont apparues sur les murs pour rappeler le souvenir du jeune Ricardo Harex qui a été abusé par un prêtre, et qu’on n’a jamais revu. Le prêtre s’est suicidé. Les faits remontent à 2001. L’évêque de Punta Arenas est toujours là. Un petit groupe de manifestants s’étaient réunis devant l’évêché, mardi 29 mai.
On restait dans l’attente d’un signe du pape François pour avoir une idée de ce qu’il allait faire, à court terme d’abord. Trois initiatives viennent d’être rendues publiques :
- le Pape reçoit ce week-end (1er au 3 juin) neuf personnes de la paroisse de Karadima, dont sept prêtres qui s’étaient désolidarisés lorsque le scandale est sorti. Comme pour les victimes, ils logent à Sainte-Marthe et doivent être reçus longuement ;
- jeudi 31 mai, le Vatican annonçait que Mgr Scicluna et le P. Bertomeu (les deux enquêteurs) allaient retourner au Chili, cette fois avec une mission pastorale à Osorno. Du coup, Barros, qui avait disparu depuis le 17 avril, a fait savoir qu’il était très heureux et prêt à collaborer. Le but de ces rencontres, précise une note du Vatican, est « d’approfondir la réalité vécue par une partie des fidèles et du clergé chilien. Avec l’aide de ces cinq prêtres, le pape cherche à remédier à la rupture interne de la communauté ». Samedi 2 juin, le pape a célébré la messe avec eux.
- le même jour, François envoyait à la Conférence des évêques une lettre destinée « au peuple de Dieu en pèlerinage au Chili », lettre où il dit expressément qu’« il n’y a pas plusieurs catégories de chrétiens » et où il en appelle aux laïcs.
Tout cela est de bon augure. Les premiers commentaires « autorisés » disent clairement qu’on se tromperait si on pensait que ce message s’adresse exclusivement à l’Église du Chili. À suivre.
Notes :
[1] https://nsae.fr/2018/05/26/au-chili-un-avenir-ouvert-mais-incertain/
[2] jésuite très connu et respecté au Chili, que nous avons déjà cité
[3] ville de l’extrême sud du Chili, près du canal de Beagle
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Jean-Paul II a nommé des évêques ayant peu de liberté pour interpréter la doctrine de l’Église
Par Jorge Costadoat, sj
Dans les années soixante et soixante-dix, Paul VI a nommé au Chili une génération d’évêques exceptionnels. À partir des années quatre-vingt, Jean-Paul II a nommé au Chili et dans le reste de l’Amérique latine, des évêques peu libres d’interpréter la doctrine de l’Église, doctrine qui, dans des cas comme Veritatis splendor, équivalait à un retour en arrière ; ce furent des hommes dépourvus des lumières de la génération précédente, timorés, strictement fidèles au gouvernement du pape.
Les évêques chiliens de Paul VI ont affronté la dictature de Pinochet. Le Cardinal Raúl Silva Henríquez a créé « la Vicaría de la Solidaridad » qui a accueilli et défendu les victimes de violations des droits de l’homme. Sous l’inspiration de la conférence épiscopale de Medellín (1968) puis de celle de Puebla (1979) et de la théologie de la libération, l’Église chilienne, harcelée et persécutée, surtout dans les communautés ecclésiales de base, connut une ferveur évangélique et extraordinairement prophétique.
Ces mêmes années, cependant, le catholicisme conservateur, divergeant des voix officielles, a commencé à devenir fort. Il avait en sa faveur Pinochet et le nonce, le cardinal Sodano. Le vent a également tourné en faveur de l’interviewé de Messori dans l’ouvrage Entretien sur la foi, à savoir le cardinal Ratzinger, l’interprète principal du Concile au cours des cinquante dernières années et le censeur véhément des théologiens de la libération.
Ce qui explique en grande partie les proportions du problème de l’Église chilienne actuelle, c’est que ce renforcement du catholicisme conservateur s’est concentré dans le très puissant groupe sacerdotal créé par le prêtre Fernando Karadima, homme intellectuellement limité, mais séduisant l’élite.
Cela a généré autour de sa personne une véritable secte de jeunes psychologiquement fragiles où l’on trouve ceux qui ont abusé sexuellement et spirituellement. C’est de ce groupe que sont issus les évêques Juan Barros, au centre de la « pomme de la discorde », Andrés Arteaga, Tomislav Koljatic et Horacio Valenzuela. Ils n’ont pu être nommés sans le consentement de Sodano, qui avait un bureau privé dans la paroisse de Karadima.
L’affaire a éclaté en 2010. Le nouvel archevêque de Santiago, le cardinal Francisco Javier Errázuriz, a destitué le curé de ses fonctions. Mais il ne l’a fait que bien après que les victimes de Karadima, James Hamilton, Juan Carlos Cruz et Andrés Murillo, l’aient supplié de faire justice, depuis 2003. En 2011, le nouvel archevêque, Ricardo Ezzati, après avoir enquêté sur la situation, a sanctionné le curé en lui interdisant d’exercer publiquement le sacerdoce et la direction spirituelle. Dans le même temps, l’affaire a été portée devant les tribunaux, qui, après avoir jugé Karadima coupable, l’ont acquitté sur la base de la prescription.
Au cours des années suivantes, de nombreux cas d’abus sexuels cléricaux, d’abus de pédophilie ont été découverts. Certains se sont terminés par des condamnations civiles (certains prêtres sont emprisonnés), d’autres par des peines canoniques (restrictions dans leurs fonctions sacerdotales) et, enfin, quelques-unes font encore l’objet d’une enquête. L’image est sombre. Le clergé et presque tous les groupes religieux d’hommes ont eu des cas d’abus et d’accusations (y compris nous, les jésuites).
Le pape François, après s’être trompé plus de deux fois à propos de Juan Barros, contesté dans le diocèse d’Osorno, a décidé de s’informer à fond et de prendre des mesures drastiques. Il envoya au Chili l’évêque de Malte, Charles Scicluna et Jordi Bertomeu, de la Congrégation pour Doctrine de la Foi, pour y étudier la situation. Le résultat de cette enquête a conduit le pape à conclure qu’il avait été mal informé.
Qui l’a mal informé ?
Nous ne savons pas. Mais il n’a prêté aucune attention ni à Francisco Javier Errázuriz, l’un des membres de la commission des « Neuf » (un de ses proches collaborateurs), ni au nonce Ivo Scápolo, qui inclinaient du côté de Barros. Ezzati, d’autre part, aura d’autres « péchés », mais on sait qu’il s’est opposé à la nomination de l’évêque d’Osorno.
Nous n’en savons rien. Mais soit il n’a pas écouté Francisco Javier Errázuriz, l’un de ses proches collaborateurs, soit le Nonce Ivo Scápolo qui, en raison de leur proximité et de leur position, ont dû l’informer, soit ceux-ci, ou l’un d’eux, ont incliné du côté de Barros. Ezzati, d’autre part, aura d’autres « péchés », mais il est connu pour s’être opposé à la nomination de l’évêque d’Osorno.
Aujourd’hui, après la démission de l’ensemble de l’épiscopat chilien, un chapitre semble se fermer et un autre s’ouvrir. Sera-t-il meilleur ?
La situation est sans précédent. La lettre que le Pape a donnée en privé aux évêques, pour discerner avec eux l’avenir de l’Église chilienne, est émouvante. Ce document révèle l’impact que les plus graves abus sexuels, psychologiques et de conscience, sur des adultes et des mineurs ont produit sur François ; et à son tour, il secoue les catholiques par le type d’immoralités commises par les évêques et les cadres intermédiaires dans le travail de dissimulation de tels abus et crimes.
Le document, d’une part, esquisse un véritable programme de réforme future de l’Église chilienne et, d’autre part, confirme la perpétration d’irrégularités aussi graves que la destruction des archives, c’est-à-dire l’élimination des preuves. Tout le monde peut imaginer que le rapport de 2400 pages que l’enquêteur Charles Scicluna a remis au Pontife est effrayant.
Que va-t-il se passer ? Nous supposons que François accueillera favorablement la démission de plusieurs évêques démissionnaires. Combien ? Il est presque certain que les quatre fils spirituels de Karadima quitteront la conférence. En plus, tous ceux qui ont déjà démissionné à cause de l’âge. Il y en a quatre. D’autres ? Nous ne savons pas. En d’autres termes, dans l’avenir immédiat, au moins huit évêques et un neuvième évêque devront être nommés pour le siège vacant à Valdivia.
Que va-t-il se passer ? Nous ne savons pas si les évêques qui resteront et les nouveaux évêques seront en mesure de répondre aux demandes que le Pape leur a faites dans le document en question. François demande à tous de travailler pour une Église prophétique qui sait « mettre le Christ au centre » de son cœur et de son action. Une Église prophétique, comme celle des évêques de Paul VI, guidée par l’option pour les pauvres et confrontée aux violations des droits de l’homme, et non pas comme celle qui a suivi, celle de la hiérarchie qui, selon les mots de François, « a cessé de regarder et de montrer du doigt le Seigneur pour se regarder et prendre soin d’elle-même ».
Voici une question troublante : les évêques restants pourront-ils entreprendre une conversion de cette ampleur ? Vont-ils céder à leur alliance de classe avec l’élite d’un pays injuste comme le Chili ? Parmi ces évêques très conservateurs, il y en a même qui, avant de devenir prêtres, travaillaient comme avocats dans les bureaux de la dictature.
Si le Pape François veut vraiment faire les changements qu’exige son retournement pastoral, il devra s’assurer que ses paroles ne restent pas lettre morte. Il devra accepter la démission de plusieurs autres évêques. Il va devoir remettre à plat la conférence épiscopale. L’Église chilienne a essayé d’opérer avec deux pastorales en même temps : l’une pour les secteurs supérieurs de la société, aisés, et religieusement préconciliaires ; et l’autre inspiré par les conférences de Medellín, Puebla, Santo Domingo et Aparecida qui, comme quatre coups de marteau sur le même clou, ont ratifié une option préférentielle pour les pauvres.
Une autre question : Y a-t-il des personnes qui peuvent être nommées pour remplacer celles qui partent et remplissent ces conditions ? Dans la lettre du Pape, il y a une plainte contre les séminaires. Les séminaires de la période de « l’hiver ecclésial » de Jean-Paul II ont « resacralisé » le clergé. Ce type de clergé, conclut la Commission royale sur la maltraitance des enfants en Australie (2017), génère des relations humaines asymétriques et inappropriées.
Le pape François définit un programme et pose les bases pour construire quelque chose de meilleur. Soudainement, on se souvient que Dieu est à l’œuvre dans le peuple saint de Dieu et que dans ce peuple il y a une foi et une énergie extraordinaires. Si les futurs évêques ne se nourrissent pas et n’apprennent pas du peuple de Dieu, en qui réside la foi de l’Église, je crois, nous reviendrons à la même chose.
Il est donc impératif d’impliquer les fidèles dans l’organisation de leur Église. François le dit avec ces mots : « Permettez-moi d’insister, il est urgent de générer des dynamiques ecclésiales capables de promouvoir la participation et la mission partagée de tous les membres de la communauté ecclésiale », en laissant de côté la « psychologie des élites ». Les laïcs participeront-ils à l’élection des prochains évêques ?
C’est l’heure des laïcs. Nous espérons que la nouvelle génération d’évêques cessera de « commander la maison » et mettra l’Église au service du monde. Qu’ils le fassent ou non, les catholiques, les prêtres et les fidèles devraient maintenant assumer un rôle de premier plan. Il est urgent de créer quelque chose de nouveau. Une Église communautaire (Pagola) [1] est nécessaire. Il faut des communautés de toutes sortes qui exigent le respect et la participation, capables de représenter avec respect leurs différences à l’autorité et de se rebeller contre les abus. Plus de créativité est impérative, plus de solidarité avec les autres, plus de participation des femmes, en un mot, plus d’Évangile.
Notes :
[1] José Antonio Pagola, théologien espagnol, auteur notamment de « Jésus. Approche historique », Éditions du Cerf. Des groupes de lecture et de réflexion se sont constitués autour de sa théologie. Plusieurs de ses commentaires d’Évangile ont aussi été publiés sur le site. Voir par exemple : Notre meilleur ami, Un nouveau départ, Une joie différente, Libérer la force de l’Évangile,Témoins
Traduction : NSAE