Chili : le Pape François prend les choses en main
Par Régine et Guy Ringwald
Article publié dans le n° 533 de Golias Hebdo et reproduit ici avec l’aimable autorisation de Golias.
Après son rendez-vous manqué en janvier [1], et l’enquête menée sur place par Mgr Scicluna et le P. Bertomeu, le Pape François a changé d’attitude vis-à-vis de l’Église du Chili. Recevant l’ensemble des évêques qu’il avait convoqués à Rome, il leur a clairement fait comprendre que cette fois, il était bien informé, et qu’il s’apprêtait à en tirer les conclusions. Les évêques ont alors remis leur charge à la disposition du Pape, une sorte de démission collective [2].
Depuis lors, la plupart des évêques se tiennent sur une prudente réserve, tandis que d’autres se manifestent, parfois pour se justifier, que d’autres encore sont rattrapés par des histoires, certaines fort anciennes. Car, il n’est plus question de mutisme, ni même de discrétion. On voit au grand jour ce que François lui-même a appelé « la culture de l’abus ».
Du côté des laïcs qui ont permis, par leur résistance, que l’affaire soit mise au jour et enfin traitée, ils attendent de pied ferme la suite, comptant bien y jouer leur rôle. Justement, le Pape François envoie de nouveau ses émissaires au Chili, précisément à Osorno et, dans le même temps, il écrit une lettre aux laïcs du Chili pour les appeler à prendre leur part de la reconstruction à venir.
Avec la mise à l’écart de Mgr Barros et l’arrivée des deux émissaires du Pape, l’évolution de la situation s’accélère.
Les premiers gestes du pape
Dans les premiers jours de juin, le Pape François a posé trois gestes qui donnent espoir quant à la suite.
Neuf personnes ont été invitées à Sainte Marthe du 1er au 3 juin : sept prêtres qui ont été victimes de Karadima au sein de la « Pia Union Sacerdotale » (société de prêtres qu’il dirigeait), et s’en sont désolidarisés publiquement quand le scandale a été connu. Ils furent isolés et ostracisés : la version de l’Archevêché (Errazuriz) était alors que les allégations n’étaient « pas vraisemblables ». À des journalistes qui leur demandaient s’ils avaient reçu une aide ou un soutien de la conférence épiscopale, ces prêtres ont sèchement répondu : « non ». Certaines de ces personnes ont aidé des victimes. Reçus comme des invités personnels à Sainte Marthe, ils se sont entretenus avec le Pape sans contrainte de temps. Ces détails tranchent avec l’accueil on ne peut plus froid qui avait été réservé aux évêques.
Au même moment, le Vatican annonçait que Mgr Charles Scicluna et le Père Jordi Bertomeu étaient chargés par le Pape d’une nouvelle mission au Chili. Cette fois, la mission, qui doit durer huit jours, du 12 au 19 juin, a un caractère pastoral, et les deux émissaires doivent séjourner trois jours à Osorno. Le P. Bertomeu qui a été l’objet d’une promotion honorifique de chapelain du Pape, retourne au Chili avec un titre de Monseigneur : il n’y a pas de petits détails.
Troisième geste de François : une lettre, en date du 4 juin, adressée « au peuple de Dieu qui chemine au Chili ».
Sur la question des abus sexuels, il n’en est plus à la tolérance zéro, il recherche le « jamais plus ». Il parle de « culture de l’abus et de la dissimulation », comme « contraire à la logique de l’Évangile ». Il appelle à trouver des solutions pour traiter le problème par tous les moyens nécessaires, la coercition n’étant pas suffisante. Il a noté, une fois encore, le manque de reconnaissance et d’écoute des victimes. Il fait référence à la « pastorale populaire… école inestimable et authentique où nous pouvons apprendre à écouter le cœur de notre peuple et, dans le même temps, le cœur de Dieu ». Il en appelle aux laïcs : « J’exhorte tous les chrétiens à ne pas avoir peur d’être les acteurs de la transformation qui est nécessaire aujourd’hui, et à encourager et promouvoir des alternatives créatives dans la recherche quotidienne d’une Église qui veut mettre au centre les choses importantes ».
La culture de l’abus
Si les mots ont un sens, celui de « culture » se réfère notamment aux usages communément admis et qui caractérisent un groupe. Le choix, par le Pape François, de l’expression « culture de l’abus » semble bien choisi. Une culture, cela imprègne les esprits, et aussi les comportements. Qu’on en juge par quelques exemples.
Tout d’abord, ce qui vient au jour à Rancagua [3]. À peine était-il rentré de Rome, que l’évêque de Rancagua était accusé de n’avoir pas dénoncé un réseau de pédophilie et d’activités homosexuelles parmi les membres de son clergé. « La Familia », c’était le nom que se donnait ce groupe. Il a admis avoir été informé depuis un an et demi, et avoir été « léger » de ne pas être intervenu plus tôt ; pour se défendre, une évidence : « j’ai été formé comme pasteur, pas comme détective ». Ce sont quatorze prêtres, soit le tiers de son presbyterium, qu’il a dû suspendre de leur charge, dans l’attente de l’instruction. Cela tombe mal, Mgr Alejandro Goic était un de ceux qui avaient plutôt une bonne image: il avait déconseillé au Pape la nomination de Barros, il avait reçu les laïcs d’Osorno, c’est encore lui qui avait arrêté le grotesque projet d’envoyer un exorciste à la cathédrale d’Osorno [4]. Cela tombe mal aussi pour une autre raison : Mgr Goic était président du Conseil national pour la prévention des abus.
À Punta Arenas (extrême sud du pays), des affiches sont apparues sur les murs, fin mai, pour rappeler le drame du jeune Ricardo Harex. Abusé par un prêtre on ne l’a jamais revu. Le prêtre, un salésien, Rimsky Rojas, s’est suicidé. Les faits remontent à 2001. Le Provincial des salésiens s’appelait Ezzati.
Le Père Oscar Muñoz Toledo, ancien chancelier de l’archevêché de Santiago, s’était lui-même accusé, peu avant la venue du Pape d’abus sur mineurs. C’était lui qui était chargé de prendre les déclarations de certaines victimes de Karadima !
Cecilia Gomez a quitté la congrégation du Bon Samaritain. Elle avait été abusée sexuellement par sa supérieure. L’ordre lui avait été donné de garder pour elle ces abus qui, d’ailleurs, « étaient de sa faute ». La congrégation reconnaît aujourd’hui que sa façon de traiter la question n’avait pas été « à la hauteur ».
Le Pape insiste sur la question des séminaires. Mauricio Pulgar, ancien séminariste, molesté publiquement pour avoir refusé de son supérieur des gestes « déplacés », avait été envoyé consulter un psychologue. On avait appelé cela « initiation ». Le déviant, c’est toujours la victime. Le supérieur en question a fait carrière, il est aujourd’hui évêque de Valparaiso. Mauricio Pulgar raconte comment cela commence, dès l’enfance, par des démonstrations excessives d’affection. De nouveaux cas, et les détails, sont publiés quotidiennement dans la presse, car le problème ne concerne pas seulement les fidèles, mais toute la société chilienne.
Le temps des laïcs
Le système clérical ayant amené l’Église du Chili en état de catastrophe, la question est maintenant ouvertement posée de la place et du rôle des laïcs – et des laïques – pour reconstruire un mode de vie plus acceptable de l’Église. On insiste sur la place des femmes qui auraient pu avoir, notamment sur ces questions de pédophilie, une influence qui a manqué. Pour le mouvement né à Osorno, son porte-parole, Juan Carlos Claret s’est exprimé, partant d’un constat : la crise est venue de la hiérarchie, la solution ne peut pas venir d’eux. Le P. Jorge Costadoat, théologien jésuite dont la voix porte, a publié deux textes [5] :
- dans le premier, il s’appuie sur la lettre que le Pape a remise aux évêques lors de leur rencontre à Rome, pour exprimer un espoir : « La situation est sans précédent. La lettre du Pape… esquisse un véritable programme de réforme future de l’Église chilienne ». Il s’interroge sur la capacité du clergé resacralisé par « l’hiver ecclésial de Jean Paul II » à la mettre en œuvre. « Il est donc impératif, toujours selon Costadoat, d’impliquer les fidèles dans l’organisation de leur Église ». Il s’appuie sur les mots du Pape François quand il parle de « promouvoir la participation et la mission partagée de tous les membres de la communauté ecclésiale ».
- dans le second texte, il imagine comment les laïcs pourraient être réellement impliqués dans le choix des évêques. « Je suggère que dans les différents diocèses où doit être nommé un nouvel évêque, des rencontres soient organisées, ouvertes à tous ceux qui veulent y participer, surtout les jeunes et les plus éloignés (de l’Église), pour définir le profil de l’évêque dont ils ont besoin… le candidat choisi aurait reçu de la base une puissante indication de ses besoins réels. » Mais ce principe, qui peut paraitre évident, ne serait-il pas contraire à l’organisation et au fonctionnement de l’Église Catholique ?…
Cependant les laïcs n’ont pas attendu pour commencer à s’organiser. Le mouvement qui s’oppose à l’évêque Barros est né d’une tradition bien ancrée, congénitale pourrait-on dire au diocèse d’Osorno. Dès l’origine, les habitants de certains quartiers, soutenus par leur évêque, Francisco Valdes, ont été habitués à se prendre en charge dans tous les domaines. Le mouvement actuel n’a pas surgi de rien. Les réflexions et projets qui en émanent sont basés sur des réalités vécues et les prolongent.
Comme une reprise en main…
Lundi 11 juin, la veille de l’arrivée à Santiago des émissaires du Pape, on apprenait que celui-ci avait accepté les démissions de Mgr Juan Barros (Osorno), Cristian Caro (Puerto Montt), et Gonzalo Duarte (Valparaiso). Si une liste plus longue circule, seuls ces trois sont actuellement démis de leur charge. Pour Mgr Barros, on pouvait s’y attendre. Trois administrateurs apostoliques ont immédiatement été nommés. Celui d’Osorno, particulièrement attendu, est un franciscain, évêque auxiliaire de Santiago depuis 2015. Le Frère Jorge Concha Cayuqueo est d’origine mapuche (le seul évêque chilien issu de cette ethnie). Il tranche sur l’image qu’on a d’un évêque chilien : il a « oublié » son clergyman et son col romain, il arrive en parka et sa crosse est un simple (mais beau) bâton de berger. Dans son premier message, très bref, il « invite tous, sans exception, catholiques, non catholiques, tous les amis d’Osorno, à s’engager à construire des liens de communion, d’unité et d’amitié. Ce sera bénéfique pour tout le monde ». Sa tâche de réconciliation s’annonce difficile, peut-être longue, tant ce diocèse est déchiré.
Les deux autres évêques démissionnaires sont atteints par la limite d’âge. Cependant, ils sont quatre dans ce cas, et le choix n’est pas neutre. L’Archevêché de Puerto Montt est celui dont dépend le diocèse d’Osorno, et il n’avait eu aucune empathie pour le mouvement des laïcs. Quant à Gonzalo Duarte (Valparaiso), il est personnellement mis en cause par plusieurs séminaristes pour des comportements sexuels déplacés. Mgr Juan Ignacio Gonzalez, qui préside par intérim le Conseil national pour la prévention des abus, est tout de suite monté au créneau pour le soutenir, au nom de la CECh, disant qu’il n’y avait aucune poursuite contre lui. Les plaignants envisagent d’en intenter, mais, en attendant, la décision du pape est interprétée comme un désaveu de la Conférence, et comme un signe qu’il prend les choses en main directement. Comme si la « tolérance zéro » devenait réalité.
D’ailleurs, les deux émissaires paraissent bien se comporter comme des inspecteurs en mission. Dans une conférence de presse donnée à leur arrivée, ils ont défini l’objet de leur visite au Chili : « Le but est d’être un signe de la proximité du Pape avec la communauté et aussi de fournir une assistance technique et juridique concrète aux administrations diocésaines pour qu’elles puissent donner des réponses appropriées à chaque cas d’abus ».
À l’Université catholique avaient été convoqués les canonistes diocésains pour s’entendre rappeler les principes, et donner les consignes pour la lutte contre les abus. En marge de cette rencontre, les émissaires du Pape ont été accueillis par une manifestation d’étudiants qui voulaient faire savoir qu’il y avait aussi des cas d’abus à l’Université.
Durant les deux jours qu’ils ont passés à Santiago, les envoyés du Pape ont reçu 94 personnes se plaignant d’abus sexuels. Une antenne, dépendant directement du Vatican, va être mise en place dans une dépendance de la nonciature, pour recevoir les plaintes. Le 14 juin, ils sont arrivés à Osorno, où ils doivent rencontrer des groupes de laïcs, des prêtres, des religieux et visiter des paroisses. À l’aéroport, un groupe du mouvement des laïcs les attendait avec des ballons verts, signe d’espérance, au lieu des ballons noirs de la protestation.
Mgr Scicluna et P. Bertomeu devraient être porteurs d’un message du Pape demandant pardon aux fidèles d’Osorno. Dans une déclaration à la télévision, le P. Bertomeu a affirmé que la réparation économique pour les victimes n’était « pas une possibilité, mais un droit ». Le porte-parole du mouvement des laïcs s’exprime sur le pardon : « le Pape veut demander pardon avec la garantie qu’on l’accepte. Mais le pardon du Pape doit nous restituer la dignité qu’il nous a retirée en nous traitant de ‘tontos’ [6] et de calomniateurs. … Le processus de réconciliation n’est pas basé sur le pardon, mais sur la vérité ». La visite devait se terminer par une célébration dominicale au cours de laquelle, Mgr Concha Cayuqueo devait faire son entrée.
La justice civile intervient
Pendant que Scicluna et Bertomeu étaient à l’Université, mercredi 13 juin, on a assisté à deux perquisitions, l’une au Tribunal Ecclésiastique de Santiago, l’autre à l’évêché de Rancagua. Oui, assisté, car les chaines d’info en continu étaient sur place, montrant la police entrant dans les lieux, et interrogeant les procureurs présents. À Santiago, les enquêteurs s’intéressent au cas du P. Oscar Muñoz Toledo, tandis qu’à Rancagua il s’agit de « la Familia ». Le Cardinal Ezzati a affirmé que l’archevêché avait remis à la Justice tous les documents demandés, en confirmant qu’il était disponible pour coopérer avec la justice civile dans tout ce qui sera demandé. Le procureur général a regretté que les enquêteurs se soient heurtés à une certaine résistance à Rancagua, où le procureur local a insisté, devant les caméras de « 24 horas », sur le fait que les lois sont les mêmes pour tous.
Il est d’ailleurs bien possible que les pratiques habituelles au Vatican, plutôt marquées par le secret, soient appelées à changer, car Mgr Scicluna et P. Bertomeu ont rencontré mercredi 13 juin quatre procureurs dont le procureur général Jorge Abbott. Celui-ci a fait savoir que les autorités civiles demanderaient au Vatican les dossiers de tous les prêtres accusés d’abus sexuels sur mineurs. Mgr Scicluna s’est montré enclin à coopérer : « Nous devons, en tant qu’Église, collaborer avec la justice civile. Les abus sur mineurs ne sont pas seulement des délits canoniques, mais aussi des crimes civils. Le bien commun de l’Église et de la société converge sur la protection des mineurs ».
Mais tout cela montre combien l’Église du Chili est soumise à pression : qui aurait osé une telle demande, il y a quelques années [7] ? Pression aussi de la société civile : les télévisions et radios suivent, pas à pas, les émissaires du Vatican, se font l’écho de protestations de simples citoyens (« Ils ont trahi… »), les journaux relatent chaque jour les nouveaux cas, avec des détails. Il y a longtemps qu’il ne s’agit plus d’un problème interne à l’Église, même si c’en est un quand même…
Notes :
[1] Golias Hebdo n°512 [2] Golias Hebdo n° 529 [3] 80 km au sud de Santiago [4] en décembre 2017, avant le voyage du pape : Golias Hebdo n° 509 [5] http://www.periodistadigital.com/religion/opinion/2018/05/22/religion-iglesia-america-catolicismo-conservador-chile-circulo-karadima-abusos-encubrimiento-renuncia-obispos.shtmlhttp://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/columnas/2018/06/04/nunca-mas-un-obispo-impuesto/
[6] « stupides », allusion à la video où le pape désignait les laïcs d’Osorno de « tontos y zurdos »: stupides et gauchistes. Golias Hebdo n° 469 [7] En 2016, le Vatican avait rejeté une commission rogatoire du Tribunal de Santiago demandant communication de pièces concernant le procès canonique de Karadima. En 2010, lors de la perquisition à l’archevêché de Bruxelles, Benoît XVI avait protesté contre l’intrusion « déplorable » dans le processus légal de l’Église catholique.Illustrations : Wikimedia Commons