Par Pierre Stambul
Transcription par Laurent Baudoin de la conférence de Pierre Stambul, coprésident de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), donnée le 27 juin 2018 à l’église Saint-Merry à Paris (intertitres ajoutés par la rédaction).
L’union Juive Française pour la Paix (UJFP)
Fondée en 1994, elle s’est développée surtout à partir de la seconde Intifada (2000-2002). Notre idée de départ était de dire : « pas de crimes en notre nom », sous notre attachement au judaïsme sous quelque forme que ce soit nous n’avons rien à voir avec les crimes commis par l’État d’Israël. Petit à petit, surtout en militant et en voyageant là-bas, nous avons découvert les véritables mots qu’il faut employer pour définir cette guerre : occupation, colonisation, apartheid, et racisme qui, dans notre éducation juive, est un interdit absolu, et même maintenant crime de guerre et crime contre l’humanité.
Rapidement l’UJFP a adopté comme position fondamentale le soutien à l’appel palestinien au BDS (Boycott, Désinvestissements, Sanctions) contre l’État d’Israël parce que les trois grandes revendications des Palestiniens – liberté, égalité, justice – sont des droits de l’homme universels. Nous disons souvent que nous sommes profondément antisionistes parce que juifs, que le sionisme est non seulement un crime contre les Palestiniens, mais aussi une forme de suicide collectif pour les juifs, en tout cas une large négation de notre histoire et de notre identité.
Un grand nombre d’entre nous sommes liés familialement – c’est mon cas – au génocide nazi, d’autres sont liés au monde arabe – ce sont des juifs arabes – et à cette douleur de la séparation entre juifs et Arabes au Maghreb voulue notamment par le décret Crémieux [1].
Qu’est-ce qu’être juif ?
Avant de parler d’antisémitisme, il faut d’abord dire ce que c’est qu’être juif. On ne peut pas résumer le mot juif au terme religieux. La majorité des membres de l’UJFP ne sont pas croyants – moi-même je suis l’arrière arrière-petit-fils du grand rabbin d’Odessa, mais dans ma famille on n’est pas croyant depuis deux générations.
Au départ, quand on pense juif, on pense instantanément à la Bible. Or la Bible est un livre religieux, ce n’est pas un livre d’histoire. Le passé des juifs tel qu’il est décrit dans la Bible, comme l’arrivée d’Abraham de Mésopotamie, l’entrée et la sortie des juifs en Égypte, l’épisode de Moïse, ne sont pas des faits historiques, les historiens ne les reconnaissent pas comme tels. Et ce qui est plus important dans la situation présente, la conquête sanglante de Canaan par Josué n’est pas considérée comme un phénomène historique ; les Hébreux étaient un peuple autochtone, ils ne se sont pas conquis eux-mêmes. Fort heureusement, car aujourd’hui les colons de Cisjordanie disent en évoquant la prise de Jéricho ou d’autres événements de ce type, que Dieu a donné cette terre aux juifs qui ne font donc que rentrer dans leur pays ; il n’y a pas d’attestation historique de cette question-là.
Les sionistes disent, chose importante, qu’en 70 après J.-C., quand les troupes romaines prennent Jérusalem et détruisent le deuxième Temple, des centaines de milliers de juifs se seraient répandus dans le monde, principalement dans le bassin méditerranéen, mais aussi en Orient, que les juifs d’aujourd’hui seraient leurs descendants et que grâce au sionisme ils font leur retour dans leur pays. C’est la théorie centrale du sionisme : nous avons été des exilés et grâce au sionisme nous rentrons chez nous, avec un attachement indéfectible à cette terre. Cette affirmation ne résiste pas à la confrontation que font les historiens avec les documents. Il n’y a aucune trace d’un exode massif au moment de la prise de Jérusalem. 150 ans avant la destruction du Temple, la religion juive était déjà largement répandue en Orient (où un certain nombre de juifs n’avaient pas quitté la Mésopotamie) et dans tout le bassin méditerranéen (il y avait des juifs à Alexandrie, à Carthage, en Espagne, à Rome, en Gaule). Il n’y a pas eu d’exil ni de retour. Les juifs d’aujourd’hui sont très largement des descendants de convertis de différentes époques et de différentes régions. Moi-même qui suis 100 % juif par mes deux parents, je n’ai pas le type proche-oriental pour une raison assez simple. Déjà sous l’Empire romain, au moment où la religion romaine traditionnelle s’affaiblissait, plusieurs religions étaient en concurrence : le judaïsme qui à l’époque était une religion largement prosélyte, le christianisme qui lui-même était issu du judaïsme, et d’autres cultes comme celui d’Isis ou de Mithra. On estime qu’à l’apogée de l’Empire romain, environ 10 % de la population de l’Empire était juive (Italiens, Grecs, Gaulois, Égyptiens).
L’antijudaïsme, une invention chrétienne
Quand le christianisme l’emporte définitivement à la fin du IVe siècle après J.-C., toute une série d’interdits seront décrétés contre les autres religions, en particulier contre le judaïsme. D’une certaine façon, le christianisme a la responsabilité initiale de ce que j’appellerais au début l’antijudaïsme plutôt que l’antisémitisme. C’est une concurrence religieuse et quand le christianisme l’emporte, il impose une série d’interdits pour les juifs (le plus grave étant pendant tout le Moyen Âge l’interdiction de posséder la terre), et il créera des stéréotypes racistes comme le « peuple déicide » (principe abrogé seulement au concile Vatican II), l’accusation de crimes rituels ; a contrario, il confie aux juifs un certain nombre de métiers interdits aux chrétiens pour des raisons idéologiques (par exemple la banque et l’usure). Les juifs n’étaient majoritairement ni banquiers ni usuriers, ils étaient pour la plupart artisans ou colporteurs, mais cette attribution de tâches indignes les a stigmatisés aux yeux des chrétiens.
Les premières expulsions de juifs ont eu lieu sous les Wisigoths en Espagne (avant l’arrivée des Arabes). Puis il y aura des spoliations, des massacres. Ainsi la France a expulsé ses juifs à une dizaine de reprises, au point qu’au moment de la Révolution, il ne restait de juifs que dans les régions périphériques récemment annexées (Alsace, Bayonne, Avignon). En Europe, l’expulsion la plus emblématique a été l’expulsion d’Espagne qui commence par un gigantesque massacre en 1391 en Andalousie et aboutit à la fin du du XVe siècle à l’expulsion définitive des juifs vers l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, avec cette particularité que l’Inquisition espagnole invente une chose qui est un peu le précurseur de l’antisémitisme moderne, la « limpieza de sangre » (pureté du sang) [2], c’est-à-dire qu’on vérifiera chez des chrétiens, deux ou trois siècles après l’expulsion, s’ils n’ont pas eu d’ancêtres juifs et qu’on les condamnera pour cela parfois au bûcher. Les grands massacres de juifs ont commencé avec la première croisade dans la vallée du Rhin, et les grands massacres emblématiques suivants auront lieu essentiellement en Europe de l’Est.
D’où venaient ces juifs européens et notamment d’Europe de l’Est ? Les juifs du Maghreb étaient des Berbères convertis au judaïsme. Les juifs espagnols (10 % de la population au XIVe siècle), étaient des Espagnols convertis au judaïsme probablement à l’époque romaine. Les juifs ashkénazes – comme moi-même – sont probablement les descendants des khazars, population d’un empire des steppes situé entre la mer Caspienne et la mer Noire [3].
Il est donc important de noter que très majoritairement, les juifs d’aujourd’hui sont des descendants de juifs convertis, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la Palestine, et que les descendants des Judéens de l’Antiquité sont ceux qui sont toujours restés sur place, c’est-à-dire les Palestiniens, qui ont été majoritairement juifs, puis majoritairement chrétiens, puis majoritairement musulmans. La Palestine présente cette particularité que les trois religions ont cohabité pendant une quinzaine de siècles et qu’avant l’arrivée du sionisme, il y avait en gros en Palestine 80 % de musulmans, 16 à 17 % de chrétiens et 3 à 4 % de juifs. Donc la théorie de l’exil et du retour est une théorie fausse.
L’antijudaïsme est une invention chrétienne, avec des hauts et des bas. Il n’y a pas toujours eu des périodes de grands massacres dans l’Europe chrétienne, à certains moments les juifs ont été protégés, même en Pologne où au début ils ont été appelés par les rois de Pologne qui avaient besoin d’eux pour développer leur économie. Mais globalement l’histoire du judaïsme occidental est une histoire assez sombre.
Qu’en a-t-il été des juifs dans le monde musulman ? Aujourd’hui les sionistes prétendent que l’antisémitisme est venu du monde arabe, mais puisqu’ils sont maintenant amis avec les pires antisémites européens, ils ont tendance à minimiser l’antisémitisme européen pour dire que l’antisémitisme a été arabe ou musulman. Cette hypothèse ne tient pas non plus. Dans le monde dit arabo-musulman, avant l’arrivée du sionisme, il y avait pour les religions du Livre le statut de dhimmi (protégé) [4]. Ce n’était pas la citoyenneté (qui n’existait nulle part), mais en gros les juifs s’autoadministraient et leurs représentants discutaient avec le seigneur local, ce qui fait que pendant 1 500 ans de cohabitation il n’y a pas eu d’exemple dans le monde arabe de quelque chose qui ressemble aux grands pogroms, aux grands massacres ou aux grandes expulsions que les juifs ont connus en Europe (comme en Espagne ou en Ukraine au XVIIe siècle).
De l’antijudaïsme à l’antisémitisme racial
Comment est-on passé de l’antijudaïsme à l’antisémitisme, qui apparaît au XIXe siècle ? C’est un phénomène européen qui démarre assez curieusement avec la Révolution française et avec l’émancipation des juifs. La Révolution fait que pour la première fois, les juifs français – peu nombreux à l’époque, environ 20 000 – auront droit à la citoyenneté. Napoléon codifiera cela en créant des institutions juives spécifiques. Ce phénomène d’émancipation avait commencé en Allemagne au début du XVIIIe siècle où les juifs, s’ils se convertissaient, pouvaient accéder à des postes importants – beaucoup d’Allemands célèbres sont des convertis ou des descendants de convertis : le compositeur Mendelssohn, le poète Heine, le philosophe Karl Marx, etc. Peu à peu ce phénomène va s’étendre à l’Europe orientale, où vivent le plus grand nombre de juifs. En 1881, l’Empire russe (qui comprend alors la Pologne, l’Ukraine et d’autres provinces aujourd’hui indépendantes) compte six millions de juifs, soit les 2/3 des juifs du monde entier. Sur ce nombre, 5,5 millions vivent dans une « zone de résidence » (une obligation depuis Catherine II). Dans cette zone, partie occidentale de l’Empire entre mer Baltique et mer Noire (c’est là que mes grands-parents paternels et maternels sont nés), les juifs formaient environ 10 % de la population. On ne comprend pas la révolution russe si on n’a pas à l’esprit la situation particulière de cette population juive lettrée et en même temps sous prolétarisée (avec l’interdiction de posséder la terre). Assez naturellement, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une partie importante de ces juifs russes abandonne la religion et s’engage dans les partis laïcs ou révolutionnaires, un phénomène que l’on retrouve en Allemagne. C’est à ce moment-là, quand explosent les nationalités, qu’on passe de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme racial. Les trois grands empires – ottoman, russe et autrichien – sont affaiblis, confrontés à des mouvements nationalistes très forts qui demandent l’indépendance de la Grèce, de la Pologne, de la Slovaquie, de la Serbie. Ce qui va unifier ces nationalismes – c’est très inquiétant, car c’est en train de renaître à notre époque – c’est la volonté de créer des États ethniquement purs. Le juif est considéré comme l’élément impur qui empêche la construction d’États ethniquement purs. Le mot antisémite est un mot de l’ennemi (dit un journaliste allemand dans les années 1860).
Le sionisme, théorie de la séparation, qui plait aux dirigeants antisémites
La deuxième moitié du XIXe siècle est l’époque racialiste, où l’on invente la notion d’Indo-Européens (largement remise en cause par les historiens d’aujourd’hui), et le concept de races (notamment les races aryennes et sémites) ; c’est aussi l’époque où se développent les dangereuses théories de l’eugénisme. C’est aussi le temps des conquêtes coloniales. Très « naturellement », et même parfois aussi à gauche hélas, se développe l’idée que le colonialisme, ce sont des peuples plus développés qui vont apporter la civilisation à des peuples arriérés qui « ne sont pas entrés dans l’histoire » (vous connaissez le discours). Cette conjonction de phénomènes va conduire à une explosion de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle. Les théoriciens des races (le Français Gobineau, l’Anglais Chamberlain, etc.) vont faire le lit d’un antisémitisme beaucoup plus violent qui va éclore en Allemagne avec le nazisme.
C’est en cette fin du XIXe siècle qu’apparaît le sionisme. D’abord chez des intellectuels qui sont plutôt des bourgeois du monde anglo-saxon ou de l’Empire austro-hongrois – le plus emblématique étant Theodor Herzl (1860-1904) – qui destinent ces idées sionistes aux masses juives de l’Est (Polonais, Russes).
Dès le départ le sionisme affirme que l’antisémitisme est inévitable, qu’il n’est pas utile de le combattre, que la seule solution est de partir et de créer un État juif. Herzl est témoin du procès Dreyfus comme correspondant d’un journal autrichien, et il en conclut que s’il y a autant d’antisémites en France il faut partir. Or on constate que l’affaire Dreyfus n’a pas été que l’affaire des juifs, elle a été l’affaire de toute la société française, et finalement la moitié progressiste de la société l’a emporté puisque Dreyfus sera réhabilité et pourra rentrer en France. De même Herzl verra les premiers grands pogroms organisés par l’Okhrana, la police politique russe, dont le plus emblématique fut le pogrom de Kichinev en 1903 (dont ma grand-mère maternelle a été témoin). Là aussi Herzl en tire l’idée qu’il faut partir, alors qu’il existait en Russie un parti socialiste révolutionnaire juif, le Bund, qui dès ce pogrom organise des milices d’autodéfense grâce auxquelles il n’y aura plus de grands pogroms par la suite.
Très rapidement le sionisme devient une théorie de la séparation qui va beaucoup plaire aux dirigeants antisémites du début du XXe siècle. Herzl rencontre tous les dirigeants antisémites européens (y compris le ministre du tsar qui avait organisé des pogroms) en leur disant : vous avez le même but que nous, qu’un maximum de juifs quittent l’Europe. Il va essayer de vendre l’idée sioniste à tout le monde. Il a du mal au début, mais il y a quelque chose qui séduit : dans l’antisémitisme européen, les juifs, même quand ils accèdent socialement à la bourgeoisie, sont considérés comme des parias asiatiques inassimilables. Or les sionistes proposent aux dirigeants européens d’en faire des colons européens en Asie. Cette idée leur plaît beaucoup et Herzl va récolter de nombreux fonds pour financer les débuts du colonialisme sioniste.
Il faut savoir qu’avant le sionisme juif avait existé le sionisme chrétien – qui fait aujourd’hui beaucoup de ravages. Dès le XVIIe siècle est apparue l’idée, essentiellement dans le monde protestant évangélique, que les juifs devaient revenir en terre sainte, chasser le Mal (Armageddon) assimilé aux Arabes, et ensuite se convertir à la vraie foi (le christianisme) sinon ils disparaîtraient. Les chrétiens sionistes étaient des antisémites ; un des tout premiers fut le puritain anglais Cromwell (qui renversa le roi Charles Ier et gouverna l’Angleterre de 1648 à 1658). Le chrétien sioniste le plus célèbre est lord Balfour, qui, comme beaucoup de dirigeants politiques occidentaux de l’époque, était un antisémite un peu pathologique (quand il était Premier ministre en 1905, il dénonçait ces « juifs pouilleux polonais » qui venaient semer la révolution à Londres). Mais en 1917, lorsque la Grande-Bretagne lance ses troupes contre l’Empire ottoman, il signe la « déclaration Balfour » qui promet à la direction sioniste que la Palestine à reconquérir deviendra un État juif. Ce n’est pas contradictoire : pour Balfour, les juifs en Europe ce n’est pas acceptable, mais en Palestine ils seraient des colons britanniques travaillant pour les intérêts de la Couronne. Dès le début, sionisme et antisémitisme ont été complices et totalement convergents sur une même idée : débarrasser l’Europe de ses juifs et les mettre ailleurs, avec également la conviction commune que juifs et non juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ni dans le pays d’origine ni dans l’État juif à construire.
Lee colonialisme sioniste.
Le sionisme est un nationalisme très curieux. Quand il y avait un nationalisme polonais, serbe ou slovaque, il y avait une terre où Polonais, Serbes ou Slovaques étaient majoritaires, tandis que les juifs n’étaient majoritaires nulle part – le maximum c’était la « zone de résidence » de l’Empire russe où ils étaient 10 % de la population. Au lieu de créer un État juif en Europe où ils n’étaient majoritaires nulle part, ils ont choisi la Palestine pour des raisons religieuses. Là aussi c’est un non-sens. Les Haredim, les juifs orthodoxes, ont été très longtemps (jusqu’en 1967) majoritairement antisionistes pour des raisons religieuses. En effet le judaïsme est une religion messianique (il est interdit de retourner en terre sainte avant l’arrivée du messie), la langue hébraïque est uniquement à usage religieux (donc inventer un hébreu profane était aussi une injure à la religion). Ainsi, quand les juifs chassés d’Espagne à la fin du XVe siècle ont été accueillis dans l’Empire ottoman, ils se sont installés à Salonique, à Smyrne, à Sarajevo, mais pas à Jérusalem ni à Hébron parce que c’est interdit dans la religion. Donc en 1904, l’idée sioniste de choisir la Palestine pour séduire les religieux a été un échec ; presque tous les rabbins allemands ont pétitionné contre le sionisme en disant : ça va nous diviser, ça va nous mettre les Arabes sur le dos, c’est contraire à la volonté des juifs allemands de s’intégrer et c’est incompatible avec la religion juive. Donc au début du XXe siècle, la très grande majorité des autorités religieuses étaient clairement antisionistes. Quand les sionistes ont décidé de partir en Palestine, ils ont inventé toute une histoire ; leur nationalisme a inventé un peuple, une langue et une terre.
Y a-t-il un peuple juif ?
Comme je l’ai expliqué, nous ne sommes pas les descendants des Judéens de l’Antiquité – ce serait plutôt les Palestiniens actuels. Il y a certainement eu un peuple judéoberbère en Afrique du Nord formé de Berbères convertis au judaïsme, il y a eu un peuple yiddish qui parlait une langue germanique avec des mots slaves et hébraïques en Europe de l’Est, il y a eu un peuple sépharade, descendant des juifs chassés d’Espagne et qui parlait le judéo-espagnol (ladino). Mais on ne peut pas dire qu’il y ait un peuple juif – par exemple il serait absurde pour moi de prétendre que j’appartiens au même peuple que les Falachas d’Éthiopie ou les juifs yéménites. Il y avait des langues juives (le ladino, le judéoberbère, le yiddish), mais l’hébreu était interdit.
Quant à la terre, qu’on soit laïc ou religieux il n’y avait aucune espèce d’attachement à la celle de Palestine – « l’an prochain à Jérusalem », ça veut dire que nos pensées vont vers Jérusalem comme celles des musulmans vont vers La Mecque, ça ne signifie pas qu’on veuille vivre à Jérusalem, y établir un État à la place des Palestiniens. Le peuple élu, ça veut dire le peuple qui a plus de responsabilités que les autres, pas celui qui a plus de droits que les autres et qui peut chasser indument les autochtones. Donc il y a eu une invention du peuple, de la langue et de la terre.
Le colonialisme sioniste a été un colonialisme particulier, assez différent du colonialisme français au Maghreb ou en Afrique, parce qu’il ne visait pas à asservir le peuple colonisé, mais à le chasser pour prendre sa place. Pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui en Israël, il faut garder à l’esprit que dès le départ il y a ce mensonge historique (« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ») avec l’idée que les autochtones ne sont pas chez eux puisque c’est nous qui rentrons chez nous, donc il faut les chasser. Le ralliement de la majorité des élites sionistes à cette idée du transfert s’est fait au début des années 1920. Ben Gourion a écrit que les fellahs qui vivaient en Palestine étaient probablement les descendants des Hébreux – il n’avait pas tort sur ce point – donc qu’ils allaient se convertir au sionisme – là il n’avait rien compris et dès les premières révoltes palestiniennes contre la colonisation sioniste, le consensus a été de tous les expulser.
Le sionisme a aussi raconté cette histoire mythique de l’exil et du retour qui n’a strictement aucun sens quand on lit ce qu’il se passe en Palestine après la déclaration Balfour. Les grandes vagues d’immigrants qui arrivent sont des Européens qui débarquent dans une Asie avec laquelle ils n’ont absolument rien de commun et c’est clairement un type d’invasion coloniale. Dès le début ce colonialisme n’a fait aucune place aux Palestiniens. Ceux-ci vont se révolter (en 1920, en 1929 puis en 1936-1939 dans une grande révolte sanglante où les Anglais bombardent et déciment les élites palestiniennes), et à chaque fois les sionistes ont fait tout ce qu’il fallait pour expulser les Palestiniens.
La création d’Israël a-t-elle été une réponse à l’antisémitisme et au génocide nazi.
Je réponds clairement non. Les institutions qui ont expulsé les Palestiniens de leur propre pays ont été créées trente ou quarante ans avant la Seconde Guerre mondiale et la création de l’État d’Israël. La banque coloniale juive, celle qui lève des fonds pour financer des colonies agricoles, date de 1898 ; le KKL (Keren Kayemet LeIsraël ou Fonds national juif), qui plante des arbres là où il y avait des villages palestiniens pour faire disparaître leurs traces, est créé en 1901 (c’est le même qui détruit encore aujourd’hui des villages palestiniens dans le Neguev) ; la Haganah, l’ancêtre de l’armée, est fondée en 1920 ; le syndicat Histadrout (en fait un faux syndicat, un État dans l’État, qui a créé toute l’infrastructure de l’État d’Israël) a été fondé en 1920 avec pour article premier la défense du travail juif (imaginez le tollé en France si un syndicat mettait dans ses statuts la défense du travail français !), et le premier acte de la Histadrout en 1920 a été une grande campagne « Achetez juif et boycottez les produits arabes » donc avec l’idée de deux sociétés séparées. Il faut bien avoir cela à l’esprit : la question de la séparation et de la négation des droits et de l’existence des Palestiniens ne date pas de 1948, mais de vingt ou trente ans avant. On cite souvent le kibboutz comme un grand exemple de socialisme. Comme l’a écrit l’historien contestataire Shlomo Sand, le kibboutz a été en réalité un instrument de conquête, car il était impossible de conquérir cette terre par un colonialisme individuel. On a donc installé les kibboutz là où il y avait beaucoup d’Arabes (aux frontières, dans le nord du Neguev, en Galilée) et ils étaient réservés aux juifs (si un kibboutzim avait la mauvaise idée de tomber amoureux d’une Palestinienne, il était aussitôt expulsé du kibboutz). Aujourd’hui les kibboutz ont privatisé leurs cantines collectives, ils sont cotés en bourse, ils ont d’autres activités, etc. ; ce qui montre que l’idée que quelque chose ressemblant à du socialisme puisse exister dans un contexte colonial et raciste est une idée fausse. Or le kibboutz a été un instrument de conquête à caractère raciste.
Pendant longtemps, jusqu’après 1967, l’opinion française a eu en tête l’image de ces pauvres Israéliens entourés d’un monde maléfique qui voulait les détruire, de cette gauche sioniste qui a construit le pays, etc. Mais il n’y a pas un seul crime contre les Palestiniens dans lequel ce qu’on appelle improprement la « gauche » sioniste n’ait pas été complètement compromise. En 1948, la Nakba c’est Ben Gourion et le plan prémédité d’expulsion de tous les Palestiniens c’est la gauche sioniste au pouvoir ; en 1956, l’attaque contre l’Égypte c’est Moshé Dayan, ministre travailliste ; en 1967 on a cru – et moi-même qui avait 16 ans je l’ai cru aussi – qu’Israël était menacé de destruction, mais on sait aujourd’hui que c’était une guerre préméditée et asymétrique. La colonisation de la Cisjordanie qui débute en 1967, c’est une décision des travaillistes pas de l’extrême-droite religieuse. C’est Lévi Eshkol, premier ministre (1963-1969) et Yigal Allon, ministre des territoires, qui dressent tous les plans de colonisation (vallée du Jourdain, bloc de colonies). Comme ils n’ont pas de colons pour cela, ils vont chercher le seul courant religieux qui était sioniste qu’ils vont envoyer là-bas avec des millions de shekels. Aujourd’hui les colons sont 750 000 et forment environ 12 % de la population juive israélienne, la moitié de l’armée et la moitié du gouvernement. Ce sont les travaillistes qui ont créé ce mouvement national religieux qui constitue l’extrême droite sioniste, qui explique que Dieu a donné cette terre aux juifs et qu’il faut en expulser les Arabes. La construction du mur de séparation, c’est le secrétaire du parti travailliste ; la première attaque contre Gaza en 2008 (Plomb durci), c’est Ehud Barak, ministre travailliste, qui était très raciste envers les Palestiniens ; l’attaque contre le Liban en 2006, c’est Amir Peretz, ministre travailliste de la défense.
Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui en Israël sont bien plus proches de ceux qui ont commis le génocide nazi que de ceux qui l’ont subi.
À l’intérieur du sionisme, il n’y a pas d’alternative de gauche, si on doit penser la paix, on ne peut pas le faire à l’intérieur du système sioniste. De même qu’en Afrique du Sud, on ne pouvait pas penser la paix au sein de l’apartheid. Avec le sionisme, il faudra une rupture claire.
Je parle de la droite sioniste, car ce sont des choses peu connues. Le fondateur de la droite sioniste Vladimir Jabotinsky (1880-1940) est complètement issu du fascisme. Il a protégé l’organisateur des grands pogroms antisémites de 1920 en Ukraine menés par les opposants ukrainiens aux bolchéviques (environ 40 000 morts), il a été un admirateur de l’Italie fasciste, il préconisait l’emploi de la force pour imposer le sionisme en Palestine (par une « Muraille d’acier », l’armée juive). Aujourd’hui, depuis la victoire de Begin en 1977, quasiment tous les dirigeants israéliens se réclament de Jabotinsky. Issu de ce courant révisionniste sioniste, il y a eu le groupe Stern qui, à partir de 1939 quand la Grande-Bretagne, après la grande révolte palestinienne de 1936, arrête l’immigration juive, a commencé les attentats contre les Britanniques. Ces sionistes vont tuer des soldats anglais (dont le haut représentant britannique en Égypte en 1944) en pleine guerre contre les nazis, alors qu’il y avait déjà des millions de morts dans les camps d’extermination ! Ces gens doivent être clairement appelés des collabos – Israël a été dirigé pendant neuf ans (de 1983 à 1984 et de 1986 à 1992) par Yitzhak Shamir qui était un collabo ! En 1946, ils ont fait sauter l’hôtel King David à Jérusalem, siège des autorités britanniques (91 morts européens et palestiniens) ; puis, le 9 avril 1948, ce sera le massacre de 150 Palestiniens du village de Deir Yassin près de Jérusalem par l’Irgoun de Menahem Begin (à l’issue duquel des intellectuels juifs comme Albert Einstein et Hannah Arendt assimilèrent le mouvement de Begin au fascisme). Ce sont les partisans de ces gens-là qui sont aujourd’hui au pouvoir.
La gauche sioniste a-t-elle été plus innocente vis-à-vis du nazisme ? Hélas non. En 1933, quand Hitler prend le pouvoir, Ben Gourion, qui dirige l’Agence juive en Palestine mandataire, signe avec les autorités nazies des accords de transfert qui permettent aux juifs allemands de partir en Palestine avec leurs biens et leur argent, à condition qu’ils achètent des marchandises allemandes – ce qui fait que la micro société juive de Palestine ne consommait que des produits allemands (voitures Mercedes, Opel, etc.). Évidemment, ces accords ont cassé le boycott de l’Allemagne à une époque où l’écrasante majorité des juifs du monde entier s’engageait contre le nazisme (par exemple dans les brigades internationales en Espagne). Même après la guerre, Ben Gourion négociera avec l’Allemagne fédérale l’indemnisation des juifs européens victimes du nazisme et surtout l’alimentation en marks de l’Etat d’Israël (le signataire de ces accords côté allemand n’était autre que l’auteur des lois raciales de Nuremberg !) ; ça ne dérangeait pas les dirigeants israéliens de négocier avec d’anciens nazis pour obtenir des réparations.
On ne comprend pas la situation actuelle en Palestine si on n’a pas cet arrière-plan historique. Ceux qui gouvernent Israël – et je dirais même une bonne partie de la population – ne sont pas les héritiers des six millions de morts et du peuple assassiné. Le Yiddishland, cet énorme territoire entre la mer Noire et la mer Baltique a disparu, il était impossible de le reconstruire après.
La complicité actuelle des gouvernements occidentaux avec Israël repose-t-elle sur le remords ?
Il est évident qu’une partie importante de la société française a une responsabilité dans la déportation et l’extermination de 115 000 juifs français. La rafle du Vel d’Hiv est une affaire française. La société française est évidemment grandement coupable, l’antisémitisme en France a été hégémonique, même chez des personnalités célèbres comme le général de Gaulle ou le commandant Cousteau, et à l’Académie française, avant, mais aussi après la Seconde Guerre mondiale, on trouve des antisémites absolument pathologiques. Est-ce que c’est par culpabilité que ces sociétés sont devenues pro-israéliennes ? Non. En 1945, il y a plusieurs centaines de milliers de juifs d’Europe de l’Est qui ne peuvent plus retourner en Pologne, en Hongrie, en Roumanie (tout est détruit et en plus l’antisémitisme continue) et qui demandent des passeports pour l’Angleterre, la France ou les États-Unis. On leur répond non, on leur dit : maintenant vous avez un pays, partez ! Derrière la création de l’État d’Israël, il y a eu le fait que le monde européen où avait sévi l’antisémitisme s’est défaussé de sa culpabilité majeure sur le dos du peuple palestinien qui n’y était strictement pour rien. On ne s’est pas du tout préoccupé qu’il y eût déjà d’autres personnes en Palestine et qu’en créant cet État on vidât la population de cet autre peuple qui vivait là depuis des siècles.
Aujourd’hui l’antisémitisme décomplexé existe toujours à l’extrême droite ; il y a eu aussi un négationnisme à l’ultra gauche. Mais aujourd’hui ce qui frappe surtout, c’est que là où les antisémites existent de façon structurelle, ils sont tous pro-israéliens. Tous les partis d’Europe de l’Est qui sont les descendants de ceux qui ont participé à l’extermination des juifs au côté des nazis sont pro-israéliens. En Hongrie, Viktor Orban réhabilite le régime fasciste et antisémite de l’amiral Horthy (1920-1944) tout en étant le meilleur ami de Netanyahou (qui le soutient dans sa campagne contre le financier juif Georges Soros). Tous les dirigeants de l’extrême droite européenne (France, Autriche, Hollande, Flandre, etc.) ont fait le voyage en Israël à l’invitation de Libermann, ministre nationaliste violemment anti-arabe. Ce n’est pas surprenant, car ils appartiennent tous au même courant politique et ils ont les mêmes valeurs suprémacistes. Depuis que le sionisme est passé – et c’était logique – de la théorie de la séparation à la suprématie de la race blanche, les antisémites européens s’y sont reconnus.
Notes :
[1] “Décret du 24 octobre 1870 qui déclare citoyens français les Israélites indigènes de l’Algérie”, présenté par Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de la défense nationale. Le décret a suscité des tensions en Algérie, car il maintenait les habitants musulmans dans le statut inférieur de l’indigénat.
[2] La limpieza de sangre (en espagnol) ou limpeza de sangue (en portugais) est un concept qui s’est développé en Espagne et au Portugal à partir de la fin du XVe siècle. Il renvoie à la qualité de “vieux chrétien”, dénué de toute ascendance juive ou maure, par opposition aux “nouveaux chrétiens”, juifs ou musulmans convertis, le plus souvent par la force, et dont on doutait de la réalité de la foi.
[3] Peuple semi-nomade turc d’Asie centrale dont l’existence est attestée entre le VIe et le XIIIe siècle après J.-C. Les juifs ashkénazes d’Europe du Nord seraient des Khazars convertis au judaïsme.
[4] À la différence des polythéistes qui, selon le Coran, devaient être convertis, les “gens du Livre”, juifs et chrétiens, dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, avaient le droit de conserver et pratiquer leur foi à condition de respecter certaines obligations. Les règles de la dhimma étaient appliquées avec une rigueur variable selon les périodes et les pays. L’attitude pragmatique des juristes l’emportait souvent sur le discours rigoriste des théologiens ; des juifs et des chrétiens furent ainsi nommés grands vizirs (Premiers ministres) et gouvernèrent les musulmans, malgré leur statut de dhimmis. Le statut fut aboli en 1855 dans tous les pays de l’Empire ottoman.
Source : http://www.ujfp.org/spip.php?article6496
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