L’Église n’est pas où elle devrait être
Rencontre avec Jacques Mérienne : propos recueillis par Régine et Guy Ringwald
Jacques Mérienne est prêtre du diocèse de Paris. Il a été de 2004 à 2015 curé de Saint-Merry et responsable du CPHB [1]. Il est actuellement vicaire résident à Saint Eustache.
En mai 68, vous étiez séminariste
C’était à Issy-les-Moulineaux. Rien ne bougeait au séminaire. Nous étions deux responsables qui nous sommes consultés : « Qu’est-ce qu’on fait ? » On a provoqué la grève et on est allé avertir le Supérieur qu’on allait mettre le séminaire en grève des cours, de manière à faire des assemblées, parler. On entre dans le bureau du Supérieur, et on lui dit cela. Il nous regarde et nous dit « Eh bien, vous en avez mis du temps pour vous décider ! ». Cela montre l’ambiance de l’Église de l’époque, très ouverte sur le monde, très à l’écoute, et très missionnaire.
C’est à ce moment-là que Mgr Marty est nommé Archevêque de Paris
Avec le collègue, nous étions sur le boulevard, non pas sur une barricade, mais à un endroit où on en construisait. Nous apprenons par la radio [2] la nomination de Mgr Marty. Immédiatement, nous allons au bureau de poste le plus proche, et nous lui envoyons un télégramme de félicitations au nom des séminaristes d’Issy-les-Moulineaux, un télégramme de bienvenue. Si bien que quand il est arrivé à Paris, qu’il s’est installé, on lui a demandé qui il voulait voir. « En premier, je veux voir les séminaristes ». Cela a été sa première visite, parce qu’il avait reçu ce télégramme. On a pu alors le rencontrer et découvrir quel homme sympathique c’était.
Au séminaire, comme ailleurs, on a fait changer des cours, changer certains programmes, des profs, etc.
Ensuite, les débuts ?
Il a essayé de moderniser la vie paroissiale, l’approche des communautés, mis en place une pastorale du centre-ville, le CPHB à Saint Merry. Le seul clash immédiat qui a été très fort, c’était, après mai 68, avec le Recteur du Sacré Cœur qui était très « tradi ». Le désaccord portait sur la vision de l’Église et l’accueil des jeunes. C’était le fameux Mgr Charles [3]. Il avait une vision de l’Église un peu cléricale : sur le statut des prêtres, ils se sont beaucoup heurtés. C’est lui qui a formé Lustiger. Si bien que quand le pape a nommé Lustiger comme successeur à Marty, Marty a vraiment été très meurtri. Marty, c’était le laïcat, tandis que pour Lustiger, le laïcat n’existe pas. L’Église est une institution qui descend d’En-haut, à travers les prêtres, les diacres.
Ceux qui n’aiment pas beaucoup mai 68 et pas beaucoup le concile, ont tendance à lier tout ensemble. On retrouve cela sur les sites « tradi ».
Cela, c’est leur fantasme a posteriori. C’est un amalgame. Le concile a une histoire plus ancienne, il a été préparé des années avant. Il n’y a pas eu interférence : des chrétiens, des prêtres, avec le bouleversement de mai 68, ont découvert des choses, la liberté d’expression, ce qui leur a permis de concrétiser le concile d’une certaine manière, mais ce n’est pas du tout la source de la réflexion.
On accuse aussi le Concile et mai 68 de l’hémorragie des prêtres
Dans les années 70, peut-être à la suite de mai 68, la liberté de réflexion était un peu plus grande, mais, pour moi, c’est l’application du Concile qui ne s’est pas faite au niveau du sacerdoce.
L’idée du Concile, c’était la réforme de l’Église, un vent de liberté, c’était reçu comme ça. Quand, au niveau du sacerdoce, rien n’a bougé, il y a eu des départs. Je n’emploierais d’ailleurs pas le mot « hémorragie », on ne l’a pas vécu comme cela, mais cela révélait une incompréhension entre l’épiscopat et le presbytérat, une déception par rapport au Concile qui n’a pas réalisé l’insertion du sacerdoce dans la vie du monde.
Et au niveau des nominations d’évêques, comment cela se passait-il ?
De même qu’il y a eu la nomination de Marty, les grandes métropoles étaient vraiment ouvertes, suivant le même mouvement du Concile. Cela s’est refermé dans les années 80, avec les nominations d’évêques plus neutres, moins pasteurs, sous l’influence de Lustiger d’ailleurs, qui a écarté les candidats les plus ouverts. On le paie aujourd’hui. On a un épiscopat qui est complètement inaudible.
Où en est-on aujourd’hui de mai 68, en voyez-vous les suites ?
La société a changé, c’est clair. En même temps que des ouvertures, la libération amène un changement de société et le changement de société amène des travers, des difficultés qui n’existaient pas avant. Toute cette jeunesse, devenue adulte, n’a pas beaucoup transmis. Elle a transmis dans sa manière de vivre, mais pas au niveau d’une réflexion, au niveau d’un engagement institutionnel.
Le plus évident, cela a été au moment de « la manif pour tous » : on a bien vu que l’Église s’est clivée à ce moment-là. Mais d’un côté, c’était très structuré idéologiquement, côté manif pour tous, et de l’autre côté, c’était un peu le désarroi, des gens désabusés. Il n’y a pas eu idéologie contre idéologie. Pour moi, cela veut dire que l’idéologie de mai 68 n’est plus mobilisatrice, structurée, c’est plutôt un type de vie, une approche du monde et des autres. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il y ait des germes qui puissent remettre en place une réflexion, comme nous en avions avant mai 68.
Le Concile, on l’a bien accueilli parce que cela faisait 20 ans qu’on le préparait dans l’Église. Cela a résonné parce que c’était prêt et que les idées venaient de ce que vivaient les gens dans l’Église. Aujourd’hui, on ne sent pas cette motivation, on sent le clivage, et on sent que les gens résistent, qu’ils ne veulent pas se laisser emporter, donc il y a une résistance dans des lieux comme Saint Merry, comme Saint Eustache. La communauté résiste à l’idéologie identitaire, mais il n’y a pas une expression qui ferait pièce en face de cela.
Et quand ils ne veulent plus résister, il y en a qui s’en vont. Mais pourquoi ? Il n’y a rien qui les retient ? Le message du Christ, la foi, par exemple.
Ils partent avec. Ceux qui quittent l’Église ne quittent pas l’Évangile pour autant. Mais ils ne voient pas comment ce message-là se traduirait institutionnellement parce qu’il y a trop de résistance en face. Une communauté d’Église structurée et qui prend position sur des grands sujets, cela n’existe pas. L’Église a un langage totalement contradictoire : sur le mariage pour tous, les réserves éthiques, l’immigration, ce n’est pas la même idéologie qui s’exprime à chaque fois, et donc il n’y a pas une pensée de l’Église qui pourrait s’incarner.
Et comment voyez-vous, alors, l’avenir de l’Église ?
Je n’ose pas le dire parce que j’imagine très bien un schisme quand je vois que ce clivage va diviser vraiment. Il y aura une Église très identitaire qui va rejoindre l’Église des années 50, et puis il y aura des chrétiens qui vont se répandre dans le monde, avec la naissance, probablement, de petites communautés, mais avec un risque évangélique très fort. Je ne suis pas très optimiste, mais en même temps, je me dis, « de toute façon, c’est l’Esprit qui décide, et peut-être qu’il décide cela », que deux mille ans, cela suffit.
Donc sur l’état de l’Église, vous n’êtes pas plus optimiste que nous ?
Je ne suis pas pessimiste non plus, je pense qu’on doit en passer par là. Quelle est l’Église latente qui est en train de se faire ? Comment trouver un moyen pour que tout cela s’exprime, et que du coup les gens aient envie de se rencontrer autour de cette intuition : « voilà comment on voudrait vivre l’Église aujourd’hui ». Actuellement, ce n’est pas possible parce que, dès que quelqu’un prend la parole, comme l’Église est très clivée, immédiatement, une salve lui tombe dessus. Pour moi, cela demanderait un certain nombre de pastorales qui soient plus périphériques.
Moi, j’ai fait l’option de la culture, je suis artiste. Par ce biais-là, il y a quelque chose qui se construit vraiment. À l’occasion de la fête de la musique, ici, à Saint-Eustache, depuis plus d’une dizaine d’années, il y a un festival de trente-six heures et cela a été un gros succès, y compris un succès ecclésial. L’Église était pleine tout le temps. C’est un moment où l’Église se met à la périphérie et, tout d’un coup, elle se remplit. Est-ce que cela ne serait pas une question à se poser ? Est-ce que cela se passe comme cela simplement parce que l’Église n’est pas au bon endroit ?
Sur la liturgie, que pensez-vous de ce qui se fait actuellement dans les églises ?
Il y a deux facteurs dans la liturgie : elle doit exprimer ce que les gens vivent, et ce à partir de quoi ils ont envie de prier. Que ce soit porté le plus près possible des gens qui le vivent, et donc que les laïcs aient une part importante, et une expression directe. L’autre aspect, c’est qu’elle soit compréhensible par quelqu’un qui n’est pas de la communauté. Que quelqu’un qui entre dans une église, alors qu’il y a une messe, comprenne ce qui se passe. Actuellement, c’est incompréhensible. On a toujours une liturgie qui est indéchiffrable.
À Saint Eustache, je trouve qu’on a une solution pas mauvaise du tout : c’est la place de la musique. Cela rend quelque chose de beaucoup plus communiquant, parce que par la musique, il passe une émotion très forte.
Je crois que la liturgie est encore un secteur possible d’accueil et de communication pour l’Église, à condition qu’elle soit portée par une communauté. Mais la recherche liturgique est arrêtée. Les choses sont figées dans le bronze et ne peuvent pas bouger, actuellement. Ce qui est une des raisons de la désaffection des jeunes. L’Église n’est pas à la bonne place, et la liturgie en est un exemple.
Vous avez évoqué la structure de la famille, voyez-vous là quelque chose qui nous relie à mai 68 ?
Je reprends ma question : quels sont les endroits où l’Église doit se positionner ? Pour moi, c’est les nouvelles formes de famille, parce qu’on est dans une société où on voit l’éclatement des types familiaux, pas l’éclatement des familles, mais des types de famille. Les familles monoparentales, dans Paris, c’est quand même 10%, l’Église passe complètement à côté ; les familles recomposées, l’Église passe complètement à côté. On ne va pas changer la société, et construire une société idéale dans laquelle tout d’un coup, l’Évangile deviendrait évident, non ! C’est l’Évangile, qui, dans une société bizarre, détruite, compliquée, trouve son chemin et crée la communion. Je crois que c’est cela qu’il faut mettre en place. Mais l’Église institutionnelle, en général, ne l’entend pas.
Par exemple, la régularisation du mariage pour les couples de même sexe, c’était déjà une revendication de mai 68. Cela a pris du temps, mais c’est bien que cela prenne du temps parce que cela prouve que c’est porté par une population. L’explosion des structures familiales, c’est vraiment l’héritage premier de mai 68.
Dans le domaine artistique, de ce qui a pu se vivre en 68, quelles sont les traces les plus visibles ?
L’art contemporain : c’est un des rares domaines où il y a eu une rupture. L’évolution des mœurs, ce n’est pas une rupture, c’est ce qui se préparait et qui est apparu au grand jour. Au niveau artistique, il y a eu une rupture, c’est-à-dire que des artistes sont repartis de zéro. Dans mon domaine du cinéma, cela a été chronologiquement associé à l’invention de la vidéo qui s’est faite dans les années 70, et qui a explosé, avec l’image numérique. Dans les arts plastiques, cela a joué, avec le fait qu’ils peuvent s’exprimer autrement que par de la pierre, des toiles, et de la peinture. Cela a démarré à ce moment-là, rejoignant des intuitions beaucoup plus anciennes, celles de l’art africain ou des arts primitifs. Il y a eu une rupture à ce moment-là.
Au niveau musical, c’est la musique électronique : au moins les quatre cinquièmes des concerts qu’on a eus au cours des « trente-six heures », c’est de la musique électronique. Cela a été une rupture parce qu’on repartait de zéro, on a eu des instruments nouveaux et qui ont, d’année en année, progressé. Est-ce qu’il s’agit d’une évolution technologique ou d’une rupture culturelle ? Pour moi, c’est les deux, on a poussé dans ce sens -là parce que les artistes voulaient y aller.
Vous évoquiez tout à l’heure les trente-six heures de Saint-Eustache. Vous dites « l’Église était pleine ». C’est évidemment très bien que l’Église soit pleine, et que des jeunes soient dans l’Église, mais qu’en reste-t-il après ?
Cela dépend du point de vue auquel on se place. Ces jeunes-là, ils ne viendront pas à la messe dimanche. Mais pour moi, cela a une résonance très profonde, c’est pour cela qu’à Saint Merry, je suis allé très loin dans ce domaine-là.
Là encore, votre question, c’est « où est l’Église ? » Est-ce que ces gens qui viennent à un concert, pour vous, ce n’est pas l’Église ? Pour moi, c’est l’Église en germe. Il se passe quelque chose, et qui restera. Cela passe par la construction de son rapport à soi-même, aux autres. Pas forcément au niveau chrétien, mais au niveau humain.
Est-ce qu’il y a une différence entre un concert à Saint Merry et un concert à Bercy ou autre lieu profane
Tout à fait, oui. Parce que justement, ce n’est pas le même endroit. Il y a la perception que, « tiens, on fait cela dans une Église… » Cela donne plus de liberté. Les artistes, on leur donne moins de moyens techniques, mais plus de liberté humaine, un autre public. Et il faut que cela reste dans le domaine artistique, que l’Église ne cherche pas à récupérer. Ce qui se passe dans le monde, au niveau le plus profond, c’est-à-dire le niveau culturel. Nous aidons la musique contemporaine à progresser, et cela donne une vision de l’Église où là, pour moi, elle est à sa place. Pas pour rassembler le maximum de monde, mais à sa place pour faire progresser l’humanité.
Notes :
[1] Centre Pastoral Halles-Beaubourg, en l’église Saint-Merry
[2] La télévision et la « radio d’État » étaient contrôlées par le pouvoir, ce sont les « radios périphériques », et notamment Europe n°1, qui assuraient l’information, y compris pour les acteurs sur le terrain. (NDLR)
[3] Fondateur du Centre Richelieu, il en fut éloigné à la suite d’un conflit avec le Cardinal Feltin, alors Archevêque de Paris, au sujet de la JEC, et nommé au Sacré Cœur. JM Lustiger lui succéda au Centre Richelieu (NDLR).
Source : Revue Réseaux du Parvis n°88 (Voir la présentation du numéro 88)
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Que c’est bon de lire, d’écouter Jacques Merienne !
Cela fait avancer la réflexion, cela grandit .
Merci à lui, merci a ceux qui nous permettent de le lire.
Annie Grazon