Après 60 ans d’intégration, la dislocation ?
Par Bernard Cassen
Dès 1951, dans le traité instituant la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), les six États signataires – République fédérale d’Allemagne (RFA), Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas – se déclaraient « déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Cette formulation a été reprise par les mêmes signataires dans le traité de Rome de 1957 créant la Communauté économique européenne (CEE) – devenue Union européenne (UE) en 1993 – puis dans tous les traités européens ultérieurs. Le moins que l’on puisse dire est que, sur la plupart des grands dossiers, le paysage qu’offre aujourd’hui l’UE est davantage celui de la désunion que celui de l’union. Et cela aussi bien entre États qu’au sein de ces États. Le Brexit en est un révélateur emblématique, et ce n’est pas le seul.
En 1973, l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE a constitué une étape capitale dans la structuration et l’intégration de l’espace européen. Elle a en effet ouvert la voie à de nouveaux élargissements, d’abord à d’autres États de l’Europe occidentale puis, après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, à l’incorporation des pays baltes et des États d’Europe centrale et orientale satellites de Moscou. En passant de 6 à 28 membres, l’UE n’a pas pour autant modifié son architecture institutionnelle et n’a fait qu’étendre – en fait imposer – à de nouveaux territoires les dogmes libéraux de la concurrence et du libre-échange déjà gravés dans le marbre du traité de Rome. En rejoignant l’UE, les gouvernements britanniques successifs – travaillistes ou conservateurs – n’ont pas eu à accepter le moindre compromis idéologique, car paradoxalement, l’Europe actuelle est une Europe britannique, une Europe libérale. Alors pourquoi, en juin 2016, les électeurs d’outre-Manche se sont-ils majoritairement prononcés pour la sortie de l’UE, le Brexit, qui provoque une crise existentielle de l’UE ?
Les motifs de ce vote sont, pour partie, le rejet des politiques ultralibérales du gouvernement conservateur de David Cameron, tant il est vrai que, lors d’un référendum, l’électeur répond parfois moins à la question posée qu’à celui qui la pose. Mais ils tiennent également au sentiment de dépossession éprouvé par de larges secteurs de l’opinion publique qui s’inquiètent des transferts de compétences du Parlement de Westminster vers la Commission (non élue) de Bruxelles. Le mot d’ordre « reprendre le contrôle » de son propre destin, selon la formule utilisée par les partisans du Leave (sortie), s’est parfois appuyé sur des arguments démagogiques, mais il a été efficace dans un pays très attaché aux prérogatives du Parlement.
Le Brexit n’est pas un phénomène isolé dans l’UE. L’heure n’y est plus à une dose accrue de fédéralisme, comme le souhaitait Emmanuel Macron pour la gestion de l’euro (un ministre des finances et un budget uniques, ainsi qu’un Parlement de la zone). Au contraire, les fissures apparaissent dans les structures communes actuelles, conjoncturellement dues aux chocs provoqués par des politiques migratoires divergentes : les pays du Groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie), rejoints par les nouveaux gouvernements autrichien et italien, sont dans un état de quasi-dissidence sur cette question centrale ; de plus, à Rome, le gouvernement de Giuseppe Conte maintient sa revendication de sortie de l’euro ; dans la majorité des États membres, l’extrême droite est en progrès et utilise le climat que résume le slogan « Dégage ! » pour promouvoir des politiques nationalistes et xénophobes. Les conditions sont ainsi réunies pour une dislocation de l’UE soixante ans après sa naissance. En mai 2019, les scores réalisés par les listes « illibérales » et d’extrême-droite lors de l’élection du Parlement européen diront si cette hypothèse peut ou non devenir une réalité.
Source : http://www.medelu.org/Apres-60-ans-d-integration-la
Illustration : Theophilos Papadopoulos