La foi rayonnante de Dietrich Bonhoeffer (IV)
Rose-Marie Barandiaran – José Arregi
(Suite (et fin) de la série d’articles La foi rayonnante de Dietrich Bonhoeffer [I], La foi rayonnante de Dietrich Bonhoeffer [II] et La foi rayonnante de Dietrich Bonhoeffer [III])
Rose-Marie Barandiaran : Notre travail d’homme, selon Bonhoeffer, « n’est pas un problème religieux : c’est de vivre joies et souffrances à la suite de Jésus. Intérioriser, interroger sa conscience morale, fuir l’individualisme et l’autosatisfaction que nous offrent les œuvres pieuses et la recherche du salut. »
« Notre travail d’homme, c’est la foi. » Comment interpréter cette affirmation ?
José Arregi : Je le résumerais en disant : pour Bonhoeffer, l’ultime, le véritable être ou destin du monde et de l’humanité est de vivre et d’assumer le destin de Jésus, du « Christ ». Mais on pourrait aussi dire l’inverse, bien que le pasteur théologien n’ait pas proposé explicitement cette formulation : « l’être et le destin de Jésus ou du « Christ » consistaient à réaliser et à accomplir l’être et le destin du monde, l’être et le destin de l’être humain dans le monde. Être « monde » c’est être en relation, former un seul corps harmonieux en devenir religieux. Et être « humain », c’est être fils et fille, sœur et frère, devenir un prochain, recevoir et se donner, et aussi trouver la santé et le salut, la béatitude ou la joie de vivre. La cosmologie, l’anthropologie, la christologie, la théologie… ne sont pas des réalités juxtaposées ou des couches superposées : elles constituent une seule Réalité avec une âme. Et, en soi, cette Réalité n’a rien à voir avec une quelconque religion : avec des credo, des cultes, des espaces et des personnages « sacrés », des esprits, des dieux, des cieux et des enfers de l’au-delà… autant de créations culturelles humaines, pour le meilleur et pour le pire.
Je note au passage : pour Bonhoeffer, la différence entre le Jésus historique et le « Christ de la foi » est sans importance. Pour de nombreux chrétiens et théologiens d’aujourd’hui, dont je fais partie, « Christ » est, indépendamment de la littéralité des dogmes, le nom chrétien traditionnel de la plénitude humaine libérée, voire le nom de la création libérée, de la fraternité-sororité universelle des vivants ; quant à l’homme particulier Jésus de Nazareth, il est la semence et l’avant-goût, le témoin ou le martyr et le prophète précurseur, ni unique, ni parfait, de la plénitude christique, l’horizon de notre vie.
Pour Bonhoeffer (et pour moi), être Christ signifie « être pour les autres », ou plutôt être de, par, avec et pour les autres. Et c’est finalement ce que signifie être une personne humaine, ou un rouge-gorge, une plante, une galaxie ou un trou noir… Être de, avec et pour, et se donner jusqu’à la mort. C’est ce que Jésus a fait ; Il s’est donné et a été crucifié. Mais mourir en se donnant, c’est vivre, c’est ressusciter à une vie qui ne meurt pas, à la vie qui bat dans tout ce qui est, de la particule aux univers sans fin. Comme Jésus. Comme tous les êtres qui forment un seul corps : le monde.
Le « travail » ou la « mission » du chrétien consiste à vivre les joies et les souffrances de la vie humaine dans le monde avec Jésus, comme Jésus. Mais aussi vice-versa : « l’œuvre » ou la « mission » du Jésus particulier ou du « Christ universel » est de se réjouir des joies des humains et de supporter leurs tâches ou leurs douleurs, de vivre accablé par le poids du monde et animé par « la matière » qui est au fond une pure énergie, dont on ne sait pas ce qu’elle n’est ni d’où elle vient, mais d’où émergent sans cesse de nouvelles formes d’être et de vie. C’est ainsi que Dieu est ou n’est pas « du monde ».
Notre tâche chrétienne est unique et double, dit Bonhoeffer : « prier et faire la justice », et ces deux tâches sont « du monde ». Il ne s’agit pas de deux activités parallèles et consécutives. Prier ne consiste pas à adresser des demandes à une divinité pour obtenir de l’aide, ni se réfugier en soi-même. Prier c’est respirer et être pleinement, exprimer et déployer pleinement son être, se rencontrer pleinement avec soi-même et avec tous, avec et dans la justice et la paix de tous.
Faire justice n’est pas une simple action, c’est agir et vivre en incarnant avec risque et liberté, solidairement et joyeusement, notre être véritable, l’inspiration profonde de notre source intérieure. Voilà ce qu’est le « Christianisme non religieux ».
Notre « œuvre humaine est la foi », mais la foi n’a rien à voir avec les croyances, religieuses ou autres. C’est la confiance qui émane des profondeurs du monde, qui nous permet de vivre pleinement – dans un cadre religieux ou non – nos tâches et nos fêtes, nos succès et nos échecs, nos joies et nos peines, nos certitudes et nos interrogations et nous permet de nous jeter « dans les bras de Dieu » avec « Dieu » ou sans « Dieu » …
RMB : j’ai envie d’ajouter, suite à ce que vous venez de dire, José : la foi c’est être « devant Dieu sans Dieu » (Bonhoeffer) et encore, la foi c’est « être debout ». Ce n’est qu’en étant debout que l’on peut avancer soi-même et avec les autres et pour les autres.
Jésus sera le « dernier » et « ses paroles ne passeront pas ». Il nous reste à vivre « l’avant-dernier » et nous voyons combien ce temps, aujourd’hui, est difficile et risque de durer. Comme Bonhoeffer en a témoigné jusqu’à son dernier soupir : « Ne pas oublier que nous sommes terrestres, la mort et la résurrection déjà présentes en nous ».
JA : « Dernier et avant-dernier » … Ce sont des catégories qui servent à situer des objets ou des évènements ou nous-mêmes, dans les données spatio-temporelles du monde. Si ces coordonnées ne sont pas applicables à la réalité intra-atomique, combien moins à ce qui constitue notre être profond qui ne fait qu’un avec l’être profond de tous les êtres ! L’ultime se vit et se joue dans l’avant-dernier, dans l’espace et le temps de notre histoire, dans notre forme terrestre, mais il n’est pas limité par l’espace et le temps. Notre être profond est éternel.
Éternel dans notre monde visible. L’éternité n’est pas ce qui dure sans fin ni ce qui commence après le temps ; la vie éternelle est la vie dans la béatitude, la vie comme une grâce à recevoir et à donner. Une vie qui ne naît ni ne meurt. La « vie divine » en toute chose, la vie véritablement humaine ou le souffle ou l’esprit cosmique de la vie. Les chrétiens l’appellent la vie christique, et nous la célébrons incarnée dans la figure de Jésus, à la fois un homme particulier et un symbole christique universel.
Donner la vie dans notre finitude ouverte sur l’infini, au milieu de nos misères et de nos grandeurs, de nos joies et de nos peines : voilà ce qu’est la résurrection. Nous sommes ressuscités dans la vie comme Jésus a été ressuscité dans sa vie libre et donnée, dans sa compassion guérissante, dans son partage ouvert, dans sa liberté, dans la solidarité. La vie est transformation incessante dans chaque battement de cœur et chaque respiration. Quand cessent les battements de cœur et le souffle, la vie terrestre atteint son point culminant et s’ouvre à la grande transformation : notre souffle devient un avec le Souffle, notre vie avec la Vie. Nous l’appelons mort, mais c’est la Pâque, le passage final de cette forme que nous sommes vers la plénitude sans forme dans toutes les formes, un processus qui s’étend de ce que nous appelons matière-énergie à ce que nous appelons la vie, dans toutes les formes de vie. Un processus à la fois terrestre et cosmique qui, dans les profondeurs, transcende les mesures étroites de l’espace et du temps. Chaque jour est le début de la création et la fin du monde régi par un pouvoir injuste. Matière vivante, aimante, nous marchons dans la grande communion cosmique vers l’Amour, vers la plénitude de la Vie au-delà des limites de notre amour blessé, de notre vie limitée.
Un témoin des derniers instants de Dietrich Bonhoeffer raconte que ses derniers mots, dans la cour du camp de concentration de Flossenbürg, alors qu’il marchait nu vers la potence à l’âge de 39 ans, furent « C’est la fin : pour moi, c’est le début de la vie ».
RMB : Jean de La Croix aurait dit : « Un grand amour m’attend ». Aujourd’hui, pour nous chrétiens engagés à la suite du Christ, cela semble aussi être la fin. Le danger actuel rejoint de plus en plus celui de l’époque du Pasteur martyr : « Le populisme chrétien » qu’il voyait venir « comme un saut périlleux arrière dans le Moyen-Âge » clame sa haine de l’autre, sa recherche incessante de boucs émissaires.
Bonhoeffer invitait l’Église à se soucier du Christ plus que d’elle-même. Inutile de pleurer sur l’athéisme grandissant, sur la pratique peu nombreuse… Il faut, comme le relaie Joseph Moingt « se dépouiller de la religion » comme d’un vieux vêtement…
Personnellement, je souhaite que l’Église regarde en face ses déviations monstrueuses et ses lâchetés pour pouvoir s’élancer autrement…
Dietrich Bonhoeffer a préparé le terrain pour qu’aujourd’hui des théologiens, comme vous, José, puissent pousser plus loin leur réflexion sur Dieu. Par cet échange vous venez de démontrer que vous vous consacrez à cette tâche et je vous en remercie infiniment.
Le mot de la fin pour le théologien :
J A : Personne, pas même Dietrich Bonhoeffer, n’a le dernier mot, même s’il arrive un moment pour chacun d’entre nous où nous cessons d’être maîtres de notre souffle et où notre voix qui continue à résonner dans toutes les voix, s’arrête. Le dernier souffle que le prophète martyr a rendu prématurément inspire de nouvelles paroles qui prolongent la prophétie de son martyre.
Si seulement il avait pu prolonger sa vie et continuer à développer son discours théologique pendant les décennies de 40 à 90 du 20e siècle, lorsque l’Europe s’est engagée en masse sur la voie du dépassement d’une spiritualité et d’un christianisme ancrés dans des catégories religieuses inintelligibles et inutiles ! En mai 1944, il écrit : « Les mots anciens doivent se flétrir et devenir muets ». Il a été réduit au silence, mais l’écho de ses paroles et de son silence continue de résonner. Et c’est à nous et à ceux qui nous suivent – s’il y en a – de prolonger son témoignage de martyre, sa prière et son œuvre de justice au-delà de la parole, mais aussi de sa parole, de sa réflexion théologique. C’est à nous de risquer notre propre parole, toujours avant-dernière.
Nous avons plusieurs décennies de retard sur les dernières paroles de Bonhoeffer qui voulait rattraper les siècles de retard de l’Église qui se réclame de Jésus. Karl Barth, le théologien le plus remarquable et le plus influent des Églises protestantes des années 40 et 60 a été déconcerté par la théologie du regretté Bonhoeffer, par son appel à un christianisme non religieux. Il s’est élevé contre lui et ceux qui ont osé prendre sa place (Harvey Cox, Vahanian, Robinson, Van Buren, Altizer, Tillich…). Toutes les Églises étaient ouvertes à certaines réformes institutionnelles, mais restaient attachées aux significations traditionnelles des dogmes fondamentaux.
La fidélité à la Terre, à l’Évangile de Jésus et au témoignage de Bonhoeffer, exige une transformation plus profonde que toute autre dans l’histoire du christianisme ; L’Évangile, l’humanité, la terre et l’écho des paroles du pasteur théologien exigent de réinventer un « christianisme areligieux » dans et pour un monde areligieux : réinventer Dieu au-delà du théisme ; redécouvrir Jésus comme Christ au-delà du sens littéral des dogmes ; réapprendre à lire toute la Bible au-delà de la lettre ; réimaginer une Église au-delà de tous ses piliers religieux, patriarcaux et cléricaux.
Peut-être est-il déjà trop tard pour entreprendre cette révision théologique et institutionnelle radicale et pour que les Églises « priant et faisant justice », soient vraiment le ferment d’un monde nouveau ? Elles ne possèdent plus la masse sociale nécessaire pour le faire. Mais à court et moyen terme, je ne vois pas d’alternative pour ce qui reste des communautés chrétiennes : soit essayer, soit se résigner à devenir un ghetto culturel et une relique de musée. Dans ce cas comme dans l’autre, le Souffle de la Vie continuera à animer le cœur de la Terre, de l’humanité, de l’univers tout entier.
https://josearregi.com/fr/la-foi-rayonnante-de-dietrich-bonhoeffer-iv
(Publié dans GOLIAS Magazine nº 211, Juillet-Août 2023, pp. 29-34)