« Les fidèles ont l’impression que l’Église fait face à un danger énorme »
Par Bernadette Sauvaget
À l’occasion de la Conférence des évêques qui se déroule à Lourdes jusqu’à vendredi, Céline Béraud, sociologue, décrypte l’état d’esprit qui règne dans les milieux catholiques déjà affaiblis.
Réunis jusqu’à vendredi pour leur assemblée générale de printemps à Lourdes, les évêques français ont pour mission de débattre et de réfléchir sur leur action auprès des jeunes. Nul doute qu’ils en parleront. Mais les questions urgentes sont ailleurs. Au premier rang desquelles, la lutte contre la pédophilie après le sommet mondial qui s’est tenu à la fin février au Vatican. Mais surtout, depuis le début de l’année, le catholicisme français, déjà affaibli par la sécularisation, traverse de grands tourments, ébranlé en profondeur par la crise des abus sexuels. Le cas du cardinal Philippe Barbarin, condamné à six mois de prison avec sursis pour non-dénonciation d’actes pédocriminels sur mineurs – mais qui a fait appel et vient d’engranger à nouveau un soutien marqué du pape François qui a refusé sa démission -, suscite d’intenses débats dans les milieux catholiques. À l’échelle de l’Église, l’affaire est même mondiale. L’archevêque de Lyon, au sort incertain, ne devrait pas être présent à Lourdes. Tout comme le nonce apostolique Luigi Ventura (l’ambassadeur du pape), lui-même sous le coup de quatre plaintes pour agressions sexuelles…
Dans ce contexte délicat, voire déliquescent, l’épiscopat français doit se choisir de nouveaux patrons, notamment un président. Parmi les « papabilables » figurent Éric de Moulins-Beaufort, qui vient de prendre la tête du diocèse de Reims, Dominique Lebrun, l’archevêque (très conservateur) de Rouen, et Laurent Ulrich, l’archevêque de Lille, ancien vice-président de la Conférence des évêques de France (CEF). L’avenir est quoi qu’il en soit délicat… Pour la sociologue de l’EHESS et spécialiste du catholicisme Céline Béraud, l’enjeu se situe désormais dans la crise du pouvoir qui se joue au sein de l’Église.
Comment réagissent, en France, les milieux catholiques face aux scandales d’abus sexuels à répétition qui frappent leur institution ?
Les fidèles se sentent très déstabilisés. La crise des abus sexuels s’ajoute au constat qu’ils dressent depuis longtemps, à savoir que l’Église catholique est en déclin en France. Ils voient qu’il y a de moins en moins d’enfants au catéchisme et que les églises se vident. Cette vague énorme de scandales arrive dans ce contexte où les catholiques se vivent déjà comme devenant une minorité. Certains d’entre eux estiment en outre que l’institution et sa hiérarchie leur ont menti. Ce sentiment existe chez des catholiques pratiquants, très attachés à l’Eglise mais dans laquelle ils n’ont plus confiance.
Je perçois aussi de la colère. Les fidèles ont l’impression que l’Église fait face à un danger énorme et n’hésitent pas à se référer à des moments historiques tels que la Réforme protestante du XVIe siècle. À l’extérieur, leurs réseaux amicaux et professionnels les interpellent pour qu’ils rendent des comptes sur ces abus sexuels. Et ils sont désemparés pour trouver les mots permettant d’en parler.
Il y a eu, semble-t-il, un basculement depuis le début de l’année. Qu’en pensez-vous ?
Le contexte était déjà là. Mais il y a eu, c’est évident, une accélération en février-mars avec la sortie du film de François Ozon, Grâce à Dieu, que beaucoup de catholiques sont allés voir, la publication du livre Sodoma de Frédéric Martel au sujet de l’homosexualité au Vatican, les suites du procès du cardinal Barbarin, le sommet sur la pédophilie au Vatican et le documentaire d’Arte sur les abus sexuels commis à l’encontre de religieuses qui a beaucoup frappé les esprits, mettant en cause notamment les Frères de Saint-Jean, une congrégation religieuse qui a incarné le renouveau catholique pendant les années 80 et 90.
Les scandales qui frappent l’Église catholique tournent autour de la sexualité. Pourquoi ?
Depuis une quarantaine d’années, son discours a été axé sur les questions de morale sexuelle. L’Église catholique, en la matière, posait une grande exigence. Elle se disait même prophétique. Mais les comportements qui viennent d’être dénoncés à travers la crise de la pédophilie et les abus sexuels à l’encontre des religieuses constituent autant de contre-exemples délétères. Il me semble même que si le cardinal Philippe Barbarin a autant cristallisé sur sa personne les critiques relatives au silence des autorités ecclésiales par rapport à des affaires dont elles avaient connaissance, c’est parce que lui-même s’est placé à la tête de combats qui concernaient la morale sexuelle.
Que demandent, selon vous, les catholiques pratiquants ?
Ils veulent débattre, s’exprimer, prendre la parole ! La plupart des fidèles jugent insuffisant ce qui leur a été proposé jusqu’à maintenant, c’est-à-dire des prières et des célébrations pour les péchés de l’Église ou les prêtres qui ont fauté. Ils ont aussi cette exigence qu’il faut se tourner vers la justice civile, que les cas soient traités comme ils doivent l’être.
Mais je perçois quelque chose de plus profond : une remise en cause des modalités d’exercice de l’autorité dans l’Église, une libération de la parole sur la question du rapport entre prêtres et laïcs, sur la place des femmes au sein de l’institution, y compris dans la hiérarchie. Pour moi, qui travaille sur ces questions depuis une vingtaine d’années, c’est très inattendu. J’avais entendu ces questionnements, mais seulement aux marges du catholicisme, dans des groupes qui avaient pris leurs distances avec l’Église et non pas parmi des fidèles qui demeurent attachés à leur institution.
Est-ce que cela signe le déclin de la Manif pour tous et des mouvements conservateurs très présents sur le devant de la scène depuis 2012 ?
Ce qui se passe actuellement donne à voir la pluralité interne du catholicisme. Les mouvements conservateurs ne sont pas ceux qui prennent actuellement la parole. Depuis les débats sur le mariage pour tous, ils avaient pourtant confisqué le discours catholique. La crise des abus sexuels est une opportunité – et non pas une instrumentalisation, que ce soit clair – d’entendre d’autres voix qui avaient été étouffées depuis les années 80 et 90.
La formation des laïcs permet une compréhension spirituelle et théologique de la FOI, de la croyance et de la religion ; un exemple : la définition du “péché” a été dogmatisé par l’Église alors qu’il ne l’est pas dans la langue hébraïque ; cette langue possède plus d’une quarantaine de mots pour parler du “péché” ; en procédant à “l’ordination du multiple à l’un” (= un seul mot pour dire une diversité d’erreurs, fautes, égarements, crimes, mensonges, etc.) la gravité du “péché” n’apparaît pas à son juste (justesse et justice) niveau.