Entretien avec Sœur Véronique Margron, responsable de la lutte contre les abus dans l’Église
Par Élisabeth Auvillain
Sœur Véronique Margron est religieuse dominicaine et prieure provinciale des Sœurs de Charité Dominicaines de la Présentation de la Sainte Vierge. Théologienne et spécialiste en théologie morale, elle a été doyenne de l’Université catholique de l’Ouest à Angers, et elle est aujourd’hui présidente de la CORREF (Conférence des religieux et religieuses de France). La CORREF a pour objectif de renforcer les liens entre les communautés, dans l’espoir d’atteindre une communion plus profonde entre différentes institutions, encourager les membres à écouter et à prêter attention aux défis et aux questions du 21e siècle et apporter un soutien entre les générations de religieux et religieuses.
Selon les sources de la CORREF [1], il y a en France 20 584 religieuses, dont 2 411 étrangères, réparties dans 315 communautés, et 5 989 religieux, dont 681 étrangers. La CORREF compte également 1 079 moines et 3 038 femmes dans des ordres contemplatifs.
Véronique Margron a écrit plusieurs livres. Son dernier, Un moment de vérité, traite de la crise de la maltraitance dans l’Église catholique.
Les révélations récentes d’abus sexuels et spirituels de religieuses par des prêtres ont choqué par leur ampleur. Le documentaire « Religieuses abusées : l’autre scandale de l’Église » diffusé le 5 mars par la chaîne de télévision publique franco-allemande ARTE, a été un choc pour de nombreux téléspectateurs, y compris catholiques. Étiez-vous au courant de ces abus ?
Nous savions que de tels comportements existaient. Mais nous n’étions pas du tout conscients de l’ampleur de ces ignominies. Nous découvrons qu’il y a, d’une part, des cas individuels – d’abus sexuels, par exemple, comme le cas d’une carmélite violée par un prêtre de sa communauté – et, d’autre part, un problème systémique réel. Ces complicités organisées ont été mises en place comme de vrais systèmes. Il existe une loi du silence, une omerta mise en place. Cela a été le cas dans les nouvelles communautés et il est plus difficile d’en être conscient.
Comme nous le disons dans la déclaration que nous avons publié lors de la présentation de ce programme : « Là où nous, dirigeants de l’Église, avions pour tâche, au nom du Christ serviteur, de protéger les enfants et les personnes vulnérables, de soutenir la conscience, la dignité, la liberté et l’espoir de ceux qui, confiants, ont rejoint la vie religieuse, nous avons échoué collectivement. C’est un malheur autant qu’un scandale qui n’est pas excusable. Il est important pour nous de nous impliquer ici et partout pour que cela ne puisse pas continuer. »
Que pouvez-vous faire pour prévenir ces abus ?
Nous avons écrit à toutes les communautés religieuses membres de la CORREF, soit environ 90 % d’entre elles, pour attirer leur attention et les exhorter à dénoncer fermement les abus, à écouter les victimes et à prendre, le cas échéant, les mesures nécessaires.
La difficulté est qu’il n’existe pas de véritable contrôle externe des institutions religieuses. Elles sont autonomes. C’est une force pour proclamer l’Évangile car leurs structures flexibles leur permettent de s’adapter à différentes cultures et situations. Mais à un moment d’abus potentiel, cette flexibilité se retourne contre les membres les plus fragiles de la communauté.
Les congrégations diocésaines sont visitées par leur évêque. Mais on peut penser que cela ne suffit pas pour détecter les abus ; sinon, ce serait déjà fait. Les congrégations internationales dépendent de Rome. C’est au siège de ces congrégations à Rome que des abus peuvent et doivent être signalés. Mais malheureusement, quel que soit l’engagement des autorités, les enquêtes peuvent prendre du temps. Enfin, certaines communautés plus récentes peuvent échapper à l’attention, car elles ne sont pas des instituts officiels de la vie religieuse.
Cependant, une fois la violence prouvée, il n’est pas facile d’obtenir une condamnation pénale, comme on le voit ailleurs en ce qui concerne la violence à l’égard des femmes en général. Il est déjà assez difficile pour une femme victime de violence de porter plainte. C’est encore plus difficile pour une religieuse. Le tabou est encore plus lourd, de même que le sentiment de honte.
En outre, les sœurs envisagent rarement de saisir les tribunaux canoniques, qui, jusqu’à présent, ont principalement traité des demandes en annulation de mariages.
Nous devons mieux informer les victimes, les aider à porter plainte, mais aussi mieux éduquer les membres de la communauté. La CORREF organise des sessions de formation pour religieux et religieuses dans des domaines aussi variés que la gestion financière de leur communauté, la communication ou, en cas de maltraitance, des sessions de formation pour comprendre les mécanismes de forte influence sur une personne.
Est-il possible de détecter des signes d’abus et de les prévenir ?
Il y a des indices. Par exemple, si une religieuse est malade et n’a pas le droit de voir un médecin. Cela pourrait être dû au fait que cela coûterait de l’argent à la communauté si la sœur n’était pas inscrite à l’assurance maladie, ce qui est exigé par la loi en France, où tout le monde a droit à une couverture médicale de base. Ce serait un signe que quelque chose ne va pas dans la gestion de la communauté.
Autre exemple : si une sœur n’est pas autorisée à saluer ses parents à la fin de la messe, à laquelle elle a assisté avec sa communauté. C’est inacceptable. Ces détails sont des signes de maltraitance psychologique, d’un possible excès de contrôle sur la vie des sœurs.
Les questions d’argent jouent également un rôle. Les sœurs peuvent se retrouver dans de véritables privations matérielles, parfois culpabilisées par une supérieure qui ne veut pas qu’elles dépensent de l’argent, même pour les nécessités de la vie, ou qui sollicite des dons. Elles peuvent devenir la proie d’un prêtre prêt à payer pour des faveurs sexuelles.
Il est difficile de comprendre comment les sœurs peuvent obéir à des demandes telles que les faveurs sexuelles des prêtres. Comment pouvez-vous expliquer ça ?
C’est toujours un long processus. Les prédateurs choisissent leurs victimes qui ont des vulnérabilités à un moment donné. Un lien de confiance est établi. Souvent, les nonnes vivent dans des conditions telles qu’elles sont constamment épuisées : surcharge de travail, peu de repos, absence de traitement en cas de maladie. Tout cela peut affaiblir le jugement d’une personne. C’est le même mécanisme que celui d’une secte.
L’obéissance doit exister, mais vient après un processus de dialogue véritable et ne doit jamais aller à l’encontre de la conscience de la personne. C’est une obéissance libre et non une soumission servile. Quand il y a abus de pouvoir, spirituel ou sexuel, on parle de contrainte, pas d’obéissance.
Il n’y a pas de dialogue dans les communautés où des abus ont été constatés. Souvent, ces communautés ne lisent pas et n’étudient pas les Écritures. Elles écoutent la parole du fondateur, devenu un véritable gourou, comme dans une secte.
Une autre question se pose : comment les prêtres prédateurs considèrent-ils le corps des femmes ? Ils ne voient pas ces femmes comme des personnes, mais comme des éléments à leur disposition, y compris lorsque ces religieuses se retrouvent enceintes et sont obligées d’avorter, même si nous sommes conscients de la condamnation de l’église dans ce domaine.
Quelles actions concrètes entreprenez-vous pour aider les victimes ?
Je rencontre celles qui sont en France et qui ont été maltraitées en France. Il est essentiel qu’elles puissent d’abord s’exprimer et parler de ce qu’elles ont vécu. L’UISG [Union internationale des supérieures générales] a clairement indiqué que toutes les sœurs victimes de violence pouvaient être entendues en toute sécurité, sachant qu’elles seraient écoutées, accompagnées et protégées.
Lorsqu’une sœur maltraitée décide de quitter une communauté, elle se sent souvent très seule et très pauvre, surtout si elle n’a pas de famille proche. Nous devons voir avec sa communauté comment l’aider et lui permettre de vivre décemment et en toute sécurité. C’est une obligation.
Ces abus ne posent-ils pas la question du statut du prêtre ?
La question de la place du clergé et celle des laïcs sont au cœur de cette crise. Les reportages révélant les exactions commises à l’encontre de religieuses témoignent de causes internes à l’Église, telles que le pouvoir des prêtres, la sacralisation de leur personne, une idée de l’obéissance dégradante exigée des religieuses et un fond de machisme.
La formation des prêtres est sûrement à revoir. Il y avait un manque de discernement. Certains jeunes hommes n’étaient pas assez matures ni prêts.
Quant aux religieuse, elles doivent être aussi de vraies adultes. Elles doivent avoir terminé leurs études, être autonomes avant d’être acceptées dans une communauté.
Malgré la douleur que nous ressentons tous à présent, nous devons remercier les journalistes pour leurs enquêtes, par exemple lorsqu’ils ont dévoilé des agressions sexuelles sur des enfants. Mais après le découragement, la colère et la honte, nous devons agir contre ces hommes qui vivent dans l’impunité, contre toutes les complicités.
Je ne sais pas si l’ordination des femmes devrait être discutée maintenant. Pour le moment, nous devons réfléchir à la place des clercs et des laïcs dans l’Église. C’est le plus important.
Note :
[1] https://www.viereligieuse.fr/Les-responsables
Source : https://www.globalsistersreport.org/blog/q/equality/q-sr-véronique-margron-leader-religious-addressing-abuse-church-56033
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Voir aussi : Pédophilie : Véronique Margron estime que “l’Église est responsable”