Chili : Le vent tourne à Santiago
Par Régine et Guy Ringwald
En seulement une semaine, les choses ont bien changé pour l’Archevêché de Santiago. C’est d’abord l’acceptation, par le Pape François, de la démission, tant attendue, du Cardinal Ezzati, et l’arrivée immédiate d’un administrateur apostolique, Mgr Celestino Aos Braco. Il est porteur d’un espoir de changement total, et il réussit plutôt bien son entrée.
Mercredi 27 mars tombait la nouvelle du jugement dans la procédure de demande d’indemnisation qu’avaient introduite les trois victimes de Karadima [1] : l’archevêché est condamné pour avoir fait montre de négligence dans le traitement de leurs plaintes. Pour les victimes, c’est une immense victoire, mais surtout c’est un cas de jurisprudence où l’Église est contrainte de reconnaître ses erreurs, et qui peut connaître des répliques ailleurs.
Un verrou a sauté, Aos affirme qu’une nouvelle direction est prise : un tournant pour l’Église du Chili, et peut-être au-delà. Mais il y aura bien des résistances à vaincre.
Devenue intenable, la présence à l’Archevêché de Santiago du Cardinal Ricardo Ezzati ne s’était que trop prolongée. Le Pape lui-même reconnaissait qu’il ne trouvait personne pour le remplacer, signe de l’état dans lequel se trouvent l’épiscopat et le clergé chiliens. Ezzati était démissionnaire depuis qu’en janvier 2015, il avait atteint l’âge limite de 75 ans, démission encore confirmée quand tous les évêques avaient ensemble remis leur charge à la disposition du Pape, en mai 2018. Mais là n’est pas l’important. Le Cardinal Ezzati est l’objet de poursuites pénales pour plusieurs cas de dissimulation présumée. Cela concerne les reliquats de l’affaire Karadima, un religieux mariste, l’ancien chancelier de l’archevêché accusé d’abus sur cinq enfants, et une affaire de viol dans une salle dépendant de la cathédrale, affaire qui date de 2015, mais refait surface après avoir été étouffée.
Une réprobation unanime
Son discrédit était tel qu’il ne pouvait plus vraiment exercer ses fonctions : il n’avait pas pu entonner le traditionnel Te Deum du 18 septembre [2], le Président de la République ayant fait savoir qu’il ne viendrait pas. Il n’avait pas pu non plus nommer un nouveau doyen de la faculté de théologie. Il était l’objet d’une réprobation unanime, confinant parfois au lynchage médiatique. Une Commission du Sénat a voté contre lui la déchéance de la nationalité chilienne qui lui avait été accordée [3] pour services éminents dans le domaine de l’éducation. L’histoire remonte en fait à son prédécesseur, François Xavier Errazuriz [4]. Celui-ci avait entretenu les meilleurs rapports avec le nonce, devenu ensuite Secrétaire d’État, Angelo Sodano, et par là, avec la haute société, et au-delà avec le monde politique, et avec… Karadima. Il est formellement accusé de l’avoir couvert. Il a d’ailleurs été appelé, lui aussi, à s’expliquer devant la Justice, au sujet d’une dizaine d’affaires. Or Ezzati a toujours été considéré comme l’ombre d’Errazuriz.
La démission acceptée
Jeudi 21 mars, la Cour d’Appel de Santiago rejetait la demande des avocats d’Ezzati de classer sans suite ses affaires. À partir de là, les événements se succèdent. Samedi 23, le Vatican annonce que le Pape avait accepté la démission du Cardinal Ezzati. Un administrateur apostolique est nommé : Mgr Aos Braco. Ezzati fait une dernière déclaration « J’ai la conscience absolument tranquille… j’ai été fidèle à ma promesse » (promesse que chaque accusation ferait l’objet d’une enquête). Il produit une lettre chaleureuse du Pape, datée du lundi précédent, ce qui lui permet de dire que la décision n’a rien à voir avec la décision judiciaire. Dimanche 24, Mgr Aos est en fonction, et célèbre à la cathédrale.
Mgr Aos Braco
Qui est Mgr Aos ? Âgé de 73 ans, Mgr Aos est Espagnol, et franciscain. Il réside au Chili depuis 1983. Il a été promoteur de justice au tribunal ecclésiastique de Valparaiso. Il est évêque de Copiapo depuis 2014. Copiapo est en plein désert d’Atacama, à 680 km au nord de Santiago.
À Valparaiso, il avait eu à connaître, en 2012, d’accusations de la part d’un séminariste, Mauricio Pulgar, contre un prêtre Jaime da Fonseca. Il n’avait pas considéré la plainte comme vraisemblable. Cependant, en 2018, le même Jaime da Fonseca était exclu de l’état clérical, sur les mêmes accusations. Mgr Aos se défend en précisant qu’à l’époque, le promoteur de justice avait des fonctions bien délimitées : « Je les ai remplies du mieux possible et ce n’est pas le promoteur de justice qui décidait des sanctions ». Reste que Pulgar maintient que Mgr Aos avait entravé la procédure.
On parle aussi d’un prêtre espagnol du diocèse de Copiapo, Antonio Vargas, accusé d’« attitudes inadéquates » envers des femmes et des mineurs. L’évêque Aos l’a renvoyé dans son diocèse d’origine, à Valence (Espagne). Certains soupçonnent une mutation de convenance. Mgr Aos s’en défend, disant qu’il l’avait renvoyé en Espagne pour des raisons de santé, et que le cas était traité par la Congrégation pour la doctrine de la Foi.
Malgré ces quelques ombres, de divers côtés, la tendance est à faire confiance, en espérant le changement radical attendu. Pour Juan Carlos Cruz, « tout est mieux que toute cette bande », état d’esprit qui semble largement partagé. Mgr Aos s’est employé, pendant la première semaine de son mandat, à envoyer des signes dans le sens d’un changement de cap et de style.
Des gestes significatifs
Lors de la célébration dominicale à la cathédrale, un groupe de femmes du mouvement « Mujeres Iglesia »[5] se sont réunies, l’une d’elles, Elizabeth Vega, portant une pancarte : « Ce sont des pasteurs que nous voulons, pas des patrones de fundo [6] ». À la sortie de la procession des célébrants, un diacre a bousculé cette femme et jeté au sol sa pancarte. Immédiatement, Mgr Aos est venu s’excuser, et a publié sur Twitter des excuses « pour cette attitude irrespectueuse et agressive… sur une personne qui manifestait pacifiquement ». Il a ensuite tenu à rencontrer cette personne ainsi que son mari.
Il a rendu visite aux « exclus », au Centre « Hogar de Cristo » [7]. Mgr Aos a aussi organisé une rencontre avec des prêtres victimes de Karadima, sur les lieux où se trouvait la paroisse « El Bosque » [8], et célébré une messe. Comme si on regardait enfin les choses en face. Il a aussi voulu rencontrer des jeunes femmes qui avaient été maltraitées à l’Université Catholique.
Il a réuni le personnel de l’Archevêché, à qui il a fait part de l’agenda de la semaine, annonçant son départ pour Rome, où il devait séjourner jusqu’au 11 avril. Mgr Aos a manifesté l’intention de demander au Pape la levée du secret pontifical pour plusieurs affaires concernant Santiago.
Le dénouement d’un long procès
Une semaine décidément riche en événements : mercredi 27 mars, arrivait à point nommé le dénouement d’un long procès. L’Archevêché de Santiago était condamné à verser aux trois victimes de Karadima, Juan Carlos Cruz, James Hamilton et José Andrès Murillo, la somme de 100 millions de pesos chacun (soit 130 000 euros).
Quand l’affaire Karadima est venue en justice, il a été reconnu coupable, mais les faits étaient prescrits. La dissimulation, du fait du Cardinal Errazuriz, avait parfaitement joué. Aucune condamnation n’avait pu être obtenue. Les trois plaignants ont alors lancé une action au civil pour obtenir une indemnisation de l’Archevêché. Ils accusaient les autorités ecclésiastiques de graves négligences, ayant conduit à ce que leur plainte n’ait pu être jugée par la juridiction civile, du fait de prescription.
Le jugement de première instance leur avait été défavorable, pour insuffisance de preuves, et avec un autre motif, plutôt curieux : l’Archevêché de Santiago ne représenterait pas l’Église catholique. Ils ont fait appel, en mars 2017, et là, deuxième étrangeté : en octobre 2018, le jugement avait été annoncé dans la presse, puis démenti [9]. Le jugement a donc été publié justement en ce moment. Ses attendus sont intéressants. Le tribunal considère que « le défendeur (l’archevêché NDLR), a été négligent, en des termes tels qu’ils peuvent être qualifiés comme caractéristiques d’une dissimulation qui constitue un délit civil ». Ces motifs pourraient s’appliquer ailleurs, car ils établissent la responsabilité de l’Église pour avoir agi « avec négligence », indépendamment d’une action positive de dissimulation. En l’occurrence, le tribunal reproche à l’Archevêché d’avoir omis de consulter le promoteur de justice. Au lieu de cela, le Cardinal Errazuriz avait interrogé qui ? L’évêque auxiliaire de Santiago, Andres Arteaga. Et qui est Andres Arteaga ? Un des évêques issus de la paroisse « El Bosque », dirigée par Karadima. Bien placé pour répondre que les accusations étaient invraisemblables.
Enfin, il apparaît que lors des tentatives de conciliation, l’Église avait reconnu des erreurs et omissions. Ce qui autorise Mgr Aos à dire que « la décision attribue à l’institution la responsabilité des erreurs que nous avons reconnues dès le début ». L’important est surtout qu’il a fait savoir sans tarder qu’il n’irait pas devant la Cour Suprême. Mgr Aos a tenu à préciser que les sommes à verser aux plaignants ne seraient pas prises sur les contributions des fidèles, ni sur les sommes versées comme dons à des œuvres, mais sur d’autres ressources de l’Église.
Étrange coïncidence
Quand la nouvelle de la démission d’Ezzati fut connue, de nombreux commentateurs ont fait le rapprochement avec la décision de la cour d’appel de ne pas classer sans suite son dossier. La lettre du pape, datée du lundi précédent, n’a guère ébranlé cette première impression. La publication du jugement, quatre jours plus tard, n’a fait que renforcer l’idée que tous ces événements sont bien synchronisés. Ils permettent au nouvel administrateur apostolique de faire en quelque sorte « table rase » du passé, soldé par un jugement finalement un peu ambigu. Pour Errazuriz, et Aos, il n’y a eu aucune couverture, mais seulement négligence. Or quand on y regarde à deux fois, on peut lire aussi que, même s’il n’y a pas positivement action de couverture, la négligence, à elle seule, est déjà reconnue comme délictuelle.
L’action de Mgr Aos sera décisive pour dire si le vent a vraiment tourné à Santiago. Certains le comparent à Jean XXIII, arrivé, âgé et pour un temps limité, alors qu’on ne l’attendait pas, et qui a tout de même marqué son passage.
Notes :
[1] Évidemment, Karadima a fait bien plus de trois victimes. Pour faire court, on appelle les trois victimes, ceux qui, depuis près de 10 ans, ont poursuivi avec opiniâtreté l’action contre Karadima et contre l’archevêché. Ce sont ceux qui ont été reçus par le Pape à Rome, en avril 2018.
[2] Fête nationale du Chili
[3] Ricardo Ezzati est né italien
[4] Archevêque de Santiago de 1998 à 2010
[5] Mujeres Iglesia: petit groupe de femmes militantes, comprenant des laïques et des religieuses
[6] En espagnol du Chili : « patrones de fundo », est le terme qui désignait les propriétaires des grands domaines agricoles (fundos)
[7] Maison d’accueil pour les pauvres, fondée par Alberto Hurtado. C’est là que s’est réuni, en janvier, le synode des laïcs (Golias Hebdo n° 559)
[8] Nom de la paroisse qui fut le siège de la société de prêtres de Karadima
[9] Golias Hebdo n° 551
Source : Golias Hebdo n° 571