Par Philippe Vaillancourt
De nouvelles générations d’historiens revisitent les premières décennies du christianisme en puisant dans une variété de sources, y compris dans les écrits apocryphes qui n’ont pas été retenus dans le canon du Nouveau Testament. Ainsi, archéologie, recherche historique et exégèse posent un regard renouvelé sur certaines des grandes figures féminines chez les premiers chrétiens, dont la Vierge Marie et Marie Madeleine, deux femmes qui ont reçu un traitement bien différent dans la tradition chrétienne.
L’historienne féministe néo-brunswickoise Sara Parks, chercheure au département de théologie et d’études religieuses de l’Université de Nottingham, en Angleterre, s’intéresse de près à la construction du genre dans les textes qui remontent aux premières années de ce qu’elle appelle les « mouvements de Jésus ». À cet égard, elle note que les idéaux féminins dépeints témoignent d’une hypersexualisation qui n’a pas du tout été retenue de la même façon selon les personnages en cause. Entrevue.
Présence : Parmi les textes apocryphes qui parlent de la Vierge Marie, le Protévangile de Jacques se démarque par l’impact durable qu’il a eu sur les croyances qui perdurent jusqu’à aujourd’hui au sujet de la mère de Jésus.
Vous avez raison. Le Protévangile de Jacques est la source extra-biblique la plus importante pour les traditions sur Marie. C’est le texte qui nous a donné l’idée de la virginité continue de Marie. Plutôt qu’un scénario de naissance vierge faisant partie intégrante d’un bon récit de naissance de bon augure pour un héros, le Protévangile de Jacques avance l’idée que Marie a miraculeusement continué à rester vierge, y compris après l’accouchement.
Dans quelle mesure l’influence de la culture gréco-romaine de l’époque se fait-elle sentir dans les apocryphes, notamment en ce qui concerne les femmes ?
Il est facile pour les gens de commettre l’erreur de séparer les peuples de l’ancienne antiquité méditerranéenne en groupes distincts, mais lorsque vous examinez les preuves principales, de telles divisions ne se manifestent pas, ni dans l’archéologie ni dans les preuves inscrites ou textuelles. La réalité est qu’il n’y a pas d’ancien groupe méditerranéen non influencé par la culture gréco-romaine. En fait, toute la culture de la Méditerranée antique était de culture gréco-romaine. Au sein de cette vaste catégorie, il existe bien sûr divers sous-groupes, dont certains sont subversifs ou réactifs. Mais imaginer des groupes non « influencés » par la culture gréco-romaine revient à dire que certains groupes de la société occidentale ne sont pas postmodernes. C’est impossible parce que nous sommes dans l’ère postmoderne et que, malgré une grande diversité de réponses au post-modernisme, y compris des réactions opposées, tous, même ceux qui le combattent, sont englobés et profondément façonnés par le postmodernisme.
En ce qui concerne le regard sur les femmes, les apocryphes, comme tout autre texte de l’Antiquité, se situaient dans une vaste gamme d’opinions sur les femmes et le genre. Qu’ils soient juifs, paléochrétiens ou païens, tous les groupes ont des exemples où les femmes sont traitées d’une manière ou d’une autre comme des êtres égaux et où il est prouvé qu’elles agissent en tant qu’êtres humains, ainsi que des exemples dans lesquels les femmes sont traitées comme des biens, ou même comme un groupe auquel il ne faut pas faire confiance, qui est à blâmer pour tout ce qui ne va pas avec la Terre, et qui est essentiellement incorrigible et à éviter si possible. L’étude de la manière dont le genre est construit dans les textes de l’Antiquité juive, romaine et chrétienne primitive est un domaine fascinant à part entière.
Les apocryphes présentent Marie Madeleine comme une femme qui occupe des fonctions importantes pour les premiers chrétiens. Comment se fait-il que la tradition ait écarté ces éléments, tout en gardant ceux concernant Marie ?
Il existe bel et bien un grand fossé entre ce qui a été retenu dans le Nouveau Testament sur Marie la mère de Jésus et Marie Madeleine, et ce qui leur est arrivé dans la tradition. Dans les deux cas, le Nouveau Testament décrit plusieurs choses qui sont assez rapidement et complètement effacées de la tradition catholique. Ces deux femmes, qui étaient des pratiquantes religieuses pieuses et des partisanes importantes du mouvement de Jésus – dans le cas de Marie Madeleine, apparemment une importante bailleuse de fonds –, ont été hypersexualisées par la tradition, de manière opposée.
On s’éloigne donc de l’image d’une Marie Madeleine prostituée…
Dans le cas de Marie Madeleine, un récit selon lequel elle était une ancienne prostituée est apparu – probablement en raison de la piètre exégèse du pape Grégoire, qui a confondu un certain nombre de femmes distinctes du Nouveau Testament. Pour Marie, la mère de Jésus, un récit opposé, mais toujours axé sur la sexualité, a émergé : celui d’une vierge perpétuelle. Si les textes du Nouveau Testament étaient nos seules sources pour ces femmes, il n’y aurait aucune raison d’accepter l’un ou l’autre récit, aucune raison de définir l’une ou l’autre femme conformément à sa sexualité et, en fait, il y aurait lieu de rejeter les deux points de vue.
Selon le Nouveau Testament, Marie Madeleine était une disciple proche qui voyageait avec le groupe central, ainsi qu’un bailleur de fonds du mouvement de Jésus. Rien ne la relie de quelque manière que ce soit à une forme de déviance sexuelle ou à la prostituée repentante dont les artistes et les prédicateurs sont tombés amoureux.
Marie, la mère de Jésus, a par contre clairement donné naissance à plusieurs enfants par la suite, et rien n’indique que la virginité soit quelque chose qu’elle était censée conserver pour le reste de sa vie, et encore moins pour toute l’éternité.
Cela laisserait plutôt croire que nous avons affaire à une construction du féminin plus complexe que ce qu’a retenu la tradition…
En général, dans tout le monde hellénistique, un pouvoir féminin s’est épanoui au cours de la Rome républicaine tardive, mais, à partir des « réformes matrimoniales » de César Auguste, il y eut une période systématique de répression contre la réalité de la participation des femmes à la société dans le but d’avoir un impact. Dans le judaïsme primitif et le christianisme naissant, il existe des preuves claires et répétées d’une culture florissante du leadership et de l’action des femmes (parmi le patriarcat plus traditionnel), mais au IIe siècle, un programme systématique était en place pour chercher à dénigrer et contrôler les femmes et leur bloquer des lieux de prophétie, de patronage financier et de leadership communautaire au profit de rôles aux attentes patriarcales liés à l’éducation des enfants et à la soumission. Bien que ce soit le courant qui ait gagné, ce n’est pas le seul courant qui a existé dans le judaïsme du premier siècle, y compris dans le mouvement de Jésus, au début. Un grand nombre de textes qui nous sont parvenus, des dernières « épîtres pastorales » aux pères de l’Église, témoignent du leadership prospère des femmes par le fait même que les textes s’y opposent si fortement.
Croyez-vous que la recherche historique sur les apocryphes peut aider les chrétiens à développer une foi plus mûre ?
Bien entendu, en tant qu’historienne, j’ai tendance à penser que plus on peut entrer en contact avec des artefacts et des textes traitant de la période en question, plus il est probable que l’on pourra avoir une idée de ce qu’un texte ou un artefact ait pu vouloir dire à son utilisateur ou public initial. Même le concept de « foi » est plutôt récent. Ce n’est qu’assez récemment dans l’histoire humaine qu’un groupe – à savoir les chrétiens – a défini une religion plus sur un ensemble de croyances que sur des pratiques. Mais pour la majeure partie du monde et pour la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, la religion était une chose faite et dite, plutôt que des dogmes et des sentiments.
La lecture de textes datant des débuts du christianisme révélera une grande diversité et une grande pluralité, ainsi que les réalités inconfortables de l’antisémitisme et de la misogynie. Plus on lit dans un passé lointain, plus on s’aperçoit que les choses étaient aussi compliquées qu’aujourd’hui, aussi baignées dans le pouvoir, les privilèges et la politique, et que les voix subversives aux marges ne sont entendues que par ceux qui cherchent diligemment et regardent attentivement : ceux-là seront assurés de trouver des trésors.