Réflexions sur le populisme, la responsabilité et les questions en suspens sur les normes en matière d’abus
Par John L. Allen Jr
Maintenant que le calme est revenu après l’annonce par le Vatican dans Vos Estis Lux Mundi, du nouvel ensemble de normes papales qui régissent à la fois les reportages et les enquêtes sur les accusations de sévices sexuels commis par des clercs et leur dissimulation, la réaction générale semble assez claire.
Pour la plupart des gens, cela peut se traduire ainsi : ces règles semblent prometteuses dans la mesure où elles seront appliquées, mais nous attendons de les voir appliquées dans la pratique, car l’expérience a montré que dans l’Église catholique, comme dans pratiquement tout autre contexte, une loi est n’est importante que s’il y a la volonté de la faire respecter.
Comme nous sommes dans la situation où « seul l’avenir nous le dira », voici trois autres réflexions rapides à faire sur Vos Estis en attendant le verdict.
Populisme papal ?
Lorsque le Vatican leur a présenté les normes, les médias se sont tournés, comme ils le font presque toujours pour les scandales d’abus, vers la voix la plus crédible pour eux : l’archevêque de Malte Charles Scicluna, ancien procureur supérieur du Vatican pour les cas d’abus, un homme considéré comme l’Elliot Ness de l’Église sur la question, à la réputation d’intégrité « intouchable».
Un moment révélateur est survenu lorsque Scicluna entouré par un groupe de journalistes italiens s’est exprimé en italien sur l’un des principaux organes de télévision du pays.
Une exigence clé de Vos Estis est la mise en place d’ici le 1er juin 2020 de « systèmes de signalement » à la fois d’abus et de dissimulation dans chaque diocèse avec obligation pour le diocèse d’informer l’envoyé du pape dans le pays que cela a bien été fait. Un journaliste italien, qui a une longue expérience, a demandé à Scicluna si cela était réaliste, étant donné que beaucoup de diocèses en Italie n’ont rien de tel pour le moment.
En réponse, Sciculna a déclaré qu’il incombait à la fois aux conférences épiscopales locales et à l’ambassadeur pontifical, le nonce, de veiller à ce que les diocèses sachent ce que veut le pape – soulignant que, dans ce cas, il ne s’agit pas seulement d’un vague désir papal, mais d’un mandat.
Puis Scicluna a ajouté quelque chose d’intrigant.
« Je demanderais également au peuple de Dieu d’aider le pape », a-t-il déclaré. « S’il a le droit de dénoncer les abus, il a également le droit de dénoncer l’impossibilité de créer un système pour le faire. »
En d’autres termes, Scicluna a fait appel aux catholiques de base pour faire pression sur leurs évêques pour que les choses se passent bien.
Même s’il parlait pour lui-même, on se doute qu’il n’est pas loin de la façon dont son patron voit la situation. Le pape François sait pertinemment que, laissés à eux-mêmes, certains évêques et diocèses du monde entier ne franchiraient jamais les étapes envisagées dans Vos Estis.
Dans certains cas, comme dans certaines régions du monde en développement, c’est parce que les évêques locaux pensent souvent qu’ils ont des problèmes plus urgents à régler et qu’ils considèrent les scandales de sévices commis comme une crise de l’Occident. Dans d’autres, comme dans certaines régions d’Italie, c’est parce que les évêques ne sont pas soumis au même examen minutieux de la part du public et aux mêmes menaces d’action en justice. Par conséquent, certains ne sont tout simplement pas motivés.
En tout état de cause, il semble que François ait jeté un défi avec Vos Estis et compte peut-être, du moins en partie, sur les pressions du public pour réussir là où les mandats ecclésiastiques antérieurs n’ont pas abouti.
Les risques liés à la responsabilité des entreprises
Peu de temps après la publication des normes, je me suis retrouvé à parler avec un vieux connaisseur de Rome, un type très fort, qui réfléchissait à haute voix sur les raisons pour lesquelles le Vatican semblait si réticent à apparaître comme renvoyant des évêques pour avoir mal géré les cas d’abus.
« Je me demande, a-t-il dit, si cela a quelque chose à voir avec leur peur de la responsabilité des entreprises ?
L’homme est américain, et il a évoqué l’exposition du Vatican à des poursuites aux États-Unis à la suite de scandales d’abus. À ce jour, une poignée d’efforts ont été déployés pour poursuivre le Vatican devant les tribunaux américains, mais ils se sont tous heurtés au mur de l’immunité dont bénéficie le Vatican en tant qu’État souverain.
Une exception à cette immunité concerne le cas où un agent d’une entité souveraine inflige un préjudice à une personne se trouvant aux États-Unis dans l’exercice de ses fonctions. Dans le passé, il était presque impossible d’affirmer qu’un prêtre était un « agent » du Vatican, de sorte que les victimes de ce prêtre ne pouvaient pas vraiment attaquer Rome devant les tribunaux américains.
On peut cependant avancer qu’un évêque soit un agent du Vatican, malgré le cadre théologique voulant qu’il soit le successeur des apôtres et que le pape lui-même soit simplement un membre du collège épiscopal qui se trouve être l’évêque de Rome.
Après tout, les évêques sont embauchés par le pape, et la raison pour laquelle le Vatican s’est opposé à un conseil de laïcs que les évêques américains voulaient créer l’année dernière afin de garantir la responsabilité en cas de dissimulation est que seuls le pape et ses collaborateurs délégués ont le pouvoir de superviser les évêques.
Si Rome est de plus en plus souvent considérée comme révoquant des évêques, il pourrait être de plus en plus difficile pour un tribunal américain d’éviter de conclure que les évêques sont des « agents » du Vatican, ce qui aurait des conséquences imprévisibles dans un litige civil.
Il n’est pas évident que de telles préoccupations occupent une place prépondérante dans les discussions autour de Vos Estis – mais il y a fort à parier que tôt ou tard, il faudra bien y réfléchir.
Un travail inachevé
Parmi les experts des scandales liés aux abus, l’une des principales questions concernant Vos Estis a été de comprendre son lien avec Come Una Madre Amorevole (CUMA), un autre motu proprio, ou édit juridique, publié par François en 2016 et concernant des évêques accusés de dissimulation et de mauvaise gestion des plaintes d’abus.
Clairement, Vos Estis ne remplace pas CUMA, puisque l’ensemble du nouveau document traite du rapport et de l’enquête préliminaire sur les plaintes – tout ce qui se passe après est toujours régi par les lois et les politiques en vigueur.
Un point essentiel à propos de CUMA est qu’il garde délibérément les affaires de dissimulation en dehors de la section pénale du Code de droit canonique, sans prévoir des recours administratifs. Les procédures pénales – y compris la protection des droits de la partie accusée à une procédure régulière, les exigences de secret des preuves et les dispositions relatives aux appels – seraient souvent trop lourdes et trop lentes, en particulier lorsque l’incapacité manifeste à gérer un scandale d’abus a mis un diocèse en feu.
Comme l’a souligné Scicluna, Vos Estis traite d’infractions criminelles, ce qui signifie que pour qu’il s’applique à une accusation de dissimulation, il faudrait prouver non pas une défaillance, mais une malveillance. Comme il s’agit généralement là d’une règle pratiquement inapplicable dans le cas de quelque chose qui n’a pas été fait, les informations communiquées sous Vos Estis ne peuvent pas déclencher une avalanche de poursuites spécifiquement pour manquement à ses actes.
Pour prendre un exemple concret, Vos Estis se serait certainement appliqué pour dénoncer les abus sexuels et autres malversations perpétrés par l’ancien cardinal et ex-prêtre Theodore McCarrick. Cependant, il n’aurait probablement pas servi à grand-chose pour découvrir la vérité sur les personnes qui étaient au courant du comportement de McCarrick et qui l’avaient peut-être protégé de toute détection lors de son ascension dans l’échelle ecclésiastique.
En d’autres termes, Vos Estis ne contribuera sans doute guère à traiter ce que de nombreux observateurs considèrent comme le plus gros problème non résolu des scandales d’abus, à savoir la responsabilité non seulement du crime, mais du camouflage.
Quelle sera l’épitaphe des nouvelles normes ? Probablement pas « le job a été fait ».
Source : https://cruxnow.com/news-analysis/2019/05/12/thoughts-of-populism-liability-and-unfinished-business-on-abuse-norms/
Traduction : Lucienne Gouguenheim