Les Églises sont faites pour des pécheurs
Par Bernard Ginisty
Le lundi 3 juin dernier, frère Alois, prieur de la communauté œcuménique de Taizé depuis le décès de son fondateur frère Roger en 2005, a signalé au Procureur de la République cinq accusations d’agressions à caractère sexuel qui auraient été commises sur des mineurs par trois frères, dans les années 1950 à 1980. Interrogé sur le sens de cette démarche, il a déclaré dans un entretien donné au journal La Croix : « Je suis conscient que cette nouvelle va faire du mal à beaucoup : j’aimerais qu’ils me le disent. Mais j’espère surtout que cette démarche, que nous devons aux victimes et à leurs proches, contribuera à éviter toute fausse idéalisation et permettra que les jeunes continuent à trouver à Taizé un lieu d’écoute et de confiance. Nous voulons apporter notre pierre au travail de vérité dans l’Église » [1].
Chaque année, plus de 60.000 jeunes du monde entier viennent à Taizé pour des séjours d’une semaine, un mois ou un an. Le frère Jasper, chargé des relations avec la presse précise les règles voulues par le fondateur sur les modalités de « l’accompagnement spirituel » : « La séance hebdomadaire ne peut se faire que dans lieux précis, et notamment dans des parloirs vitrés voulus par le frère Roger. Les frères accompagnent les garçons ; et les sœurs de Saint-André, une congrégation apostolique et ignacienne installée dans le village voisin, les filles. Quant à l’écoute ponctuelle des jeunes de passage, elle ne peut se faire qu’au moyen d’entretiens courts. Nous répondons à leurs questions quand ils en ont, mais il ne s’agit pas de devenir des “maîtres spirituels” » [2].
Depuis des mois se multiplient les informations concernant des abus spirituels et sexuels commis dans des institutions catholiques parfois prestigieuses par des clercs dont certains étaient aussi « prestigieux ». Pour la première fois, les plus hauts responsables de l’Église catholique ont publiquement demandé que cesse « l’omerta » trop souvent pratiquée au nom de la défense de l’institution ou d’un clerc éminent et pour éviter « le scandale ». Tout ceci dans une société médiatique friande à la fois de lieux et de personnages idéalisés un jour et pourfendus un autre jour à l’occasion de la révélation d’une faille ou d’une faute. Je serais tenté de reprendre ici le vers de Racine dans Britannicus : ces institutions et ces personnages ne méritent probablement « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ».
La démarche de vérité de la communauté de Taizé doit nous interroger sur notre propension à nous identifier à des lieux ou à des personnes qui seraient exempts de toute faille et toute complexité. Le bien et le mal, le péché et la grâce traversent chacun d’entre nous. La vie spirituelle consiste dans le combat permanent entre ces forces qui nous traversent. La tentation la plus antiévangélique consiste à vouloir extérioriser ce combat en le projetant sur des êtres humains et des institutions que nous idéalisons tantôt comme des « anges » ou tantôt des « démons ».
Le propos de frère Alois indique les deux points essentiels pour éviter la dérive des institutions chrétiennes : la « prise en compte de la parole des victimes » et le travail pour « éviter toute fausse idéalisation » de l’institution. « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs pour qu’ils se convertissent », nous dit le Christ (Lc 5, 32). Une Église n’est pas un club de justes ou un gestionnaire de certitudes. Elle est le lieu de la reprise permanente du travail de conversion à la lumière de l’Évangile.
Notes :
[1] Frère ALOIS : Nous devons la clarté aux jeunes qui viennent à Taizé, entretien dans le journal La Croix du 5 juin 2019, p. 18-19. Il précise plus loin : « Lorsque j’ai partagé avec mes frères mon désir de faire, d’un point de vue judiciaire, la clarté sur ces situations, nous avons réfléchi en petits groupes, en y associant nos frères vivant dans nos fraternités à l’étranger. Bien sûr nous étions préoccupés des conséquences, mais aucun n’a exprimé de réticences. Même si cela nous coûte, la décision de signaler les faits au procureur s’est rapidement imposée. Très vite aussi, nous avons compris l’importance de mener en même temps un travail de vérité auprès de nos proches et des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes qui viennent chaque année à Taizé. À eux aussi, nous devons la vérité sur ces agressions qui font partie de notre histoire. Les jeunes nous font confiance : c’est une immense responsabilité et il ne faudrait pas qu’un non-dit flotte sur la colline ».