Par Régine et Guy Ringwald
« Les Vandales refont le sac de Rome », le biographe de Jean-Paul II, George Weigel [1], ne fait pas dans la nuance. C’est que les conservateurs sont montés au créneau contre les nouveaux statuts de l’institut voulu par Jean-Paul II pour l’étude des problèmes de la famille. La publication de ces statuts, que François vient d’approuver, est l’aboutissement d’un processus de réforme des orientations de l’institut qui fait suite à l’exhortation apostolique Amoris Laetitia.
François nous a habitués à godiller entre le désir d’imprimer les changements dont il perçoit la nécessité et les résistances. Cette fois, il a dû tailler dans le vif : une action s’imposait. La réaction était inévitable, et certainement attendue.
La réforme de l’institut qui, au passage, change de nom, ce qui n’est pas anodin, est bien dans la ligne de ce qu’a souhaité François dans son exhortation apostolique « Amoris laetitia ». Les hommes choisis pour en assurer la direction ont bien pris le parti de cette orientation, ce qui permet d’envisager une évolution.
François s’attaque là à un héritage qui fait débat. Sur le sujet qui nous occupe, nous verrons si le problème se résorbe, ou si les opposants entretiendront la guerre. De toute façon, on pourrait assister dans l’avenir, sur d’autres sujets, à la crispation d’une opposition entre les adorateurs, c’est le cas de le dire, de Jean-Paul II, et ceux qui voient certaines conséquences sur l’état de l’Église catholique.
Bref retour historique
Jean-Paul II avait fait de la famille un de ses principaux sujets de préoccupation. Après avoir réuni un synode sur le sujet, le premier sur ce thème, en 1980, il s’était exprimé dans l’exhortation apostolique « Familiaris Consortio » (22 novembre 1981). Puis il avait fondé, au sein de l’Université Pontificale du Latran, l’« Institut pontifical Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille », profondément attaché depuis le début à la plus traditionnelle doctrine catholique sur le mariage. L’enseignement de Jean-Paul II -faut-il le rappeler ? – était basé sur le principe de « l’existence de normes morales absolues, obligatoires, sans exception, qui interdisent des actes intrinsèquement mauvais », et sur la théologie du corps. En bref, celle-ci est issue d’une relecture de « la chute » (Gn 3), appliquée spécifiquement à la sexualité.
Le parcours du Pape François sur le sujet s’écarte objectivement de cette position très classique: il comprend que la position rigide, sur une question aussi sensible, ne tient pas compte des réalités vécues, et se ferme à tout dialogue avec la société actuelle, au risque de ne plus être entendue du tout. C’est dans cette optique qu’il avait convoqué en 2014 et 2015, un nouveau synode sur la famille dont on attendait – et lui aussi sans doute – de sérieuses ouvertures, notamment sur la question des divorcés-remariés, mais pas seulement. Ce synode fut, aux yeux de ceux qui en attendaient une réelle avancée, un échec, la seconde session n’ayant pas confirmé les espoirs qu’avait fait naître la première.
De là est née l’exhortation apostolique « Amoris laetitia » (19 mars 2016), dans laquelle le Pape François ne peut aller franchement au-delà des résultats du synode, mais tente quand même d’ouvrir la pratique pastorale. D’où un texte un peu contourné qui, certes, renouvelle l’approche pastorale de la famille, mais où certains trouvent une ouverture, notamment pour les divorcés-remariés (en Allemagne par exemple), et d’autres (en Pologne) ne lisent que les affirmations classiques de la doctrine. En octobre 2016, le Pape François avait reçu les membres de l’Institut Jean-Paul II pour la famille, il les invitait à « réhabiliter le mariage dans la société », en prenant en compte toute la complexité de l’existence et les situations très concrètes des familles.
La réforme de l’Institut
François persiste dans son désir de trouver de nouvelles réponses au « changement anthropologique et culturel » de notre époque. D’où un nouveau motu proprio, « Summa familiae cura » (13 septembre 2017) qui modifie sensiblement les orientations de l’Institut Jean-Paul II. Celui-ci voulait répondre à la crise morale que connaissent les sociétés contemporaines, et le faisait en rappelant la doctrine, et ses fondements théologiques classiques, et sensément immuables. Le nouveau motu proprio cite largement « Amoris laetitia ». Tout en affirmant la continuité avec l’œuvre de Jean-Paul II, à qui le pape rend hommage pour son attention à la famille, il pose comme principe l’attention aux situations concrètes : il s’agit de regarder « la réalité de la famille aujourd’hui, dans toute sa complexité, dans ses lumières et ses ombres ». Le nouvel institut change de nom et devient l’« Institut Pontifical Théologique Jean-Paul-II pour les sciences du mariage et de la famille », ce qui implique une meilleure prise en compte des sciences humaines.
Le Pape vient d’en approuver officiellement les statuts, le 18 juillet 2019. C’est la publication de ces statuts et de quelques mesures qui l’accompagnent, notamment celles qui touchent des personnes, qui a déclenché une polémique très dure. Derrière les mots et les arguments, affleure en réalité une réaction contre ce que ses défenseurs jugent comme une grave atteinte à l’héritage de Jean-Paul II.
Quant aux nominations, intervenues dès août 2016, après la publication d’Amoris Laetitia, François a voulu s’affranchir des anciennes dispositions :
- le grand chancelier ne sera pas le vicaire du diocèse de Rome, il choisit Mgr Vincenzo Paglia, ancien président du Conseil Pontifical pour la famille qui devient en même temps président de l’Académie Pontificale pour la Vie ;
- le président ne sera pas le recteur de l’université du Latran, mais Mgr Pierangelo Sequeri, qui était doyen, et professeur de théologie fondamentale, de la Faculté de théologie du nord de l’Italie, à Milan, deux hommes clairement engagés sur les principes développés dans Amoris Laetitia.
Les réactions
Très nombreuses notamment en Italie, ce qui est normal, mais aussi aux États-Unis où un mouvement de fronde se développe contre François, elles sont aussi vigoureuses, et ne s’embarrassent pas de circonlocutions. On parle d’« épuration » au sujet du départ de plusieurs personnalités, de liquidation de l’héritage, de « véritable vandalisme contre les trésors d’intelligence, de savoir et d’expérience accumulés dans l’Institut » (George Weigel déjà cité). Roberto de Mattei [4], qui commente Weigel, en rajoute un peu: « La bataille d’aujourd’hui exige des hommes qui luttent clairement pour ou contre la Tradition de l’Église ».
Dans une lettre datée du 24 juillet, adressée à son président, Mgr Pierangelo Sequeri, et à Mgr Vincenzo Paglia, Grand Chancelier, un groupe d’étudiants de l’Institut Pontifical Jean-Paul II ont déploré les changements apportés par les nouveaux statuts, et craignent qu’ils affectent sa mission et son identité : « Nous tenons à exprimer notre plus profonde préoccupation : la perte de la perspective formatrice et, par conséquent, de l’identité de l’Institut théologique pontifical Jean-Paul II ». Ils déplorent également « la triste nouvelle de l’expulsion de deux professeurs dont les chaires ont un rôle central dans la formation offerte par l’institut ». Ils regrettent aussi que soit apparemment mis fin au principe du consentement aux nominations par les membres de l’institut, ce qui assurait la continuité.
Que la chaire de Théologie morale soit supprimée leur paraît « inconcevable ». Cela touche personnellement deux experts de la morale Mgr Livio Melina qui fut président de l’institut pendant plusieurs années, et le P. José Noriega. « Toutes ces décisions, concernant le programme d’études et le personnel ont été prises au cours de l’été sans l’avis des universitaires de la faculté », a déclaré un professeur, précisant que les nouveaux processus, « violent toutes les normes académiques et jettent ainsi une ombre sur la crédibilité de l’Institut ».
Parmi les nouveaux professeurs, le P. Maurizio Chiodi, moraliste disciple de Karl Rahner, jusqu’ici membre de l’Académie Pontificale pour la Vie, est particulièrement visé. On lui reproche d’avoir dit, en 2018, que l’utilisation de méthodes contraceptives artificielles pourrait, « être reconnue comme un acte de responsabilité… dans (certaines) situations ». Il s’appuie sans restriction sur l’enseignement d’Amoris Laetitia.
On remarque que, si les membres de l’Institut Jean-Paul II ont aligné un ensemble de critiques, et si les milieux conservateurs s’expriment avec violence, les cardinaux et évêques, tant à la Curie qu’en poste pastoral, se gardent jusqu’ici de prendre position. Comme si ceux qui s’expriment habituellement contre François n’étaient pas mécontents que d’autres prennent le relais. Livio Melina qui a longtemps travaillé avec Ratzinger devenu Benoît XVI, est allé rendre visite au pape émérite. On a vu une photo dans la presse, le visiteur a rapporté les bonnes paroles que lui avait prodiguées Benoît, mais celui-ci n’a fait aucune intervention publique.
Du côté de l’Institut
L’Institut a répondu à la critique par une déclaration expliquant le sens de certaines décisions, mais rejetant également les accusations, fondées – a-t-on précisé – sur des informations « déformées, factices, parfois de mauvaise foi, qui souvent n’ont même jamais cherché à vérifier l’information à la source ».
Quant à la lettre, Mgr Sequeri, en répondant aux objections qu’elle contient, a fait remarquer qu’elle avait été publiée avant que les personnes intéressées (c’est-à-dire lui et Mgr Paglia) puissent la lire. Elle est en fait sur le site des étudiants et continue à recueillir les signatures : il y en aurait près de 1700 au moment où nous écrivons, dont 740 émanant d’étudiants et d’anciens, et près de 1000 soutiens de sympathisants. Sur le fond, le président de l’institut affirme en même temps la fidélité à l’intuition de Jean-Paul II, et les ouvertures voulues par François : « L’approbation des statuts et du nouveau programme d’études de l’Institut Jean-Paul II a mis en œuvre la réforme demandée par le Pape François dans le motu proprio “Summa familiae cura”. Ils réitèrent et relancent avec une vigueur nouvelle l’inspiration originelle de Jean-Paul II, et donnent une place centrale spécifique à la famille, qui fait aujourd’hui l’objet d’études sous tous les angles… En se concentrant sur le thème du sens évangélique de la vie familiale, la réflexion ecclésiale peut s’orienter plus vigoureusement vers un changement anthropologique et culturel qui influence tous les aspects de la vie », a-t-il souligné. Il affirme le scrupule avec lequel est assurée l’adhésion transparente et profonde aux richesses de la tradition catholique et du magistère faisant autorité.
Il précise aussi que l’étude de la théologie morale fait partie du premier cycle d’enseignement de l’Université que les étudiants de l’institut ont suivi avant d’y entrer.
Le grand chancelier, Vincenzo Paglia, confirme l’ouverture : loin d’une prise de distance par rapport à Jean-Paul II, le pape François « élargit la perspective, d’une focalisation seulement sur la théologie morale et sacramentelle à une vision biblique, dogmatique et historique qui tient compte des défis contemporains…. Pour le pape François, la famille n’est pas simplement un idéal abstrait : ce sont toutes les familles, sans distinction, qui doivent être aidées et accompagnées… et cela lie l’Institut de manière particulière au dernier synode ».
Élargissons l’angle de vue
Mais les critiques ont bien vu la faille : peut-on faire cohabiter ce qui apparaît comme des contraires : d’une part, l’inspiration de Jean-Paul II d’une doctrine ferme avec des normes morales absolues et, d’autre part, la prise en compte des réalités complexes de la vie ? Car il s’agit bien, même si, comme toujours, les principes du magistère sont réaffirmés, d’une nouvelle orientation, bien dans la ligne d’Amoris Laetitia.
Cette bataille est à replacer dans le contexte des luttes de pouvoir et d’influence. François est engagé dans un processus qui ne lui vaut pas que des soutiens dans les hautes sphères de la Curie et de la hiérarchie. Pas seulement sur la famille. Nous voyons déjà les oppositions s’affirmer à propos du synode sur l’Amazonie : l’ordination éventuelle de « viri probati » ne plait pas à tout le monde. L’épiscopat des États-Unis est en état de schisme larvé. Or François sait que le temps lui est compté, il essaie d’avancer.
Autre façon de voir les choses : on peut se réjouir que François pousse la réflexion et la révision de la doctrine, et de la pastorale, dans le domaine de la famille. C’est peu dire que sur ce sujet, l’incompréhension est totale entre l’Église-institution et la vie des gens. C’est grave, si on se réfère à l’Évangile : Jésus était-il loin de la vie des gens ? Et si on se posait la question de savoir sur quoi reposent effectivement ces normes sensément morales, et absolues ? Question incongrue, sans doute pour longtemps.
Notes :
[1] https://www.catholicworldreport.com/author/weigel-george/
[2] les évêques polonais et africains ont empêché qu’une majorité qualifiée soit atteinte pour des changements réels.
[3] le problème des divorcés-remariés n’est pas traité en tant que tel. Les avancées se comprennent si on lit entre les lignes une note de bas de page dont l’interprétation est confirmée par un échange de lettres entre les évêques argentins et François. On a connu des formulations plus directes pour énoncer un point du « magistère ».
[4] historien universitaire, il écrit dans diverses publications très conservatrices
Source : Golias Hebdo n° 588

La perspective change quand le juste se penche sur l’injuste plutôt que lorsque l’injuste tend vers le juste.