Se refuser à l’« incontournable »
Par Bernard Ginisty
Il est deux mots qu’affectionnent les élites de notre pays et dont peu de discours, surtout électoraux, se dispensent : un adjectif : « incontournable » et un adverbe : « effectivement ». Comme si chaque discours voulait constamment se rassurer en se définissant comme le seul possible (« c’est incontournable ») et en prise sur le réel (« effectivement »). Ainsi, depuis des lustres, on nous a appris que les règles des marchés financiers étaient « incontournables » et « qu’effectivement », nous devions nous y soumettre. On nous a informés, l’air un peu désolé, qu’il convenait de ranger au magasin des accessoires les velléités de transformation sociétale. Désormais, la concurrence généralisée « non faussée » serait le socle fondamental de notre vivre ensemble, le politique se réduisant progressivement à la gestion de l’ordre public et des œuvres sociales de la nation.
Nous touchons là au cœur de la crise : l’affirmation progressive de la vanité de tout engagement civique et éthique au profit des prouesses économico-financières. Il s’agit de faire paraître « naturel » ou « incontournable » ce qui est le produit historique de l’action humaine.
Or la vie politique commence chaque fois que les hommes refusent ce qui se donne comme un destin, mettent à jour les conflits d’intérêts et se donnent des moyens de transformation sociale. Il y a aujourd’hui des citoyens pour qui, par exemple, le « droit au logement » est plus « incontournable » que les spéculations immobilières. Il y a aujourd’hui des militants qui inventent de nouveaux rapports économiques et financiers et qui pensent – quelle naïveté ! – que le mot commerce désigne d’abord un échange de culture, d’utilité sociale, de convivialité, de solidarité et non la monétarisation généralisée des rapports humains. Il y a aujourd’hui des acteurs dans la société qui pensent que ceux que les catégories administratives classent comme « chômeurs en fin de droits » ou « déboutés du droit d’asile » ont toujours des droits.
Ainsi, chaque jour, sur le terrain, des femmes et des hommes nous montrent que « l’incontournable » cher à nos technocrates n’est que le fruit de nos peurs et de nos démissions. Ils se battent pour affirmer la place des exclus, des humiliés et les rendre « incontournables » dans les décisions gestionnaires. Ce travail constitue, pour Emmanuel Levinas, le socle d’une politique : « La justice, écrit-il, n’est pas une légalité naturelle et anonyme régissant les masses humaines dont se tire une technique de l’équilibre social mettant en harmonie, à travers cruautés et violences transitoires, les forces antagonistes et aveugles (…). Rien ne saurait se soustraire au contrôle de la responsabilité de “l’un pour l’autre” qui dessine la limite de l’État et ne cesse d’en appeler à la vigilance des personnes qui ne sauraient se contenter de la simple subsomption (gestion) des cas sous la règle générale dont l’ordinateur est capable » [1].
Note :
[1] Emmanuel LEVINAS, Altérité et transcendance, Éditions Fata Morgana, 1995, p. 150.
« Quand tous les affamés
Et tous les opprimés
Entendront tous l’appel
Le cri de liberté
Toutes les chaînes brisées
Tomberont pour l’éternité… » (Graeme ALLWRIGHT)
« Le jour de clarté », c’est aujourd’hui !
C’est mon appel, c’est mon cri.