Pour une démocratie délibérative
Par Bernard Ginisty
Notre démocratie représentative semble à bout de souffle. Scrutins après scrutins, l’abstention ne cesse d’augmenter. Peu à peu, les électeurs ont promu un tripartisme (extrême droite, droite, gauche) qui remet en question le fonctionnement de nos institutions fondé sur le clivage en deux camps et la possibilité d’alternance. Pour Edgar Morin, « La pensée politique en est au degré zéro. (…) La classe politique se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages. (…) Privée de pensée, elle s’est mise à la remorque de l’économie. Comme le disait Max Weber, l’humanité est passée de l’économie du salut au salut par l’économie » [1].
Dans son dernier ouvrage, le politiste Jérôme de Sainte-Marie voit dans le « macronisme » l’effacement du clivage gauche-droite pour être remplacé par celui qui sépare un « bloc élitaire » d’un « bloc populaire » [2]. Dans un entretien publié par le journal Le Monde, il analyse le mouvement des « gilets jaunes » comme l’expression de ce nouveau clivage. « Ce conflit a réveillé dans l’opinion un imaginaire de lutte des classes. Il a dépassé de beaucoup ses revendications initiales. Et constitue une réponse spontanée à l’autonomisation des élites via le macronisme. La France d’en bas, précarisée, non syndiquée et faiblement intégrée aux institutions politiques, a pris conscience de son nombre et de sa force » [3].
En 2011, le journaliste et essayiste Hervé Kempf publiait un ouvrage intitulé L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, qu’il est utile de relire pour comprendre la situation actuelle. « Il est de l’intérêt des puissants de faire croire au peuple qu’il est en démocratie. Mais on ne peut pas comprendre le moment présent si l’on n’explore pas la réalité soigneusement occultée : nous sommes en oligarchie, ou sur la voie de l’oligarchie » [4]. Pour l’auteur, il ne s’agit ni de dictature, pouvoir d’un seul pour ses intérêts propres, ni de démocratie, pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple, mais « du pouvoir de quelques-uns qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous ».
Pour se rénover, notre démocratie représentative doit s’appuyer non seulement sur le vote des citoyens, mais aussi sur leur implication dans les décisions qui les concernent et un contrôle de leur mise en œuvre. Cela suppose la promotion d’une démocratie délibérative. Il s’agit de préparer les décisions difficiles en aidant les citoyens à clarifier les points de désaccord et à trouver des voies pour élaborer des compromis constructifs, en tenant compte de l’avis de ceux qui ne sont pas d’ordinaire entendus.
Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf souligne que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres » [5].
C’est dire que la démocratie est un processus permanent et non la démission, au hasard des élections, de toute responsabilité dans le débat public au profit du « bloc élitaire ». Elle ne vit pas de spectacles médiatiques, mais de la créativité de chacun.
Notes :
[1] Edgar MORIN, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, éditions Fayard, 2011, p. 29.
[2] Jérôme SAINTE-MARIE, Bloc contre bloc, la dynamique du macronisme, éditions du Cerf, 2019.
[3] Jérôme SAINTE-MARIE, « Ce conflit a réveillé un imaginaire de lutte de classe », entretien dans le journal Le Monde du 16 novembre 2019.
([4] Hervé KEMPF, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éditions du Seuil, 2011, p. 9.
[5] Ibidem, p. 148-149.